Foucault

Qu’est-ce que les Lumières ?

Foucault, « What is Enligthenment ? » (« Qu’est-ce que les Lumières ? »), in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 32-50 ; Dits et écrits¸1976-1988, Gallimard, Quarto, pp.1381-1397.

Voyez le texte de Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?.

De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion : on ne risque pas d’apprendre grand-chose. Au XVIIIème siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n’avait pas encore de réponse. Je ne sais si c’était plus efficace ; c’était plus amusant.

Toujours est-il qu’en vertu de cette habitude un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung [1] ? Et cette réponse était de Kant.

Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu’avec lui entre discrètement dans l’histoire de la pensée une question à laquelle la philosophie moderne n’a pas été capable de répondre, mais dont elle n’est jamais parvenue à se débarrasser. Et sous des formes diverses, voilà deux siècles maintenant qu’elle la répète. De Hegel à Horckheimer ou à Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n’y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement, n’ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet événement qu’on appelle l’Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd’hui ? Imaginons que la Berlinische Monatsschrift existe encore de nos jours et qu’elle pose à ses lecteurs la question : « Qu’est-ce que la philosophie moderne ? » ; peut-être pourrait-on lui répondre en écho : la philosophie moderne, c’est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux siècles, avec tant d’imprudence : Was ist Aufk1ärung ?


Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs raisons, il mérite de retenir l’attention.

1) À cette même question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait de répondre dans le même journal, deux mois auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Certes, ce n’est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les nouveaux développements de la culture juive. Il y avait une trentaine d’années déjà que Mendelssohn était à ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu’alors, il s’était agi de donner droit de cité à la culture juive dans la pensée allemande ﷓ ce que Lessing avait tenté de faire dans Die Juden [2]ou encore de dégager des problèmes communs à la pensée juive et à la philosophie allemande : c’est ce que Mendelssohn avait fait dans les Entretiens sur l’immortalité de l’âme [3]. Avec les deux textes parus dans la Berlinische Monatsschrift, l’Aufklärung allemande et l’Haskala juive reconnaissent qu’elles appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent. Et c’était peut-être une manière d’annoncer l’acceptation d’un destin commun, dont on sait à quel drame il devait mener.

2) Mais il y a plus. En lui-même et à l’intérieur de la tradition chrétienne, ce texte pose un problème nouveau.

Ce n’est certainement pas la première fois que la pensée philosophique cherche à réfléchir sur son propre présent. Mais, schématiquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu’alors trois formes principales

  • on peut représenter le présent comme appartenant à un certain âge du monde, distinct des autres par quelques caractères propres, ou séparé des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans Le Politique de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu’ils appartiennent à l’une de ces révolutions du monde où celui-ci tourne à l’envers, avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir ;
  • on peut aussi interroger le présent pour essayer de déchiffrer en lui les signes annonciateurs d’un événement prochain. On a là le principe d’une sorte d’herméneutique historique dont Augustin pourrait donner un exemple ;
  • on peut également analyser le présent comme un point de transition vers l’aurore d’un monde nouveau. C’est cela que décrit Vico dans le dernier chapitre des Principes de la philosophie de l’histoire [4] ; ce qu’il voit « aujourd’hui », c’est « la plus complète civilisation se répandre chez les peuples soumis pour la plupart à quelques grands monarques » ; c’est aussi « l’Europe brillant d’une incomparable civilisation », abondant enfin « de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine ».

Or la manière dont Kant pose la question de l’Aufklärung est tout à fait différente ﷓ ni un âge du monde auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit les signes, ni l’aurore d’un accomplissement. Kant définit l’Aufklärung d’une façon presque entièrement négative, comme une Ausgang, une « sortie », une « issue ». Dans ses autres textes sur l’histoire, il arrive que Kant pose des questions d’origine ou qu’il définisse la finalité intérieure d’un processus historique. Dans le texte sur l’Aufklärung, la question concerne la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ?

3) je n’entrerai pas dans le détail du texte qui n’est pas toujours très clair malgré sa brièveté. je voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé la question philosophique du présent.

Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui caractérise l’Aufklärung est un processus qui nous dégage de l’état de « minorité ». Et par « minorité », il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l’autorité de quelqu’un d’autre pour nous conduite dans les domaines où il convient de faire usage de la raison. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité lorsqu’un livre nous tient lieu d’entendement, lorsqu’un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu’un médecin décide à notre place de notre régime (notons en passant qu’on reconnaît facilement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas explicitement). En tout cas, l’Aufklärung est définie par la modification du rapport préexistant entre la volonté, l’autorité et l’usage de la raison.

