Merleau-Ponty

Je n’ai pas choisi de naître, et, une fois que je suis né, le temps fuse à travers moi, quoi que je fasse .

Qu’on n’ait pas choisi de naître peut-il être considéré comme une excuse ?

Rien n’est faux de ce qu’on dit du sujet : il est vrai que le sujet comme présence absolue à soi est rigoureusement indéclinable, et que rien ne saurait lui advenir dont il ne porte en lui-même l’esquisse ; il est vrai aussi qu’il se donne des emblèmes de lui-même dans la succession et dans la multiplicité, et que ces emblèmes sont lui, puisque sans eux il serait comme un cri inarticulé et ne parviendrait pas même à la conscience de soi. Ce que nous appelions provisoirement synthèse passive trouve ici son éclaircissement. Une synthèse passive est contradictoire si la synthèse est composition. et si la passivité consiste à recevoir une multiplicité au lieu de la composer. On voulait dire, en parlant de synthèse passive, que le multiple est pénétré par nous et que, cependant, ce n’est pas nous qui en effectuons la synthèse. Or la temporalisation, par sa nature même, satisfait à ces deux conditions : il est visible, en effet, que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation ; je n’ai pas choisi de naître, et, une fois que je suis né, le temps fuse à travers moi, quoi que je fasse. Et cependant ce jaillissement du temps n’est pas un simple fait que je subis, je peux trouver en lui un recours contre lui-même, comme il arrive dans une décision qui m’engage ou dans un acte de fixation conceptuelle. Il m’arrache à ce que j’allais être, mais me donne en même temps le moyen de me saisir à distance et de me réaliser comme moi. Ce qu’on appelle la passivité n’est pas la réception par nous d’une réalité étrangère ou l’action causale du dehors sur nous : c’est un investissement, un être en situation, avant lequel nous n’existons pas, que. nous recommençons perpétuellement et qui est constitutif de nous-mêmes. Une spontanéité « acquise » une fois pour toutes et qui « se perpétue à l’ être en vertu de l’acquis » [1] , c’est exactement le temps et c’est exactement la subjectivité. C’est le temps, puisque un temps qui n’aurait pas ses racines dans un présent et par là dans un passé ne serait plus temps, mais éternité. Le temps historique de Heidegger, qui coule de l’avenir et qui, par la décision résolue, a d’avance son avenir et se sauve une fois pour toutes de la dispersion, est impossible selon la pensée même de Heidegger : car, si, le temps est une ek-stase, si présent et passé sont deux résultats de cette extase, comment cesserions-nous tout à fait de voir le temps du point de vue du présent, et comment sortirions-nous définitivement de l’inauthentique ? C’est toujours dans le présent que nous sommes centrés, c’est de lui que partent nos décisions ; elles peuvent donc toujours être mises en rapport avec notre passé, elles ne sont jamais sans motif et, si elles ouvrent dans notre vie un cycle qui peut être entièrement neuf, elles doivent être reprises dans la suite, elles ne nous sauvent de la dispersion que pour un temps. Il ne peut donc pas être question de déduire le temps de la spontanéité. Nous ne sommes pas temporels parce que nous sommes spontanés et que, comme consciences, nous nous arrachons à nous-mêmes, mais au contraire le temps est le fondement et la mesure de notre spontanéité, la puissance de passer outre et de « néantiser » qui nous habite, qui est nous-mêmes, nous est elle-même donnée avec la temporalité et avec la vie. Notre naissance, ou, comme dit Husserl dans ses inédits, notre « générativité » fonde à la fois notre activité ou notre individualité, et notre passivité ou notre généralité, cette faiblesse interne qui nous empêche d’obtenir jamais la densité d’un individu absolu. Nous ne sommes pas, d’une manière incompréhensible, une activité jointe à une passivité, un automatisme surmonté d’une volonté, une perception d’un jugement, mais tout actifs et tout passifs, parce que nous sommes le surgissement du temps.

[1J.-P. SARTRE, L’Être et le Néant, p. 195. L’auteur ne mentionne ce monstre que pour en rejeter l’idée.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll "TEL", pp.488-489