VIII

A la fin d’une excursion pareille, l’auteur doit s’excuser de n’avoir pas été un guide plus habile, de n’avoir su éviter ni parcours arides ni détours difficiles. On peut, sans aucun doute, faire mieux. Aussi vais-je tenter après coup de compenser en partie ces imperfections.

Tout d’abord, je présume avoir donné aux lecteurs l’impression que mes dissertations sur le sentiment de culpabilité dépassent le cadre de cet essai, qu’elles tiennent trop de place, et repoussent à l’arrière-plan les autres aspects du problème qui précisément ne sont pas toujours en liaison intime avec elles. Si ce mémoire en a certes souffert, notre intention toutefois était bien de présenter le sentiment de culpabilité comme le problème capital du développement de la civilisation, et de faire voir en outre pourquoi le progrès de celle-ci doit être payé par une perte de bonheur due au renforcement de ce sentiment [1]. Cette proposition est l’aboutissement de notre étude ; et si elle garde encore une résonance étrange, cela vient probablement de la relation très spéciale, et décidément toujours incomprise, du sentiment de culpabilité avec notre conscient. Dans les cas ordinaires de remords, nous apparaissant comme normaux, il s’impose avec assez de netteté à notre conscient ; n’avons-nous pas coutume, au lieu de « sentiment de culpabilité » (Schuldgefühl), d’employer en allemand le terme de « conscience de culpabilité » (Schuldbewusstsein). L’étude des névroses, qui nous ouvre les plus précieuses échappées sur la compréhension de l’état normal, nous révèle des situations pleines de contradictions. Dans l’une de ces affections, la névrose obsessionnelle, le sentiment de culpabilité s’impose violemment au conscient, domine le tableau clinique, ainsi que la vie du malade, ne laisse presque plus rien subsister à côté de lui. Mais, dans la plupart des autres cas et formes de névroses, il reste complètement inconscient, sans pour cela produire des effets de moindre importance. Les malades ne nous croient pas quand nous leur attribuons un sentiment de culpabilité « inconscient ». Pour qu’ils nous comprennent, ne fût-ce qu’à moitié, nous leur parlons alors d’un besoin de punition inconscient où se manifeste ce sentiment. Mais il ne faut pas surestimer les rapports existant entre ce dernier et une certaine forme de névrose ; car, dans la névrose obsessionnelle, on rencontre aussi des types de malades qui ne perçoivent pas leur sentiment de culpabilité, ou ne le ressentent comme un malaise douloureux, comme une espèce d’angoisse, qu’au moment précis où ils sont entravés dans l’exécution de certains actes. Sans doute devrait-on en arriver à comprendre toutes ces choses ; le fait est qu’on n’y est pas encore parvenu. Peut-être la remarque sera-t-elle ici bienvenue que le sentiment de culpabilité n’est au fond rien d’autre qu’une variante topique de l’angoisse, et que dans ses phases ultérieures il est absolument identique à l’angoisse devant le Surmoi. En effet, en ce qui concerne l’angoisse, nous constatons qu’elle offre par rapport au conscient les mêmes variations extraordinaires. De toute façon, elle se cache derrière tous les symptômes ; mais tantôt elle accapare bruyamment le champ entier de la conscience, tantôt elle se dissimule si parfaitement que nous sommes obligés de parler d’une angoisse inconsciente - ou bien d’une possibilité d’angoisse, si nous tenons à une notion psychologique plus pure de la conscience morale, étant donné que l’angoisse n’est tout d’abord qu’une sensation. Aussi conçoit-on aisément que le sentiment de culpabilité engendré par la civilisation ne soit pas reconnu comme tel, qu’il reste en grande partie inconscient ou se manifeste comme un malaise, un mécontentement auquel on cherche à attribuer d’autres motifs. Les religions, du moins, n’ont jamais méconnu son rôle dans la civilisation. Elles lui donnent le nom de péché, et prétendent même, ce que je n’ai pas assez fait ressortir ailleurs [2], en délivrer l’humanité. De la façon dont le christianisme obtient cette rédemption, par le sacrifice de la vie d’un seul assumant ainsi la faute de tous, nous avons pu déduire à quelle occasion première a été acquis ce sentiment de péché originel, avec lequel débuta la civilisation [3]. Il ne sera pas superflu, quoique peut-être sans grande importance, de préciser la signification de certains ternies tels que : Surmoi, conscience morale, sentiment de culpabilité, besoin de punition, remords, termes dont nous nous serions servis avec trop de négligence en les employant l’un pour l’autre. Tous se rapportent à la même situation, mais s’appliquent à des aspects différents de celle-ci.