Il faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de façon assez ambiguë. Il la caractérise comme un fait, un processus en train de se dérouler ; mais il la présente aussi comme une tâche et une obligation. Dès le premier paragraphe, il fait remarquer que l’homme est lui-même responsable de son état de minorité. Il faut donc concevoir qu’il ne pourra en sortir que par un changement qu’il opérera lui-même sur lui-même. D’une façon significative, Kant dit que cette Aufklärung a une « devise » (Wahlspruch) : or la devise, c’est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître ; c’est aussi une consigne qu’on se donne à soi-même et qu’on propose aux autres. Et quelle est cette consigne ? Aude saper, « aie le courage, l’audace de savoir ». Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie ; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d’en être les acteurs volontaires.

Une troisième difficulté apparaît là dans le texte de Kant. Elle réside dans l’emploi du mot Menschheit. On sait l’importance de ce mot dans la conception kantienne de l’histoire. Faut-il comprendre que c’est l’ensemble de l’espèce humaine qui est prise dans le processus de l’Aufklärung ? Et dans ce cas, il faut imaginer que l’Aufklärung est un changement historique qui touche à l’existence politique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou faut-il comprendre qu’il s’agit d’un changement qui affecte ce qui constitue l’humanité de l’être humain ? Et la question alors se pose de savoir ce qu’est ce changement. Là encore, la réponse de Kant n’est pas dénuée d’une certaine ambiguïté. En tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe.

Kant définit deux conditions essentielles pour que l’homme sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à la fois spirituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.

La première de ces conditions, c’est que soit bien distingué ce qui relève de l’obéissance et ce qui relève de l’usage de la raison. Kant, pour caractériser brièvement l’état de minorité, cite l’expression courante : « Obéissez, ne raisonnez pas » : telle est, selon lui, la forme dans laquelle s’exercent d’ordinaire la discipline militaire, le pouvoir politique, l’autorité religieuse. L’humanité deviendra majeure non pas lorsqu’elle n’aura plus à obéir, mais lorsqu’on lui dira : « Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. » Il faut noter que le mot allemand ici employé est räzonieren ; ce mot, qu’on trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas à un usage quelconque de la raison, mais à un usage de la raison dans lequel celle-ci n’a pas d’autre fin qu’elle-même ; räzonieren, c’est raisonner pour raisonner. Et Kant donne des exemples, eux aussi tout à fait triviaux en apparence : payer ses impôts, mais pouvoir raisonner autant qu’on veut sur la fiscalité, voilà ce qui caractérise l’état de majorité ; ou encore assurer, quand on est pasteur, le service d’une paroisse, conformément aux principes de l’Église à laquelle on appartient, mais raisonner comme on veut au sujet des dogmes religieux.

On pourrait penser qu’il n’y a là rien de bien différent de ce qu’on entend, depuis le XVI ème siècle, par la liberté de conscience : le droit de penser comme on veut, pourvu qu’on obéisse comme il faut. Or c’est là que Kant fait intervenir une autre distinction et la fait intervenir d’une façon assez surprenante. Il s’agit de la distinction entre l’usage privé et l’usage public de la raison. Mais il ajoute aussitôt que la raison doit être libre dans son usage public et qu’elle doit être soumise dans son usage privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire de ce qu’on appelle d’ordinaire la liberté de conscience.

Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet usage privé de la raison ? Quel est le domaine où il s’exerce ? L’homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu’il est « une pièce d’une machine » ; c’est-à-dire lorsqu’il a un rôle à jouer dans la société et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des impôts à payer, être en charge d’une paroisse, être fonctionnaire d’un gouvernement, tout cela fait de l’être humain un segment particulier dans la société ; il se trouve mis par là dans une position définie, où il doit appliquer des règles et poursuivre des fins particulières. Kant ne demande pas qu’on pratique une obéissance aveugle et bête ; mais qu’on fasse de sa raison un usage adapté à ces circonstances déterminées ; et la raison doit alors se soumettre à ces fins particulières. Il ne peut donc pas y avoir là d’usage libre de la raison.

