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Pourquoi ce voyage au bout de la nuit ? - Entretien

Philosophie magazine : Comment s’est fait le choix de la philosophie ?

Jacques Rancière : C’est un choix assez tordu. J’ai d’abord identifié les problèmes philosophiques à travers la littérature. Quand j’avais 16 ans, je la rencontrais dans les débats sur la liberté des romans et des pièces de Jean-Paul Sartre, puis je suis tombé à la radio sur le cours de Jean Wahl dans lequel celui-ci élargissait la philosophie par le recours aux poètes, c’est-à-dire alors à Rainer Maria Rilke et à sa pensée de l’« ouvert ». J’ai rencontré la philosophie proprement dite à travers le cours d’hypokhâgne d’Étienne Borne et je me suis tout d’un coup passionné pour Descartes. Plus tard à l’École normale supérieure (ENS), le prestige de Louis Althusser a décidé de mon choix pour la philosophie. Mais celui-ci était encore équivoque puisqu’il s’est traduit par un diplôme d’études supérieures sur le jeune Karl Marx, dont les textes proclamaient la nécessité de supprimer la philosophie pour la réaliser. Et ce à quoi Althusser nous introduisait, c’était à un éclatement des frontières de la philosophie, dans La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, l’Histoire de la folie de Michel Foucault ou la psychanalyse de Jacques Lacan. Donc je suis entré dans la philosophie par le biais de la sortie de la philosophie, et si je m’y suis intéressé, c’est toujours du point de vue qui supprime ses frontières et, plus généralement, les frontières entre les disciplines.

À l’ENS, vous rencontrez la personne, les cours et la pensée de Louis Althusser. Que vous reste-t-il de la « leçon d’Althusser » ?

La rencontre avec Althusser a eu un double aspect : la rigueur marxiste qu’il voulait restaurer était une rupture avec la lecture humaniste et sartrienne de Marx qui m’avait d’abord nourri. Mais la rupture à laquelle il obligeait était compensée par le fait qu’il nous engageait dans une grande aventure intellectuelle collective : il fallait nous saisir de la nouveauté structuraliste pour réinventer la théorie et la politique marxistes. La réinvention a tourné court, mais Althusser m’a arraché à mon enthousiasme juvénile pour la philosophie « concrète », afin de m’introduire aux territoires de la pensée en acte dans les formes sociales.

Comment les événements de Mai 68 ont-ils ébranlé votre croyance dans les certitudes du marxisme scientifique ?

Dans l’althussérisme, il y avait l’ouverture, l’intégration des inventions opérées sur d’autres territoires comme l’ethnologie, l’histoire ou la psychanalyse, et en même temps une foi naïve dans la nécessité de la science pour faire avancer la pratique et éclairer des gens qui vivaient, disait-on, dans l’illusion. Althusser avait écrit un texte très violent contre le mouvement étudiant pour expliquer que ces jeunes activistes ne connaissaient rien à la science et nageaient en pleine idéologie : seule la science divulguée par les maîtres de philosophie et les dirigeants communistes pouvait armer les masses face à la bourgeoisie. Avec quelques camarades, je me suis coulé dans ce discours avantageux qui nous faisait apparaître comme des représentants de la Vérité parmi les étudiants égarés. Mai 68 fut un réveil brutal : ce discours scientifique de la prétendue libération m’est apparu comme celui de l’ordre dominant.

Sentiez-vous déjà que l’exploitation avait peu à voir avec la supposée « ignorance » des opprimés ?

La vision marxiste de l’idéologie posait que les dominés et les exploités étaient soumis par manque de savoir, par ignorance de leur situation au sein du système. Mais, en même temps, elle supposait que leur situation même au sein du système produisait nécessairement la méconnaissance de cette situation. En somme, ils étaient dominés parce qu’ils étaient ignorants et ils étaient ignorants parce qu’ils étaient dominés. Pierre Bourdieu a perfectionné ce cercle avec sa théorie de la reproduction. Cette vision « progressiste » m’est apparue comme la simple reprise de la théorie platonicienne de la caverne : une manière de mettre chacun à sa place et de fonder le pouvoir des savants. Même dans un texte chargé de bonnes intentions, l’ouvrage dirigé par Bourdieu, La Misère du monde, il y a deux paroles celle des habitants des quartiers difficiles qui expriment leur souffrance et celle du sociologue qui l’explique. C’est toujours la vieille opposition formulée par Aristote entre la voix qui exprime et le discours qui argumente. Or ce qui m’a sauté aux yeux dès que j’ai commencé à travailler sur l’histoire de la pensée ouvrière, c’est qu’il n’y avait jamais eu besoin d’expliquer à un travailleur ce qu’était la plus-value ou l’exploitation. Le problème, pour eux, n’était pas de « prendre conscience » de l’exploitation, c’était, au contraire, de pouvoir l’« ignorer », c’est-à-dire de pouvoir se défaire de l’identité que cette situation leur donnait et se penser capables de vivre dans un monde sans exploitation. C’est ce que veut dire le mot émancipation.