Le Surmoi est une instance découverte par nous, la conscience une fonction que nous lui attribuons parmi d’autres et qui consiste à surveiller et juger les actes et intentions du Moi et à exercer une activité de censure. Le sentiment de culpabilité (la dureté du Surmoi) est donc la même chose que la sévérité de la conscience morale ; il est la perception, impartie au Moi, de la surveillance dont ce dernier est ainsi l’objet. Il mesure le degré de tension entre les tendances du Moi et les exigences du Surmoi ; quant à cette angoisse devant cette instance critique, qui est à la base de toute cette relation et qui engendre le besoin de punition, c’est une manifestation d’une pulsion du Moi devenue masochiste sous l’influence du Surmoi sadique ; autrement dit le premier utilise une partie de sa propre pulsion de destruction intérieure aux fins d’une fixation érotique au Surmoi. On ne devrait pas parler de conscience morale avant d’avoir constaté un Surmoi ; en ce qui concerne le sentiment de culpabilité, il faut admettre qu’il existe avant le Surmoi donc aussi avant la conscience morale. Il est alors l’expression immédiate de la peur devant l’autorité extérieure, la reconnaissance de la tension entre le Moi et cette dernière, le dérivé immédiat du conflit surgissant entre le besoin de l’amour de cette autorité et l’urgence des satisfactions instinctuelles dont l’inhibition engendre l’agressivité. La superposition de ces deux plans du sentiment de culpabilité - issu de la peur de l’autorité extérieure et de l’autorité intérieure - nous a rendu difficile la compréhension de nombreuses relations de la conscience. L’expression de « remords » désigne dans son ensemble la réaction du Moi dans un cas donné de sentiment de culpabilité ; il inclut tout le cortège des sensations presque intactes de l’angoisse, son ressort caché, à l’œuvre derrière lui. Il est lui-même une punition et peut comporter le besoin de punition ; par conséquent il peut être lui aussi plus ancien que la conscience morale.

Il ne saurait être mauvais de passer en revue une fois encore les contradictions qui ont un instant dérouté nos recherches. Tantôt le sentiment de culpabilité devait être la conséquence d’agressions non réalisées, tantôt, au contraire, conformément à son origine historique qu’est le meurtre du père, résulter d’une agression réalisée. Nous avons d’ailleurs trouvé une issue à cette difficulté. L’instauration de l’autorité intérieure, du Surmoi, avait en fait changé fondamentalement la situation. Auparavant, sentiment de culpabilité et repentir coïncidaient, et nous remarquions alors qu’il fallait réserver le terme de remords à la réaction succédant à l’exécution réelle de l’agression. Dans la suite, en raison de l’omniscience du Surmoi, la distinction entre l’agression intentionnelle et l’agression réalisée perdit de sa valeur. Dans ces conditions, un méfait uniquement médité -comme la psychanalyse l’a vérifié - pouvait tout aussi bien faire naître un sentiment de culpabilité qu’un acte de violence effectif, ainsi que chacun le sait. Après comme avant cette modification, le conflit dû à l’ambivalence des pulsions primitives continuait de marquer de la même empreinte la situation psychologique. On serait très tenté de chercher dans cette direction la solution de l’énigme que pose la grande variabilité des rapports entre le sentiment de culpabilité et l’état de conscience. Issu du remords de la mauvaise action commise, le sentiment de culpabilité devrait toujours être conscient ; issu de la constatation de l’impulsion mauvaise, il pourrait demeurer inconscient. Mais les choses ne sont pas aussi simples, et la névrose obsessionnelle vient y contredire formellement. La seconde contradiction est celle-ci : d’un côté, nous concevions que l’énergie agressive attribuée au Surmoi ne faisait que perpétuer l’énergie primitive de l’autorité extérieure et la conservait ainsi dans notre vie psychique ; de l’autre, et selon une conception différente, il s’agissait plutôt de notre propre agressivité, de celle que nous dirigions contre cette dite autorité inhibitrice, et que nous n’avions pu utiliser. La première doctrine semble plus conforme à l’histoire et la seconde à la théorie du sentiment de culpabilité. Une réflexion plus approfondie nous a amenés à effacer presque trop cette contradiction en apparence irréductible ; le fait essentiel et général qui demeurait, c’était qu’il s’agissait d’une agression retournée à l’intérieur. En fait, l’observation clinique de son côté nous permet d’imputer l’agression attribuée au Surmoi à deux sources différentes dont l’une ou l’autre peut dans certains cas particuliers exercer l’action principale, mais qui généralement agissent de concert.

