Guyau

L’Océan, image de la force indifférente du monde

« Il n’y a peut-être rien qui offre à l’œil et à la pensée une représentation plus complète et plus attristante du monde que l’océan. C’est d’abord l’image de la force dans ce qu’elle a de plus farouche et de plus indompté ; c’est un déploiement, un luxe de puissance dont rien autre chose de peut donner l’idée ; et cela vit, s’agite, se tourmente éternellement sans but. On dirait parfois que la mer est animée, qu’elle palpite et respire, que c’est un coeur immense dont on voit le soulèvement puissant et tumultueux ; mais ce qui en elle désespère, c’est que tout cet effort, toute cette vie ardente est dépensée en pure perte ; ce cœur de la terre bat sans espoir ; de tout ce heurt, de tout de trépignement des vagues, il sort un peu d’écume égrenée par le vent (...).
« Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. Un champ de blé ne vaut pas l’océan. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence ».

Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obliation ni sanction, p. 38-40