L’humanité ne travaille que sous la menace de la mort.
L’apparente générosité de la terre n’est due en fait qu’à son avarice croissante ; et ce qui est premier, ce n’est pas le besoin et la représentation du besoin dans l’esprit des hommes, c’est purement et simplement une carence originaire.
Le travail en effet - c’est-à-dire l’activité économique - n’est apparu dans l’histoire du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits spontanés de la terre. N’ayant pas de quoi subsister, certains mouraient, et beaucoup d’autres seraient morts s’ils ne s’étaient mis à travailler la terre. Et à mesure que la population se multipliait, de nouvelles franges de la forêt devaient être abattues, défrichées et mises en culture. A chaque instant de son histoire, l’humanité ne travaille plus que sous la menace de la mort : toute population, si elle ne trouve pas de ressources nouvelles, est vouée à s’éteindre ; et inversement, à mesure que les hommes se multiplient, ils entreprennent des travaux plus nombreux, plus lointains, plus difficiles, moins immédiatement féconds. Le surplomb de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus difficiles d’accès, le travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui rend l’économie possible, et nécessaire, c’est une perpétuelle et fondamentale situation de rareté : en face d’une nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l’homme risque sa vie. Ce n’est plus dans les jeux de la représentation que l’économie trouve son principe, mais du côté de cette région périlleuse où la vie s’affronte à la mort. Elle renvoie donc à cet ordre de considérations assez ambiguës qu’on peut appeler anthropologiques : elle se rapporte en effet aux propriétés biologiques d’une espèce humaine, dont Malthus, à la même époque que Ricardo, a montré qu’elle tend toujours à croître si on n’y porte remède ou contrainte ; elle se rapporte aussi à la situation de ces êtres vivants qui risquent de ne pas trouver dans la nature qui les entoure de quoi assurer leur existence ; elle désigne enfin dans le travail, et dans la dureté même de ce travail, le seul moyen de nier la carence fondamentale et de triompher un instant de la mort. La positivité de l’économie se loge dans ce creux anthropologique. L’homo oeconomicus, ce n’est pas celui qui se représente ses propres besoins, et les objets capables de les assouvir ; c’est celui qui passe, et use, et perd sa vie à échapper à l’imminence de la mort. C’est un être fini.