Le moment me semble venu de prendre sérieusement parti pour une conception que j’avais proposée tout à l’heure à titre provisoire. Dans la littérature psychanalytique la plus récente se fait jour une prédilection pour cette théorie que toute espèce de privation, que toute entrave à une satisfaction pulsionnelle, entraîne ou peut entraîner une aggravation du sentiment de culpabilité [4]. Je crois, pour ma part, qu’on réduit considérablement les difficultés théoriques en n’appliquant ce principe qu’aux seules pulsions agressives  ; et l’on ne trouvera pas beaucoup d’arguments qui contredisent cette hypothèse. Car comment expliquer dynamiquement et économiquement qu’aux lieu et place d’une exigence érotique insatisfaite se produise un renforcement du sentiment de culpabilité ? Cela ne me semble donc possible qu’au moyen du détour suivant : l’empêchement de la satisfaction érotique entraîne une certaine agressivité contre la personne qui empêche cette satisfaction, et il faut que cette agressivité soit à son tour réprimée. Mais, dans ce cas, une fois réprimée et transférée au Surmoi, c’est l’agressivité seule qui se mue en sentiment de culpabilité. Nous pourrions, j’en suis persuadé, faire saisir d’une façon plus simple et plus pénétrante bien des processus psychiques si nous limitions les découvertes psychanalytiques relatives au sentiment de culpabilité à sa dérivation des pulsions agressives seules. L’interrogation du matériel clinique ne donne pas ici de réponse univoque, parce que, en effet, comme nous l’avions pressenti, les deux espèces de pulsions ne se manifestent presque jamais à l’état pur, isolées l’une de l’autre. Mais si nous prenons en considération des cas extrêmes, ils nous orienteront sans doute dans la direction que je prévois. Je suis tenté d’utiliser dès maintenant cette conception plus rigoureuse en l’appliquant au mécanisme du refoulement. Les symptômes des névroses sont, nous l’avons appris, essentiellement des substituts de satisfactions de désirs sexuels non exaucés. Au cours de notre travail analytique, nous avons eu la surprise de découvrir que peut-être toute névrose recèle une dose de sentiment de culpabilité inconscient, lequel rend à son tour les symptômes plus tenaces en les utilisant comme punitions. Il semble donc indiqué d’énoncer la formule suivante : quand une pulsion instinctive succombe au refoulement, ses éléments libidinaux se transforment en symptômes, ses éléments agressifs en sentiment de culpabilité. Même si cette distinction n’est juste que d’une façon approximative, elle mérite notre intérêt.