En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison, quand on raisonne en tant qu’être raisonnable (et non pas en tant que pièce d’une machine), quand on raisonne comme membre de l’humanité raisonnable, alors l’usage de la raison doit être libre et public. L’Aufklärung n’est donc pas seulement le processus par lequel les individus se verraient garantir leur liberté personnelle de pensée. Il y a Aufklärung lorsqu’il y a superposition de l’usage universel, de l’usage libre et de l’usage public de la raison.

Or cela nous amène à une quatrième question qu’il faut poser à ce texte de Kant. On conçoit bien que l’usage universel de la raison (en dehors de toute fin particulière) est affaire du sujet lui-même en tant qu’individu ; on conçoit bien aussi que la liberté de cet usage puisse être assurée de façon purement négative par l’absence de toute poursuite contre lui ; mais comment assurer un usage public de cette raison ? L’Aufklärung, on le voit, ne doit pas être conçue simplement comme un processus général affectant toute l’humanité ; elle ne doit pas être conçue seulement comme une obligation prescrite aux individus : elle apparaît maintenant comme un problème politique. La question, en tout cas, se pose de savoir comment l’usage de la raison petit prendre la forme publique qui lui est nécessaire, comment l’audace de savoir peut s’exercer en plein jour, tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer, propose à Frédéric 11, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui-même conforme à la raison universelle.


Laissons là ce texte. je n’entends pas du tout le considérer comme pouvant constituer une description adéquate de l’ Aufklärung ; et aucun historien, je pense, ne pourrait s’en satisfaire pour analyser les transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont produites à la fin du XVIII ème siècle.

Cependant, malgré son caractère circonstanciel, et sans vouloir lui donner une place exagérée dans l’œuvre de Kant, je crois qu’il faut souligner le lien qui existe entre ce bref article et les trois Critiques. Il décrit en effet l’Aufklärung comme le moment où l’humanité va faire usage de sa propre raison, sans se soumettre à aucune autorité ; or c’est précisément à ce moment-là que la Critique est nécessaire, puisqu’elle a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles l’usage de la raison est légitime pour déterminer ce qu’on peut connaître, ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer. C’est un usage illégitime de la raison qui fait naître, avec l’illusion, le dogmatisme et l’hétéronomie ; c’est, en revanche, lorsque l’usage légitime de la raison a été clairement défini dans ses principes que son autonomie peut être assurée. La Critique, c’est en quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans l’Aufklärung ; et inversement, l’Aufklärung, c’est l’âge de la Critique.

Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de Kant et les autres textes consacrés à l’histoire. Ceux-ci, pour la plupart, cherchent à définir la finalité interne du temps et le point vers lequel s’achemine l’histoire de l’humanité. Or l’analyse de l’ Aufklärung, en définissant celle-ci comme le passage de l’humanité à son état de majorité, situe l’actualité par rapport à ce mouvement d’ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en même temps, elle montre comment, dans ce moment actuel, chacun se trouve responsable d’une certaine façon de ce processus d’ensemble.

L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est que ce petit texte se trouve en quelque sorte à la charnière de la réflexion critique et de la réflexion sur l’histoire. C’est une réflexion de Kant sur l’actualité de son entreprise. Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’un philosophe donne les raisons qu’il a d’entreprendre son œuvre en tel ou tel moment. Mais il me semble que c’est la première fois qu’un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l’intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l’histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd’hui » comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte.

Et, en l’envisageant ainsi, il me semble qu’on peut y reconnaître un point de départ : l’esquisse de ce qu’on pourrait appeler l’attitude de modernité.

Je sais qu’on parle souvent de la modernité comme d’une époque ou en tout cas comme d’un ensemble de traits caractéristiques d’une époque ; on la situe sur un calendrier où elle serait précédée d’une prémodernité, plus ou moins naïve ou archaïque et suivie d’une énigmatique et inquiétante « postmodernité ». Et on s’interroge alors pour savoir si la modernité constitue la suite de l’Aufklärung et son développement, ou s’il faut y voir une rupture ou une déviation par rapport aux principes fondamentaux du XVIII ème siècle.

En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. Par conséquent, plutôt que de vouloir distinguer la « période moderne » des époques « pré » ou « postmoderne », je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre-modernité ».

Pour caractériser brièvement cette attitude de modernité, je prendrai un exemple qui est presque nécessaire : il s’agit de Baudelaire, puisque c’est chez lui qu’on reconnaît en général l’une des consciences les plus aiguës de la modernité au XIX ème siècle.

