Merleau-Ponty

Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde.

Qu’on n’ait pas choisi de naître peut-il être considéré comme une excuse ?

Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue. En particulier, même nos initiatives, même les situations que nous avons choisies nous portent, une fois assumées comme par une grâce d’état. La généralité du « rôle » et de la situation vient au secours de la décision, et, dans cet échange entre la situation et celui qui l’assume, il est impossible de délimiter la « part de la situation » et la « part de la liberté ». On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner les noms et les adresses qu’on veut lui arracher ce n’est pas par une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et, encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois ou des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle ; ou enfin, il veut prouver en la surmontant ce qu’il a toujours pensé et dit de la liberté. Ces motifs n’annulent pas la liberté, ils font du moins qu’elle ne soit pas sans étais dans l’être. Ce n’est pas finalement une conscience nue qui résiste à la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades ou avec ceux qu’il aime et sous le regard de qui il vit, ou enfin la conscience avec sa solitude mrgueilleusement voulue, c’est-à-dire encore un certain mode du Mit-Sein. Et sans doute c’est l’individu, dans sa prison, qui ranime chaque jour ces fantômes, ils lui rendent la force qu’il leur a donnée, mais réciproquement, s’il s’est engagé dans cette action, s’il s’est lié avec ces camarades ou attaché à cette morale, c’est parce que la situation historique, les camarades, le monde autour de lui lui paraissaient attendre de lui cette conduite-là. On pourrait ainsi continuer l’analyse sans fin. Nous choisissons notre monde et le monde nous choisit. Il est sûr en tout cas que jamais nous ne pouvons réserver en nous-même un réduit où l’être ne pénètre pas, sans qu’aussitôt, du seul fait qu’elle est vécue, cette liberté prenne figure d’être et devienne motif et appui. Concrètement prise, la liberté est toujours une rencontre de l’extérieur et de l’intérieur, - même la liberté préhumaine et préhistorique par laquelle nous avons commencé, - et elle se dégrade sans devenir jamais nulle à mesure que diminue la tolérance des données corporelles et institutionnelles de notre vie. Il y a, comme dit Husserl, un « champ de la liberté » et une « liberté conditionnée » [1], non qu’elle soit absolue dans les limites de ce champ et nulle au dehors, - comme le champ perceptif, celui-ci est sans limites linéaires, - mais parce que j’ai des possibilités prochaines et des possibilités lointaines. Nos engagements soutiennent notre puissance et il n ’y a pas de liberté sans quelque puissance. Notre liberté, dit-on, est ou bien totale, ou bien nulle. Ce dilemme est celui de la pensée objective et de l’analyse réflexive, sa complice. Si en effet nous nous plaçons dans l’être, il faut nécessairement que nos actions viennent du dehors, si nous revenons à la conscience constituante, il faut qu’elles viennent du dedans. Mais nous avons justement appris à reconnaître l’ordre des phénomènes. Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable. L’idée de situation exclut la liberté absolue à l’origine de nos engagements. Elle l’exclut d’ailleurs également à leur terme. Aucun engagement. et pas même l’engagement dans l’État hégélien, ne peut me faire dépasser toutes les différences et me rendre libre pour tout. Cette universalité elle-même, du seul fait qu’elle serait vécue. se détacherait comme une particularité sur le fond du monde, l’existence généralise et particularise à la fois tout ce qu’elle vise et ne saurait être intégrale.

