Guyau

Plaisir d’agir, plaisir de vivre

« Il y a un plaisir qui meurt pour ainsi dire après chaque action accomplie, qui s’en va sans laisser de trace dans le souvenir, et qui pourtant est le plaisir fondamental de par excellence : c’est le plaisir même d’agir. Il constitue en grande partie l’attrait de toutes les fins désirées par l’homme ; seulement cet attrait se retire d’elles une fois qu’elles sont atteintes, une fois que l’action est accomplie. De là l’étonnement de celui qui essaye de juger la vie en recueillant ses souvenirs, et qui ne retrouve plus dans les plaisirs passés une cause suffisante pour justifier ses erreurs et ses peines : c’est dans la vie même, c’est dans la nature de l’activité qu’il faut chercher une justification de l’effort. Toutes les gouttes d’eau tombées d’un nuage ne rencontrent pas le calice d’une rose ; toutes nos actions n’aboutissent pas à une volupté précise et saisissable ; mais nous agissons pour agir, comme la goutte d’eau tombe par son propre poids : la goutte d’eau elle-même, si elle avait conscience, éprouverait une sorte de volupté vague à traverser l’espace, à glisser dans le vide inconnu. Cette volupté fait le fond de la vie. »

Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 27-28.