Maint lecteur de cet essai a peut-être gardé l’impression d’avoir trop souvent entendu parler du combat entre l’Éros et l’instinct de mort ! Cette formule était appelée à caractériser le processus culturel qui se déroule au-dessus de l’humanité, mais d’autre part elle s’appliquait aussi au développement de l’individu ; elle voulait en outre dévoiler le mystère de la vie organique en général. Il semble indispensable d’examiner les rapports de ces trois processus entre eux. La répétition de ladite formule est alors justifiée si l’on considère que le processus culturel de l’humanité, comme le développement de l’individu, sont des processus vitaux, qu’ils doivent donc participer du caractère le plus général des phénomènes de la vie. D’autre part, c’est précisément pour cela que la constatation de ce trait général ne conduit à aucune caractéristique différentielle tant que certaines conditions particulières ne viennent pas le délimiter. Aussi, seule, cette formulation nous satisfera-t-elle : le processus de civilisation répondrait à cette modification du processus vital subie sous l’influence d’une tâche imposée par l’Éros et rendue urgente par Ananké, la nécessité réelle, à savoir l’union d’êtres humains isolés en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques. Mais si nous envisageons les rapports entre le processus de civilisation de l’humanité et le processus de développement ou d’éducation de l’individu, nous n’hésiterons pas longtemps à déclarer que tous deux sont de nature très semblable, si même ils ne sont pas des processus identiques, s’appliquant à des objets différents. La civilisation de la race humaine est naturellement une abstraction d’un ordre plus élevé que le développement de l’individu, et par cela même, plus difficile à saisir d’une façon concrète ; d’ailleurs, il ne faut pas céder à la fringale de dépister des analogies. Toutefois, étant donné l’unité de nature des buts proposés : d’une part l’agrégation d’un individu à une masse humaine, de l’autre la constitution d’une unité collective à l’aide de nombreux individus, l’homogénéité des moyens employés et des phénomènes réalisés dans les deux cas ne saurait nous surprendre. Mais un trait distinctif de ces deux processus, vu son extrême importance, ne doit pas être passé plus longtemps sous silence. Au cours du développement de l’homme isolé, le programme du principe du plaisir, soit la recherche du bonheur, est maintenu comme but principal, tandis que l’agrégation ou l’adaptation à une communauté humaine apparaît comme une condition presque inévitable et qu’il nous faut remplir au titre même de notre poursuite du bonheur. Si cette condition était absente, peut-être cela vaudrait-il mieux. En d’autres termes, le développement individuel apparaît comme le produit de l’interférence de deux tendances : l’aspiration au bonheur que nous appelons généralement « égoïsme » et l’aspiration à l’union avec les autres membres de la communauté que nous qualifions d’« altruisme ». Ces deux désignations restent d’ailleurs assez superficielles. Dans le développement individuel, nous l’avons déjà dit, l’accent principal est porté le plus souvent sur la tendance égoïste ou aspiration au bonheur ; l’autre tendance, qu’on pourrait appeler civilisatrice, se contente en règle générale d’un rôle restrictif. Dans l’évolution culturelle, les choses se passent autrement. Ici, l’agrégation des individus isolés en unité collective est de beaucoup le principal ; le propos de les rendre heureux existe certes encore, mais il est relégué à l’arrière-plan. On a presque l’impression que la création d’une grande communauté humaine réussirait au mieux si l’on n’avait pas à se soucier du bonheur de l’individu. Le développement individuel est donc en droit d’avoir ses traits particuliers, qui ne se retrouvent pas dans le processus de civilisation collective. Et le premier ne concorde nécessairement avec le second que dans la mesure où il a pour but l’inclusion de l’individu dans la société.