1) On essaie souvent de caractériser la modernité par la conscience de la discontinuité du temps : rupture de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui passe. Et c’est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu’il définit la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent » [5]. Mais, pour lui, être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel ; c’est au contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement ; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps ; c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’ « héroïque » dans le moment présent. La modernité n’est pas un fait de sensibilité au présent fugitif ; c’est une volonté d’ « héroïser » le présent.

Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIX ème siècle, ne voulaient représenter que des toges antiques. Mais la modernité de la peinture ne consistera pas pour lui à introduire les habits noirs dans un tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cette sombre redingote comme « l’habit nécessaire de notre époque ». C’est celui qui saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que notre époque entretient avec la mort. « L’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poétique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur poétique qui est l’expression de l’âme publique ; une immense défilade de croque-morts, politiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement [6]. » Pour désigner cette attitude de modernité, Baudelaire use parfois d’une litote qui est très significative, parce qu’elle se présente sous la forme d’un précepte : « Vous n’avez pas le droit de mépriser le présent. »

2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il ne s’agit aucunement, dans l’attitude de modernité, de sacraliser le moment qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer. Il ne s’agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante : ce serait là ce que Baudelaire appelle une attitude de « flânerie ». La flânerie se contente d’ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. À l’homme de flânerie Baudelaire oppose l’homme de modernité : « Il va, il court, il cherche. À coup sûr, cet homme, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. Il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique. » Et comme exemple de modernité, Baudelaire cite le dessinateur Constantin Guys. En apparence, un flâneur, un collectionneur de curiosités ; il reste « le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique, partout où une passion peut poser son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé [7] ».

Mais il ne faut pas s’y tromper. Constantin Guys n’est pas un flâneur ; ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre moderne par excellence, c’est qu’à l’heure où le monde entier entre en sommeil, il se met, lui, au travail, et il le transfigure. Transfiguration qui n’est pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité du réel et l’exercice de la liberté ; les choses « naturelles » y deviennent « plus que naturelles », les choses « belles » y deviennent « plus que belles » et les choses singulières apparaissent « dotées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur » [8]. Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.

3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n’est pas simplement forme de rapport au présent ; c’est aussi un mode de rapport qu’il faut établir à soi-même. L’attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on est dans le flux de moments qui passent ; c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complexe et dure : ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l’époque, le « dandysme ». Je ne rappellerai pas des pages qui sont trop connues : celles sur la nature « grossière, terrestre, immonde » ; celles sur la révolte indispensable de l’homme par rapport à lui-même ; celle sur la « doctrine de l’élégance » qui impose « à ses ambitieux et humbles sectaires » une discipline plus despotique que les plus terribles des religions ; les pages, enfin, sur l’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence, une œuvre d’art. L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui﷓ même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même.

4) Enfin, j’ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu’ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art.


Je ne prétends pas résumer à ces quelques traits ni l’événement historique complexe qu’a été l’Aufklärung à la fin du XVIII ème siècle ni non plus l’attitude de modernité sous les différentes formes qu’elle a pu prendre au cours des deux derniers siècles.

Je voulais, d’une part, souligner l’enracinement dans l’Aufklärung d’un type d’interrogation philosophique qui problématise à la fois le rapport au présent, le mode d’être historique et la constitution de soi-même comme sujet autonome ; je voulais souligner, d’autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette manière à l’Aufklärung n’est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d’une attitude ; c’est-à-dire d’un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. C’est cet êthos que je voudrais très brièvement caractériser.

A. Négativement. 1) Cet êthos implique d’abord qu’on refuse ce que j’appellerai volontiers le « chantage » à l’ Aufklärung. je pense que l’Aufklärung, comme ensemble d’événements politiques, économiques, sociaux, institutionnels, culturels, dont nous dépendons encore pour une grande partie, constitue un domaine d’analyse privilégié. je pense aussi que, comme entreprise pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l’histoire de la liberté, elle a formulé une question philosophique qui nous demeure posée. je pense enfin ﷓ j’ai essayé de le montrer à propos du texte de Kant ﷓ qu’elle a défini une certaine manière de philosopher.

Mais cela ne veut pas dire qu’il faut être pour ou contre l’Aufklärung. Cela veut même dire précisément qu’il faut refuser tout ce qui se présenterait sous la forme d’une alternative simpliste et autoritaire : ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous restez dans la tradition de son rationalisme (ce qui est par certains considéré comme positif et par d’autres au contraire comme un reproche) ; ou vous critiquez l’ Aufklärung et vous tentez alors d’échapper à ces principes de rationalité (ce qui peut être encore une fois pris en bonne ou en mauvaise part). Et ce n’est pas sortir de ce chantage que d’y introduire des nuances « dialectiques » en cherchant à déterminer ce qu’il a pu y avoir de bon et de mauvais dans l’ Aufklärung.