À partir de cette période, vous entreprenez un travail sur l’histoire de la pensée et de l’émancipation ouvrière, qui va aboutir à La Nuit des prolétaires (1981). Pourquoi ce voyage au pays du peuple et au bout de la nuit ?

Le livre s’est appelé ainsi parce qu’il parlait des ouvriers des années 1830 qui ont commencé à s’émanciper en consacrant une part de leur nuit à lire, à écrire, à se réunir. Le cercle qui définissait leur condition matérielle, c’était de travailler le jour et de se reposer la nuit. Et ce cercle matériel, c’était aussi une sujétion symbolique, une manière d’être emprisonné dans un espace et un temps qui les rendaient inaptes à s’occuper des affaires de la communauté. L’émancipation, c’était d’abord le fait de se donner dès maintenant des habitudes, des manières de sentir, des formes de pensée et de langage qui fassent d’eux des participants d’un monde commun. Cet aspect intellectuel et esthétique a été central dans les mouvements d’émancipation. Mais il a été refoulé par tous ceux qui avaient besoin que les ouvriers soient matériellement et intellectuellement à leur place.

Qu’est-ce que la politique ? Et qu’est-ce qui la distingue de cette catégorie provisoire que vous appelez la « police »  ?

La « police » est l’organisation de la société comme un tout divisible en parties, correspondant à des places, des fonctions, des compétences et des manières d’être bien définies. C’est la conception du gouvernement comme la gestion de cet équilibre par ceux qui sont « qualifiés » pour le faire. Cela a pu être la vieille tripartition de la société en prêtres, guerriers et travailleurs. Mais c’est aussi le sondage moderne qui nous dit quel groupe social et quelle classe d’âge partagent telle opinion. Dans nos sociétés, cela prend la figure du consensus, qui est moins l’accord des individus qu’une manière de fixer les données du possible. Le consensus suppose qu’on peut objectiver toutes les parties de la société, tous les problèmes qui se posent à elle et les ramener à des problèmes soumis à des expertises puis négociés entre des partenaires constitués. La politique pose, à l’inverse, que les données elles-mêmes sont litigieuses, que la communauté est toujours en excès sur toute collection de groupes et d’intérêts sociaux, et qu’aucun groupe ne détient la qualification pour gouverner. Elle s’identifie à la part des sans-parts, ce qui ne veut pas dire la part des exclus, mais l’égale capacité de n’importe qui.

Qu’est-ce qu’un sujet politique ?

Un sujet politique n’est pas une partie de la société ni un appareil de pouvoir. C’est un représentant de la part des sans-parts, un opérateur de l’ouverture du champ politique au-delà des partenaires et des institutions reconnus. Le « mouvement ouvrier », par exemple, n’était pas la représentation des intérêts ouvriers, mais l’affirmation de la capacité de tous ceux auxquels l’exercice de la citoyenneté était dénié à cause de leur appartenance au monde du travail. Ajoutons qu’un sujet politique n’est pas une entité stable. Il n’existe qu’à travers ses actes, sa capacité de changer le paysage du donné, de faire voir ce qui n’était pas vu, entendre ce qui n’était pas entendu. Il existe comme la manifestation effective de la capacité de n’importe qui à s’occuper des affaires communes.

En quoi la démocratie est-elle un scandale ?

Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l’idée de la capacité de n’importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l’exercice du gouvernement. Ce scandale de l’absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu’il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu’on entend aujourd’hui sur l’individualisme consumériste n’est que l’habillage contemporain de la critique première de la démocratie.

Pourquoi cette haine de la démocratie revient-elle précisément aujourd’hui ?

La fin du soviétisme a été décisive. Tant qu’on pouvait identifier l’ennemi totalitaire, on pouvait nourrir une vision consensuelle de la démocratie comme l’unité d’un système constitutionnel, du libre marché et des valeurs de liberté individuelle. Les oligarchies étatiques et financières pouvaient identifier leur pouvoir à la gestion de cette unité. Après l’effondrement soviétique, l’écart est vite apparu entre les exigences d’un pouvoir oligarchique mondialisé et l’idée du pouvoir de n’importe qui. Mais, en même temps, la critique marxiste sans emploi a trouvé à se recycler en critique de la démocratie. Des auteurs venus du marxisme ont transformé la critique de la marchandise, de la société de consommation et du spectacle, en critique de l’individu démocratique comme consommateur insatiable. Ce qui était auparavant perçu comme la logique de la domination capitaliste est devenu le vice des individus et, à la limite, l’individu démocratique a été déclaré responsable du totalitarisme : Jean-Claude Milner expliquait le génocide comme conséquence de la démocratie, et Alain Finkielkraut, les révoltes des banlieues comme une manifestation de la barbarie consumériste.