Comme une planète tourne autour de son axe tout en évoluant autour de l’astre central, l’homme isolé participe au développement de l’humanité tout en suivant la voie de sa propre vie. Mais à nos regards bornés, lorsqu’ils contemplent la voûte céleste, le jeu des forces cosmiques semble figé en un ordre éternellement immuable ; tandis que, dans les processus organiques, nous pouvons encore discerner le jeu des forces en lutte et observer comment les résultats du conflit vont sans cesse variant. De même que les deux tendances, l’une visant au bonheur personnel, l’autre à l’union à d’autres êtres humains, doivent se combattre en chaque individu, de même les deux processus du développement individuel et du développement de la civilisation doivent forcément être antagonistes et se disputer le terrain à chaque rencontre. Mais ce combat entre l’individu et la société n’est point dérivé de l’antagonisme vraisemblablement irréductible entre les deux pulsions originelles, l’Éros et la Mort. Il répond à une discorde intestine dans l’économie de la libido, comparable à la lutte pour la répartition de celle-ci entre le Moi et les objets. Or ce combat, si pénible qu’il rende la vie à l’individu actuel, autorise en celui-ci un équilibre final ; espérons qu’à l’avenir il en sera de même pour la civilisation.

L’analogie existant entre le processus de la civilisation et la voie suivie par le développement individuel peut être poussée beaucoup plus loin, car on est en droit de soutenir que la communauté elle aussi développe un Surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle. Ce serait là une tâche bien séduisante pour un connaisseur des civilisations que de poursuivre cette analogie jusque dans ses détails. Je me bornerai à souligner ici quelques points frappants. Le Surmoi d’une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Surmoi de l’individu ; il se fonde sur l’impression laissée après eux par de grands personnages, des conducteurs, des hommes doués d’une force spirituelle dominatrice chez lesquels l’une des aspirations humaines a trouvé son expression la plus forte et la plus pure, et par cela même aussi la plus exclusive. L’analogie en beaucoup de cas va encore plus loin, car ces personnalités ont été de leur vivant - assez souvent, sinon toujours - bafouées par les autres, maltraitées ou même éliminées de façon cruelle. Leur sort est au fond analogue à celui du père primitif qui, longtemps seulement après avoir été brutalement mis à mort, prenait rang de divinité. La figure de Jésus-Christ est précisément l’exemple le plus saisissant de cet enchaînement commandé par le destin, si au demeurant elle n’appartient pas au mythe qui lui a donné le jour en souvenir confus de ce meurtre primitif. Mais il y a un autre point concordant, c’est que le « Surmoi de la communauté civilisée » [5], tout comme le Surmoi individuel, émet des exigences idéales sévères, dont la non-observation trouve aussi sa punition dans une « angoisse de la conscience morale ». Et alors il se produit ici un fait bien curieux : les mécanismes psychiques dont il est question nous sont plus familiers, notre esprit les pénètre mieux sous leur aspect collectif que sous leur aspect individuel. Chez l’individu les agressions du Surmoi n’élèvent la voix de façon bruyante, sous forme de reproches, qu’en cas de tension psychique, tandis que les exigences elles-mêmes du Surmoi demeurent à l’arrière-plan et restent souvent inconscientes. Les rend-on conscientes, on constate alors qu’elles coïncident avec les prescriptions du Surmoi collectif contemporain. En ce point les deux mécanismes, celui du développement culturel de la masse et celui du développement propre à l’individu, sont pour ainsi dire régulièrement et intimement accolés l’un à l’autre. C’est pourquoi maintes manifestations et maints caractères du Surmoi peuvent être plus faciles à reconnaître d’après son comportement au sein de la communauté civilisée que de l’individu pris isolément.

Le Surmoi collectif a élaboré ses idéals et posé ses exigences. Parmi ces dernières, celles qui ont trait aux relations des hommes entre eux sont résumées parle terme général d’Éthique. De tout temps, l’on a attaché la plus grande valeur à cette dite éthique, comme si on attendait d’elle qu’elle dût accomplir de grandes choses. Elle s’attaque en effet, il est aisé de s’en rendre compte, au point le plus faible de toute civilisation.