Il faut essayer de faire l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour une certaine part, par l’ Aufklärung. Ce qui implique une série d’enquêtes historiques aussi précises que possible ; et ces enquêtes ne seront pas orientées rétrospectivement vers le « noyau essentiel de rationalité » qu’on peut trouver dans l’ Aufklärung et qu’il faudrait sauver en tout état de cause ; elles seront orientées vers « les limites actuelles du nécessaire » : c’est-à-dire vers ce qui n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous-mêmes comme sujets autonomes.

2) Cette critique permanente de nous-mêmes doit éviter les confusions toujours trop faciles entre l’humanisme et l’ Aufklärung. Il ne faut jamais oublier que l’ Aufklärung est un événement ou un ensemble d’événements et de processus historiques complexes, qui se sont situés à un certain moment du développement des sociétés européennes. Cet ensemble comporte des éléments de transformations sociales, des types d’institutions politiques, des formes de savoir, des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques, des mutations technologiques qu’il est très difficile de résumer d’un mot, même si beaucoup de ces phénomènes sont encore importants à l’heure actuelle. Celui que j’ai relevé et qui me paraît avoir été fondateur de toute une forme de réflexion philosophique ne concerne que le mode de rapport réflexif au présent.

L’humanisme est tout autre chose : c’est un thème ou plutôt un ensemble de thèmes qui ont réapparu à plusieurs reprises à travers le temps, dans les sociétés européennes ; ces thèmes, toujours liés à des jugements de valeur, ont évidemment toujours beaucoup varié dans leur contenu, ainsi que dans les valeurs qu’ils ont retenues. De plus, ils ont servi de principe critique de différenciation : il y a eu un humanisme qui se présentait comme critique du christianisme ou de la religion en général ; il y a eu un humanisme chrétien en opposition à un humanisme ascétique et beaucoup plus théocentrique (cela au XVII ème siècle). Au XIX ème siècle, il y a eu un humanisme méfiant, hostile et critique à l’égard de la science ; et un autre qui plaçait [au contraire] son espoir dans cette même science. Le marxisme a été un humanisme, l’existentialisme, le personnalisme l’ont été aussi ; il y eut un temps où on soutenait les valeurs humanistes représentées par le national-socialisme, et où les staliniens eux-mêmes disaient qu’ils étaient humanistes.

De cela il ne faut pas tirer la conséquence que tout ce qui a pu se réclamer de l’humanisme est à rejeter ; mais que la thématique humaniste est en elle-même trop souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d’axe à la réflexion. Et c’est un fait qu’au moins depuis le XVII ème siècle ce qu’on appelle l’humanisme a toujours été obligé de prendre son appui sur certaines conceptions de l’homme qui sont empruntées à la religion, à la science, à la politique. L’humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de l’homme auxquelles il est bien obligé d’avoir recours.

Or justement, je crois qu’on peut opposer à cette thématique, si souvent récurrente et toujours dépendante de l’humanisme, le principe d’une critique et d’une création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie : c’est-à-dire un principe qui est au cœur de la conscience historique que l’Aufklärung a eue d’elle-même. De ce point de vue je verrais plutôt une tension entre Aufklärung et humanisme qu’une identité.

En tout cas, les confondre me parait dangereux ; et d’ailleurs historiquement inexact. Si la question de l’homme, de l’espèce humaine, de l’humaniste a été importante tout au long du XVIII ème siècle, c’est très rarement, je crois, que l’ Aufklärung s’est considérée elle-même comme un humanisme. Il vaut la peine aussi de noter que, au long du XIX ème siècle, l’historiographie de l’humanisme au XVI ème siècle, qui a été si importante chez des gens comme Sainte Beuve ou Burckhardt, a été toujours distincte et parfois explicitement opposée aux Lumières et au XVIII ème siècle. Le XIX ème siècle a eu tendance à les opposer, au moins autant qu’à les confondre.

En tout cas, je crois que, tout comme il faut échapper au chantage intellectuel et politique « être pour ou contre l’ Aufklärung  », il faut échapper au confusionnisme historique et moral qui mêle le thème de l’humanisme et la question de l’ Aufklärung. Une analyse de leurs relations complexes au cours des deux derniers siècles serait un travail à faire, qui serait important pour débrouiller un peu la conscience que nous avons de nous-mêmes et de notre passé.

