L’individu

Le moi n’est pas maître dans sa propre maison.

L’homme, quelque rabaissé qu’il soit au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s’est forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle qui surveille si ses propres émotions et ses propres actions sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les voilà impitoyablement inhibées et reprises. La perception intérieure, la conscience, rend compte au moi de tous les processus importants qui ont lieu dans l’appareil psychique, et la volonté, guidée par ces renseignements, exécute ce qui est ordonné par le moi, corrigeant ce qui voudrait se réaliser de manière indépendante. Car cette âme n’est rien de simple, mais bien plutôt une hiérarchie d’instances supérieures ou inférieures, un enchevêtrement d’impulsions qui, indépendantes les unes des autres, cherchent à se réaliser et qui répondent au grand nombre de pulsions et de rapports au monde extérieur, beaucoup d’entre elles étant contraires et incompatibles. Il est nécessaire à la fonction psychique que l’instance supérieure prenne connaissance de tout ce qui se prépare et que sa volonté puisse pénétrer partout pour y exercer son influence. Et le moi se sent assuré aussi bien de l’intégralité et de la sûreté des renseignements que de l’exécution des ordres qu’il donne.

Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions, il en est autrement. Le moi se sent mal à l’aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d’où elles viennent ; on n’est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi ; ils résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique, ils ne sont pas touchés par l’affirmation contraire de la réalité. Ou bien il survient des impulsions qui semblent provenir d’une personne étrangère, si bien que le moi les renie, mais il s’en effraie cependant et il est obligé de prendre des précautions contre elles. Le moi se dit que c’est là une maladie, une invasion étrangère et il redouble de vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si étrangement frappé d’impuissance.

La psychiatrie conteste à la vérité que ces phénomènes soient le fait de mauvais esprits du dehors qui auraient fait effraction dans la vie psychique, mais elle se contente alors de dire en haussant les épaules : dégénérescence, prédisposition héréditaire, infériorité constitutionnelle ! La psychanalyse entreprend d’élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi :

« Il n’y a rien d’étranger qui se soit introduit en toi, c’est une part de ta propre vie psychique qui s’est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C’est d’ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu luttes avec une partie de ta force contre l’autre partie, tu ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais contre un ennemi extérieur. Et ce n’est même pas la pire ou la plus insignifiante partie de tes forces psychiques qui s’est ainsi opposée à toi et est devenue indépendante de toi-même. La faute, je dois le dire, en revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes pulsions sexuelles et n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d’une manière qui ne pouvait plus te convenir. Tu n’as pas su comment ils s’y sont pris, quelles voies ils ont choisies ; seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors, comme étant le rejeton de tes pulsions repoussées et tu ignores qu’il en est la satisfaction substitutive.

 » Mais tout ce processus n’est possible qu’à une seule condition : c’est que tu te trouves encore dans l’erreur sur un autre point important. Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Laisse-toi donc instruire sur ce point-là !

 » Le psychique ne coïncide pas en toi avec le conscient : qu’une chose se passe dans ton âme ou que tu en sois de plus averti, voilà qui n’est pas la même chose. A l’ordinaire, j’en conviens, le service d’information fait à ta conscience peut suffire à tes besoins. Tu peux te bercer de l’illusion que tu apprends tout ce qui est le plus important. Mais dans bien des cas, par exemple à l’occasion de l’un de ces conflits pulsionnels, il te fait faux bond, et alors ta volonté ne va pas plus loin que ton savoir. Mais, dans tous les cas, ces renseignements de ta conscience sont incomplets et souvent peu sûrs ; bien souvent encore il se trouve que tu n’es informé des événements que lorsqu’ils sont accomplis et que tu n’y peux plus rien changer. Qui pourrait, même lorsque tu n’es pas malade, estimer tout ce qui se meut dans ton âme dont tu ne sais rien ou sur quoi tu es faussement renseigné ? Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »

C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie pulsionnelle de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison.

Sigmund FREUD, Essais de psychanalyse appliquée,
tr. fr. M. Bonaparte & E. Marty modifiée, Gallimard, coll. Idées , p.143-146.