Il convient donc de voir en elle une sorte de tentative thérapeutique, d’effort d’obtenir, à l’aide d’un impératif du Surmoi, ce que jusque-là la civilisation n’avait pu obtenir par le moyen d’autres disciplines. Ici, nous l’avons déjà reconnu, le problème consiste à écarter l’obstacle le plus grand rencontré par la civilisation, à savoir l’agressivité constitutionnelle de l’être humain contre autrui : d’où l’intérêt tout particulier du plus récent des commandements du Surmoi collectif : « Aime ton prochain comme toi-même. » L’étude des névroses, ainsi que leur traitement nous amènent à formuler deux objections au Surmoi de l’individu : par la sévérité de ses ordres et de ses interdictions, il se soucie trop peu du bonheur du Moi, et d’autre part il ne tient pas assez compte des résistances à lui obéir ; de la force des pulsions du soi et des difficultés extérieures. Ainsi sommes-nous très souvent obligés dans un but thérapeutique de lutter contre lui et nous efforçons-nous de rabaisser ses prétentions. Or, nous sommes en droit d’adresser des reproches très analogues au Surmoi collectif touchant ses exigences éthiques. Car lui non plus ne se soucie pas assez de la constitution psychique humaine : il édicte une loi et ne se demande pas s’il est possible à l’homme de la suivre. Il présume bien plutôt que tout ce qu’on lui impose est psychologiquement possible au Moi humain, et que ce Moi jouit d’une autorité illimitée sur son soi. C’est là une erreur ; même chez l’homme prétendu normal, la domination du soi par le Moi ne peut dépasser certaines limites. Exiger davantage, c’est alors provoquer chez l’individu une révolte ou une névrose, ou le rendre malheureux. Le commandement : « Aime ton prochain comme toi-même » est à la fois la mesure de défense la plus forte contre l’agressivité et l’exemple le meilleur des procédés anti-psychologiques du Surmoi collectif. Ce commandement est inapplicable, une inflation aussi grandiose de l’amour ne peut qu’abaisser sa valeur, mais non écarter le péril. La civilisation néglige tout cela, elle se borne à décréter que plus l’obéissance est difficile, plus elle a de mérite. Seulement, celui qui dans l’état actuel de la civilisation se conforme à pareille prescription ne fait qu’agir à son propre désavantage au regard de celui qui se place au-dessus d’elle. Quel obstacle puissant à la civilisation doit être l’agressivité si s’en défendre rend tout aussi malheureux que s’en réclamer ! L’éthique dite naturelle n’a rien ici à nous offrir que la satisfaction narcissique de pouvoir nous estimer meilleurs que les autres. L’éthique, qui s’appuie sur la religion, agite ses promesses d’un au-delà meilleur. Tant que la vertu ne sera pas récompensée ici-bas, l’éthique, j’en suis convaincu, prêchera dans le désert. Il me semble hors de doute aussi qu’un changement réel de l’attitude des hommes à l’égard de la propriété sera ici plus efficace que n’importe quel commandement éthique ; mais cette juste vue des socialistes est troublée et dépouillée de toute valeur pratique par une nouvelle méconnaissance idéaliste de la nature humaine.

L’étude attentive du rôle joué par un Surmoi dans les manifestations du processus culturel me semble devoir promettre a qui veut bien s’y appliquer d’autres clartés encore. Je me hâte de conclure. Pourtant, il m’est difficile d’éviter une question. Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, et que toutes deux usent des mêmes moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles -même l’humanité entière peut-être - ne sont-elles pas devenues « névrosées » sous l’influence des efforts de la civilisation même ? On pourrait adjoindre au catalogue psychanalytique de ces névroses des propositions thérapeutiques, prétendant à bon droit offrir un grand intérêt pratique. Je ne saurais dire qu’une pareille tentative d’application de la psychanalyse à la communauté civilisée serait absurde ou condamnée à la stérilité. Mais il faudrait procéder avec beaucoup de prudence, ne pas oublier qu’il s’agit uniquement d’analogies, et qu’enfin non seulement les êtres humains, mais aussi les concepts, ne sauraient être arrachés sans danger de la sphère dans laquelle ils sont nés et se sont développés. Au surplus, le diagnostic des névroses collectives se heurte à une difficulté particulière. Dans le cas de la névrose individuelle, le premier point de repère utile est le contraste marqué entre le malade et son entourage considéré comme « normal ». Pareille toile de fond nous fait défaut dans le cas d’une maladie collective du même genre ; force nous est de la remplacer par quelque autre moyen de comparaison. Quant à l’application thérapeutique de nos connaissances... à quoi servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ? En dépit de toutes ces difficultés, on peut s’attendre à ce qu’un jour quelqu’un s’enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés civilisées.