B. Positivement. Mais, en tenant compte de ces précautions, il faut évidemment donner un contenu plus positif à ce que peut être un êthos philosophique consistant dans une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à travers une ontologie historique de nous-mêmes.

1) Cet êthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite. il ne s’agit pas d’un comportement de rejet. On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières. La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible.

Ce qui, on le voit, entraîne pour conséquences que la critique va s’exercer non plus dans la recherche des structures formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête historique à travers les événements qui nous ont amenés à nous constituer à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique n’est pas transcendantale, et n’a pas pour fin de rendre possible une métaphysique ﷓ elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique ﷓ et non pas transcendantale ﷓ en ce sens qu’elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons.

Elle ne cherche pas à rendre possible la métaphysique enfin devenue science ; elle cherche à relancer aussi loin et aussi largement que possible le travail indéfini de la liberté.

2) Mais pour qu’il ne s’agisse pas simplement de l’affirmation ou du rêve vide de la liberté, il me semble que cette attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale. je veux dire que ce travail fait aux limites de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine d’enquêtes historiques et de l’autre se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement. C’est dire que cette ontologie historique de nous-mêmes doit se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. En fait, on sait par expérience que la prétention à échapper au système de l’actualité pour donner des programmes d’ensemble d’une autre société, d’un autre mode de penser, d’une autre culture, d’une autre vision du monde n’ont mené en fait qu’à reconduire les plus dangereuses traditions.

Je préfère les transformations très précises qui ont pu avoir lieu depuis vingt ans dans un certain nombre de domaines qui concernent nos modes d’être et de penser, les relations d’autorité, les rapports de sexes, la façon dont nous percevons la folie ou la maladie, je préfère ces transformations même partielles qui ont été faites dans la corrélation de l’analyse historique et de l’attitude pratique aux promesses de l’homme nouveau que les pires systèmes politiques ont répétées au long du XX ème siècle.

Je caractériserai donc l’êthos philosophique propre à l’ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres.

3) Mais sans doute serait-il tout à fait légitime de faire l’objection suivante : à se borner à ce genre d’enquêtes ou d’épreuves toujours partielles et locales, n’y a-t-il pas risque à se laisser déterminer par des structures plus générales dont on risque de n’avoir ni la conscience ni la maîtrise ?

À cela deux réponses. Il est vrai qu’il faut renoncer à l’espoir d’accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous donner accès à la connaissance complète et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques. Et, de ce point de vue, l’expérience théorique et pratique que nous faisons de nos limites et de leur franchissement possible est toujours elle-même limitée, déterminée et donc à recommencer.

Mais cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire que dans le désordre et la contingence. Ce travail a sa généralité, sa systématicité, son homogénéité et son enjeu.

Son enjeu. Il est indiqué par ce qu’on pourrait appeler « le paradoxe (des rapports) de la capacité et du pouvoir ». On sait que la grande promesse ou le grand espoir du XVIII ème siècle, ou d’une partie du XVIII ème siècle, était dans la croissance simultanée et proportionnelle de la capacité technique à agir sur les choses, et de la liberté des individus les uns par rapport aux autres. D’ailleurs on peut voir qu’à travers toute l’histoire des sociétés occidentales (c’est peut-être là que se trouve la racine de leur singulière destinée historique ﷓ si particulière, si différente [des autres] dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux autres) l’acquisition des capacités et la lutte pour la liberté ont constitué les éléments permanents. Or les relations entre croissance des capacités et croissance de l’autonomie ne sont pas aussi simples que le XVIII ème siècle pouvait le croire. On a pu voir quelles formes de relations de pouvoir étaient véhiculées à travers des technologies diverses (qu’il s’agisse des productions à fins économiques, d’institutions à fin de régulations sociales, de techniques de communication) : les disciplines à la fois collectives et individuelles, les procédures de normalisation exercées au nom du pouvoir de l’État, des exigences de la société ou des régions de la population en sont des exemples. L’enjeu est donc : comment déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de pouvoir ?

