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Cavell entre dans la danse

Sur Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, par Stanley Cavell, Bayard.

Dans sa biographie de Ludwig Wittgenstein, Norman Malcolm rapporte que quand l’université Harvard invita le célèbre professeur, basé à Cambridge en Angleterre, au début des années 40, elle accompagna son invite d’une question accorte : qu’est-ce qui vous ferait plaisir lors de ce séjour aux États-Unis ? Wittgenstein aurait répondu : « Rencontrer Carmen Miranda. » C’est-à-dire la bombe brésilienne de moult comédies musicales tropicales, qui enturbannait sa tête d’échafaudages de passementeries, plumes, voire ananas frais et perroquet vivant, sans pour autant cesser de danser, chanter et sourire. L’anecdote, qui en dit long sur la folie qui habitait Wittgenstein, ne serait que drolatique si elle ne posait une autre question : la philosophie peut-elle produire des concepts sur ce qui est réputé impensable ? En l’espèce, la comédie musicale hollywoodienne et, plus généralement, le cinéma ? Non pas qu’il faille imaginer que Carmen Miranda eut une influence décisive sur l’œuvre de Wittgenstein mais suggérer qu’elle pourrait en être la muse amusante.

La philosophie est autant un mouvement d’humour qu’un geste de pensée. En France, jusqu’à Gilles Deleuze, le cinéma a souffert d’une mésestimation par la philosophie. Et on a vu récemment, à propos de Matrix, qu’il suffit que des philosophes s’intéressent à un film américain pour qu’aussitôt se lève une réaction syndicale sur l’air de « pas touche à l’impur ». Aux États-Unis, la philosophie semble plus pragmatique. Pour preuve Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, l’ouvrage de Stanley Cavell, grande figure de la philosophie américaine, qui trouve tout naturel de regarder New York-Miami (Frank Capra, 1934) comme une illustration de la censure de la connaissance chez Kant, de considérer la physionomie de Buster Keaton comme une explication des spéculations de Heidegger, ou de démontrer qu’un plan de Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937) résume la philosophie de Thoreau et de Nietzsche... Fantaisiste ? Quelques lignes de Cavell suffisent à discréditer ce genre de malveillance : « Puisque je trouve dans les films des aliments pour la pensée, je vais chercher du renfort pour réfléchir sur ce à quoi, à mon sens, ces films réfléchissent là où je vais en chercher quand je veux réfléchir sur quoi que ce soit : chez les penseurs que je connais le mieux et en qui j’ai le plus confiance. » A savoir, pour découvrir des « voies de pensée » : Nietzsche ou Wittgenstein, et se donner les meilleurs outils pour exercer « la faculté de deviner ce qu’on n’a pas vu à partir de ce qu’on a vu ».

Les analyses de Cavell irradient quand elles exposent leur objet principal : la comédie du remariage [1] dans le cinéma hollywoodien des années 30 à 50. Aussi bien dans Philadelphia Story (Cukor, 1940), Lady Eve (Preston Sturges, 1941) ou Madame porte la culotte (Cukor, 1949), « des gens qui se sont déjà trouvés découvrent qu’ils sont vraiment faits l’un pour l’autre ». Et de montrer que cette trame relève de la comédie romanesque shakespearienne et qu’il y a dans ce cinéma autant de poésie que dans les vers de Songes d’une nuit d’été. Une poésie, c’est-à-dire « une sensation de concentration et d’enthousiasme » qui affirme que, loin du désespoir tranquille qui aujourd’hui fait florès, « il existe des conditions dans lesquelles on peut découvrir à nouveau une occasion et la ressaisir, que quelque part il existe un lieu où nous pouvons nous donner à nous-mêmes une seconde chance ». On dirait le bonheur et en bande-son subliminale on peut fredonner, extraites de Swing Time (George Stevens, 1936) et citées par Cavell, quelques mesures d’une fameuse chanson de Fred Astaire : « Au paradis, je suis au paradis/et les soucis qui avaient pesé sur moi toute la semaine/semblent se dissiper comme la veine d’un flambeur/quand nous sortons ensemble pour danser joue contre joue. » En précisant que ce lieu de retrouvailles de soi et des autres, ce « paradis », pour transcendantal qu’il soit, est plutôt les pieds sur terre que les yeux au ciel.

Ces études du couple hollywoodien dans la position du remariage ne sont ni une mystique du « lien sacré » ni une apologie de l’institution conjugale. Bien au contraire. Quand Cavell parle de se défaire du scepticisme ambiant comme figure ultime du nihilisme, toutes les institutions se retrouvent sur la sellette. Ce souci de soi, au sens de Foucault, exige une « aversion pour l’exigence de conformité » et d’« être en contradiction avec aujourd’hui ». Pourquoi ces bons films intempestifs nous rendent-ils meilleurs ? Parce qu’ils parviennent « à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe ». Parce qu’ils suggèrent qu’il existe une autre manière d’établir la communication que se rouer de coups, bref, qu’« on peut découvrir une communauté spirituelle et charnelle que véhicule une conversation où on échange mots d’esprit, compréhension, pardon et passion ».
Puisqu’il est question de parler ensemble plutôt que de bavarder dans son coin, la réflexion est forcément politique : à quelle condition est désirable la vie démocratique ? Une vie démocratique « qui demanderait pour chacun le droit de tenter de faire un pas en avant vers une possibilité non réalisée du moi, vers un monde qui s’accorde à nos désirs. » Il est peu dire que Stanley Cavell est un immense moraliste.

[1Concept énoncé dans A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Cahiers du cinéma, 282 pp., 1993.

© Libération, mercredi 17 décembre 2003