La synthèse de l’En soi et du Pour soi qui accomplit la liberté hégélienne a cependant sa vérité. En un sens, c’est la définition même de l’existence, elle se fait à chaque moment sous nos yeux dans le phénomène de présence, simplement elle est bientôt à recommencer et ne supprime pas notre finitude. En assumant un présent, je ressaisis et je transforme mon passé, j’en change le sens, je m’en libère, je m’en dégage. Mais je ne le fais qu’en m’engageant ailleurs. Le traitement psychanalytique ne guérit pas en provoquant une prise de conscience du passé, mais d’abord en liant le sujet à son médecin par de nouveaux rapports d’existence. Il ne s’agit pas de donner à l’interprétation psychanalytique un assentiment scientifique et de découvrir un sens notionnel du passé, il s’agit de le re-vivre comme signifiant ceci ou cela, et le malade n’y parvient qu’en voyant son passé dans la perspective de sa coexistence avec le médecin. Le complexe n’est pas dissous par une liberté sans instruments, mais plutôt disloqué par une nouvelle pulsation du temps qui a ses appuis et ses motifs. Il en est de même dans toutes les prises de conscience : elles ne sont effectives que si elles sont portées par un nouvel engagement. Or cet engagement à son tour se fait dans l’implicite, il n’est donc valable que pour un cycle de temps. Le choix que nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d’un certain donné. Ma liberté peut détourner ma vie de son sens spontané, mais par une série de glissements, en l’épousant d’abord, et non par aucune création absolue. Toutes les explications de ma conduite par mon passé, mon tempérament, mon milieu sont donc vraies, à condition qu’on les considère non comme des apports séparables, mais comme des moments de mon être total dont il m’est loisible d’expliciter le sens dans différentes directions, sans qu’on puisse jamais dire si c’est moi qui leur donne leur sens ou si je le reçois d’eux. Je suis une structure psychologique et historique. J’ai reçu avec l’existence une manière d’exister, un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise sur le monde, cela qu’il est. Et cependant, je suis libre, non pas en dépit ou en deçà de ces motivations, mais par leur moyen. Car cette vie signifiante, cette certaine signification de la nature et de l’histoire que je suis, ne limite pas mon accès au monde, elle est au contraire mon moyen de communiquer avec lui. C’est en étant sans restrictions ni réserves ce que je suis à présent que j’ai chance de progresser, c’est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c’est en m’enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis par hasard, en voulant ce que je veux, en faisant ce que je fais que je peux aller au delà. Je ne peux manquer la liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde. Nous sommes de part en part vrais, nous avons avec nous, du seul fait que nous sommes au monde, et non pas seulement dans le monde, comme des choses, tout ce qu’il faut pour nous dépasser. Nous n’avons pas à craindre que nos choix ou nos actions restreignent notre liberté, puisque le choix et l’action nous libèrent seuls de nos ancres. De même que la réflexion emprunte son vœu d’adéquation absolue à la perception qui fait paraître une chose, et qu’ainsi l’idéalisme utilise tacitement l’« opinion originaire » qu’il voudrait détruire comme opinion, de même la liberté s’embarrasse dans les contradictions de l’engagement et ne s’aperçoit pas qu’elle ne serait pas liberté sans les racines qu’elle pousse dans le monde. Ferai-je cette promesse ? Risquerai-je ma vie pour si peu ? Donnerai-je ma liberté pour sauver la liberté ? Il n’y a pas de réponse théorique à ces questions. Mais il y a ces choses qui se présentent, irrécusables, il y a cette personne aimée devant toi, il y a ces hommes qui existent esclaves autour de toi et ta liberté ne peut se vouloir sans sortir de sa singularité et sans vouloir la liberté. Qu’il s’agisse des choses ou des situations historiques, la philosophie n’a pas d’autre fonction que de nous rapprendre à les voir bien, et il est vrai de dire qu’elle se réalise en se détruisant comme philosophie séparée. Mais c’est ici qu’il faut se taire car seul le héros vit jusqu’au bout sa relation aux hommes et au monde, et il ne convient pas qu’un autre parle en son nom. « Ton fils est pris dans l’incendie, tu le sauveras…Tu vendrais, s’il est un obstacle, ton épaule contre un coup d’épaule. Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est toi... Tu t’échanges... Ta signification se montre, éblouissante. C’est ton devoir, c’est ta haine, c’est ton amour, c’est ta fidélité, c’est ton invention... L ’homme n’est qu’un nœud de relations, les relations comptent seules pour l’homme. » [2]

[1Fink, Vergegenwärtigung und Bild, p. 285

[2A. DE SAINT-EXUPÉRY, Pilote de Guerre, pp. 171 et 174.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. "TEL", pp.517-520