Homogénéité. Ce qui mène à l’étude de ce qu’on pourrait appeler les « ensembles pratiques ». Il s’agit de prendre comme domaine homogène de référence non pas les représentations que les hommes se donnent d’eux-mêmes, non pas les conditions qui les déterminent sans qu’ils le sachent. Mais ce qu’ils font et la façon dont ils le font. C’est-à-dire les formes de rationalité qui organisent les manières de faire (ce qu’on pourrait appeler leur aspect technologique) ; et la liberté avec laquelle ils agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu’à un certain point les règles du jeu (c’est ce qu’on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques). L’homogénéité de ces analyses historico-critiques est donc assurée par ce domaine des pratiques avec leur versant technologique et leur versant stratégique.

Systématicité. Ces ensembles pratiques relèvent de trois grands domaines : celui des rapports de maîtrise sur les choses, celui des rapports d’action sur les autres, celui des rapports à soi-même. Cela ne veut pas dire que ce sont là trois domaines complètement étrangers les uns aux autres. On sait bien que la maîtrise sur les choses passe par le rapport aux autres ; et celui-ci implique toujours des relations à soi ; et inversement. Mais il s’agit de trois axes dont il faut analyser la spécificité et l’intrication : l’axe du savoir, l’axe du pouvoir, l’axe de l’éthique. En d’autres termes, l’ontologie historique de nous-mêmes a à répondre à une série ouverte de questions, elle a affaire à un nombre non défini d’enquêtes qu’on peut multiplier et préciser autant qu’on voudra ; mais elles répondront toutes à la systématisation suivante : comment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions.

Généralité. Enfin, ces enquêtes historico-critiques sont bien particulières en ce sens qu’elles portent toujours sur un matériel, une époque, un corps de pratiques et de discours déterminés. Mais, au moins à l’échelle des sociétés occidentales dont nous dérivons, elles ont leur généralité : en ce sens que jusqu’à nous elles ont été récurrentes ; ainsi le problème des rapports entre raison et folie, ou maladie et santé, ou crime et loi ; le problème de la place à donner aux rapports sexuels, etc.

Mais, si j’évoque cette généralité, ce n’est pas pour dire qu’il faut la retracer dans sa continuité métahistorique à travers le temps, ni non plus suivre ses variations. Ce qu’il faut saisir c’est dans quelle mesure ce que nous en savons, les formes de pouvoir qui s’y exercent et l’expérience que nous y faisons de nous-mêmes ne constituent que des figures historiques déterminées par une certaine forme de problématisation qui définit des objets, des règles d’action, des modes de rapport à soi. L’étude des (modes de) problématisations (c’est-à-dire de ce qui n’est ni constante anthropologique ni variation chronologique) est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale.


Un mot de résumé pour terminer et revenir à Kant. je ne sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de choses dans notre expérience nous convainquent que l’événement historique de l’Aufklärung ne nous a pas rendus majeurs ; et que nous ne le sommes pas encore. Cependant, il me semble qu’on peut donner un sens à cette interrogation critique sur le présent et sur nous-mêmes que Kant a formulée en réfléchissant sur l’Aufklärung. Il me semble que c’est même là une façon de philosopher qui n’a pas été sans importance ni efficacité depuis les deux derniers siècles. L’ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s’accumule ; il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible.

Cette attitude philosophique doit se traduire dans un travail d’enquêtes diverses ; celles-ci ont leur cohérence méthodologique dans l’étude à la fois archéologique et généalogique de pratiques envisagées simultanément comme type technologique de rationalité et jeux stratégiques des libertés ; elles ont leur cohérence théorique dans la définition des formes historiquement singulières dans lesquelles ont été problématisées les généralités de notre rapport aux choses, aux autres et à nous mêmes. Elles ont leur cohérence pratique dans le soin apporté à mettre la réflexion historico-critique à l’épreuve des pratiques concrètes. Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté.

[1In Bertiniscbe Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp. 481﷓491 « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. Wismann, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, t. Il).

[2Lessing (G.), Die Juden, 1749.

[3Mendelssohn (M.), Phädon oder liber die Unsterblichkeit der Seele, Berlin, 1767, 1768, 1769.

[4Vico (G.), Principii di una scienza nuova d’interno alla comune natura delle nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l’histoire, trad. Michelet, Paris, 1835 ; rééd. Paris, & Colin, 1963).

[5Baudelaire (C.), Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. Il, p. 695.

[6Id., « De l’héroïsme de la vie moderne », op. cit., p.494.

[7Baudelaire (C.), Le Peintre de la vie moderne, op. cit., pp. 693-694.

[8Ibid., p. 694.