Pour différentes raisons, tout jugement de valeur sur la civilisation humaine est bien loin de ma pensée. Je me suis efforcé d’échapper au préjugé proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus précieux que nous puissions acquérir et posséder ; et que ses progrès nous élèveront nécessairement à un degré insoupçonné de perfection. Du moins puis-je écouter sans indignation ce critique qui, après avoir considéré les buts poursuivis par la tendance civilisatrice et les moyens dont elle use, se croit obligé de conclure que tous ces efforts n’en valent pas la peine, et ne sauraient aboutir qu’à un état insupportable pour l’individu. Mais il m’est facile d’être impartial, pour la raison que dans ce domaine je sais bien peu de choses. Je n’en sais qu’une seule, en toute certitude, c’est que les jugements de valeur portés par les hommes leur sont indiscutablement inspirés par leurs désirs de bonheur, et qu’ils constituent ainsi une tentative d’étayer d’arguments leurs illusions. Je comprendrais fort bien que quelqu’un s’appliquât à relever le caractère d’impulsion fatale affecté par la civilisation humaine, et fît remarquer par exemple que la tendance à restreindre la vie sexuelle, ou à réaliser l’idéal humanitaire aux dépens de la sélection, répond à des orientations évolutives que rien ne saurait influencer ni détourner de leur voie, et devant lesquelles mieux vaut s’incliner, comme s’il s’agissait de nécessités naturelles. L’objection faite à cette manière de voir m’est bien connue - ces dites tendances, considérées comme irrévocables, n’ont-elles pourtant pas été souvent, au cours de l’histoire humaine, écartées au profit d’autres ? Aussi, n’ai-je pas le courage de m’ériger en prophète devant mes frères ; et je m’incline devant le reproche de n’être à même de leur apporter aucune consolation. Car c’est bien cela qu’ils désirent tous, les révolutionnaires les plus sauvages non moins passionnément que les plus braves piétistes.

La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? A ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux « puissances célestes », l’Éros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel.

[1« C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches », SHAKESPEARE, monologue de Hamlet.
Le fait de cacher aux jeunes le rôle que la sexualité jouera dans leur vie n’est point la seule faute imputable à l’éducation d’aujourd’hui. Car elle pèche aussi en ne les préparant pas à l’agressivité dont ils sont destinés à être l’objet. En laissant aller la jeunesse au-devant de la vie avec une orientation psychologique aussi fausse, l’éducation ne se comporte pas autrement que si l’on s’avisait d’équiper des gens pour une expédition polaire avec des vêtements d’été et des cartes des lacs italiens. En quoi il s’avère qu’elle abuse des prescriptions éthiques. Leur sévérité serait moins funeste si l’éducation disait : « C’est ainsi que les hommes devraient être pour trouver le bonheur et rendre heureux les autres ; mais il faut prévoir qu’ils ne sont pas ainsi. Au lieu de cela, on laisse croire à l’adolescent que tous les autres hommes obéissent à ces prescriptions, qu’ils sont donc tous vertueux. Et si on le lui laisse croire, c’est pour justifier cette exigence qu’il le devienne aussi. »

[2Je fais allusion à L’avenir d’une illusion.

[3Totem et tabou, 1912.

[4En particulier dans les ouvrages de E. Jones, Suzanne Isaacs, Melanie Klein, et, si je comprends bien, aussi dans ceux de Reik et d’Alexander.

[5Cette périphrase pour traduire le mot composé et concis de « KulturÜberich ». Au cours des pages suivantes, nous la rendrons de façon résumée par le terme de « Surmoi collectif », étant entendu qu’il s’applique au degré de civilisation d’une collectivité donnée. (N.d.T.)