Quel lien peut-on établir entre la politique et l’esthétique ?

L’esthétique n’est pas une discipline mais une mode de pensée de l’art qui naît à l’époque de la Révolution française et opère à sa manière la remise en cause d’un ordre hiérarchique. Cela concerne d’abord la destination des oeuvres : celles-ci étaient destinées à illustrer la foi religieuse, à célébrer les faits des monarques ou à décorer les demeures aristocratiques. Les choses de l’art appartiennent désormais à un destinataire indéterminé. Les peintures d’un musée s’offrent au regard de n’importe quel passant. Autour de ce changement de statut des arts s’élabore une réflexion sur la spécificité de l’expérience esthétique. Chez Kant, celle-ci rompt avec la structure hiérarchique de la connaissance où l’entendement s’impose à la sensibilité. Schiller en tire l’idée d’une révolution des formes de la vie sensible qu’il oppose à la Révolution française des formes de l’État. L’égalité esthétique, c’est aussi la ruine de la hiérarchie des sujets et des genres. Le triomphe du roman au XIXè siècle est le triomphe de la démocratie esthétique. Le roman, c’est l’art d’écrire dans lequel le sujet est n’importe qui, le lecteur n’importe qui, l’auteur n’importe qui. Il y a une liberté et une égalité esthétiques qui contribuent à créer un nouveau monde sensible égalitaire. Mais cette égalité ne s’identifie pas pour autant à celle des combattants politiques.

En quel sens l’œuvre de Gustave Flaubert dessine-t-elle une « politique de la littérature » ? Et dans quelle mesure votre approche de l’auteur de Madame Bovary se distingue-t-elle de celles de Sartre ou de Bourdieu ?

Dans Les Règles de l’art, Bourdieu cherche à montrer comment la littérature se fait une place dans les institutions sociales. Dans L’Idiot de la famille, Sartre s’attache à la posture de l’écrivain, Flaubert représentant l’artiste qui rejette l’ordre bourgeois tout en y collaborant. Je ne m’intéresse pas à la posture et à la stratégie de l’écrivain, mais à la politique du roman. Flaubert proclame l’égalité de tous les sujets. Mais le sujet « indifférent » de Madame Bovary, c’est l’histoire d’une femme du peuple qui veut tout, la chair et l’esprit, qui exprime et réalise des désirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des parts, des compétences et des manières d’être, comme le font, d’une autre manière, les ouvriers émancipés. Et Flaubert écrit ce livre pour n’importe qui, donc aussi pour toutes les semblables d’Emma. C’est pourquoi les réactionnaires de son temps considèrent le roman de cet « apolitique » comme l’incarnation d’une démocratie qui révoque toute hiérarchie.

Contrairement à beaucoup de philosophes critiques de l’ordre existant, vous n’êtes pas un iconoclaste et vous êtes même un cinéphile. Que représentent, pour vous, les images ?

Dans les années 1960, on critiquait les images, on démasquait la réalité qu’elles cachaient, les messages qu’elles véhiculaient. À l’inverse, le Barthes de La Chambre claire et le Godard des Histoires du cinéma ont opéré une nouvelle sacralisation de l’image comme présence immédiate de l’invisible dans le visible. Ces deux positions perdent la tension propre aux images. Une image n’est ni une présence visible pure, ni un écran tendu devant les choses. Elle est toujours un rapport entre deux choses. La photographie d’un visage nous le donne et soustrait la pensée qui l’anime. Un plan de cinéma est un enchaînement dans une histoire et une suspension de cette histoire. Le verre de lait que porte Cary Grant dans Suspicion d’Hitchcock est le poison que l’histoire nous faisait attendre et il est une pure tache blanche qui fascine notre regard, comme celui de Joan Fontaine qui ne le boira pas. L’image cinématographique hérite d’une tension, déjà présente dans les mots de la littérature. Chez Flaubert, il y a une histoire que l’on raconte, avec ses événements et ses épisodes, mais la respiration de la phrase raconte une autre histoire, faite d’événements sensibles infimes. Le cinéma a repris cette tension propre au régime esthétique de l’art entre une logique représentative classique d’enchaînement et une logique esthétique de suspension.

Philosophie magazine, juin 2007, pp.54-59