Schopenhauer

Toute existence présuppose une essence

Comparez ce texte de Schopenhauer avec celui-ci, de Sartre : L’existence précède l’essence.

Nous disions donc que la vérité fondamentale sur laquelle repose la nécessité de l’action de toutes les causes, est l’existence d’une essence intérieure dans tout objet de la nature, que cette essence soit simplement une force naturelle générale qui se manifeste en lui, ou la force vitale, ou la volonté : tout être, de quelque espèce qu’il soit, réagira toujours sous l’influence des causes qui le sollicitent conformément à sa nature individuelle.

Cette loi, à laquelle toutes les choses du monde, sans exception, sont soumises, était énoncée par les scolastiques sous cette Forme : Operari sequitur esse. (Chaque être agit conformément à son essence.) Elle est également présente à l’esprit du chimiste lorsqu’il étudie les corps en les soumettant à des réactifs, et à celui de l’homme, quand il étudie ses semblables en les soumettant à diverses épreuves. Dans tous les cas, les causes extérieures provoqueront nécessairement l’être affecté à manifester ce qu’il contient (son essence intérieure) car celui-ci ne peut pas réagir autrement qu’il n’est.

Il faut rappeler ici que toute existence présuppose une essence : c’est-à-dire que tout ce qui est doit aussi être quelque chose, avoir une essence déterminée. Une chose ne peut pas exister et en même temps n’être rien, quelque chose comme l’ens metaphysicum des scolastiques, c’est-à-dire une chose qui est, et n’est rien de plus qu’une existence pure, sans aucun attribut ni qualité, et par suite sans la manière d’agir déterminée qui en découle. Or, pas plus qu’une essence sans existence (ce que Kant a expliqué par l’exemple connu des cent écus) [1] , une existence sans essence ne possède de réalité. Car toute chose qui est doit avoir une nature particulière, caractéristique, grâce à laquelle elle est ce qu’elle est, nature qu’elle atteste par tous ses actes, dont les manifestations sont provoquées nécessairement par les causes extérieures ; tandis que, par contre, cette nature même n’est aucunement l’ouvrage de ces causes, et n’est pas modifiable par elles. Mais tout ceci est aussi vrai de l’homme et de sa volonté, que de tous les êtres de la création. Lui aussi, outre le simple attribut de l’existence, a une essence fixe, c’est-à-dire des qualités caractéristiques, qui constituent précisément son caractère, et n’ont besoin que d’une excitation du dehors pour entrer en jeu. Par suite, s’attendre à ce qu’un homme, sous des influences identiques, agisse tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre absolument opposée, c’est comme si l’on voulait s’attendre à ce que le même arbre qui l’été dernier a porté des cerises, porte l’été prochain des poires. Le libre arbitre implique, à le considérer de près, une existence sans essence, c’est-à-dire quelque chose qui est et qui en même temps n’est rien, par conséquent qui n’est pas, - d’où une contradiction manifeste.

C’est aux vues exposées ci-dessus, comme aussi à la valeur certaine a priori et par suite absolument générale du principe de causalité, qu’il faut attribuer ce fait, que tous les penseurs vraiment profonds de toutes les époques, quelque différentes que pussent être leurs opinions sur d’autres matières, se sont accordés cependant pour soutenir la nécessité des volitions sous l’influence de motifs, et pour repousser d’une commune voix le libre arbitre. Et même - précisément parce que la grande et incalculable majorité de la multitude, incapable de penser et livrée tout entière à l’apparence et au préjugé, a de tous temps résisté obstinément à cette vérité, - ils se sont complus à la mettre en toute évidence, à l’exagérer même, et à la soutenir par les expressions les plus décidées, souvent même les plus dédaigneuses. Le symbole le plus connu qu’ils aient adopté à cet effet est l’âne de Buridan, que l’on cherche toutefois en vain, depuis environ un siècle, dans les ouvrages qui nous restent sous le nom de ce sophiste. Je possède moi-même une édition des Sophismata, imprimée apparemment au xve siècle, sans indication de lieu, ni de date, ni même de pagination, que j’ai souvent, mais inutilement, feuilletée à cet effet, bien que presque à chaque page l’auteur prenne pour exemples des ânes. Bayle, dont l’article Buridan dans le Dictionnaire Historique est la base de tout ce qui a été écrit sur cette question , dit très-inexactement qu’on ne connaît de Buridan que ce seul sophisme, tandis que je possède de lui tout un inquarto qui en est rempli. Bayle, qui traite la question si explicitement, aurait dû aussi savoir (ce qui d’ailleurs ne parait pas non plus avoir été remarqué depuis) que cet exemple, qui, dans une certaine mesure, est devenu l’expression typique et symbolique de la grande vérité pour laquelle je combats, est beaucoup plus ancien que Buridan. Il se trouve déjà dans le Dante, qui concentrait en lui toute la science de son époque, et qui vivait avant Buridan. Le poète, qui ne parle pas d’ânes, mais d’hommes, commence le 4° livre de son Paradiso par le tercet suivant :

Entre deux mets placés à pareille distance,
Tous deux d’égal attrait, l’homme libre balance
Mourant de faim avant de mordre à l’un des deux .

Aristote lui-même exprime déjà cette pensée, lorsqu’il dit (De coelo, II, 13) : « Il en est comme d’un homme ayant très-faim et très-soif, mais se trouvaut à une distance égale d’un aliment et d’une boisson : nécessairement, il restera immobile. » Buridan, qui a emprunté son exemple à cette source, se contenta de mettre un âne à la place de l’homme, simplement parce que c’est l’habitude de ce pauvre scolastique de prendre pour exemples Socrate, Platon, ou asinus .

La question du libre arbitre est vraiment une pierre de touche avec laquelle on peut distinguer les profonds penseurs des esprits superficiels, ou plutôt une limite où ces deux classes d’esprits se séparent, les uns soutenant à l’unanimité la nécessitation rigoureuse des actions humaines, étant donnés le caractère et les motifs, les autres par contre se ralliant à la doctrine du libre arbitre, d’accord en cela- avec la grande majorité des hommes. Il existe encore un parti moyen, celui des esprits timides, qui, se sentant embarrassés, louvoient de côté et d’autre, reculent le but pour eux-mêmes et pour autrui, se réfugient derrière des mots et des phrases, ou tournent et retournent la question si longtemps, qu’on finit par ne plus savoir de quoi il s’agit. Tel a été autrefois le procédé de Leibniz, qui était bien plutôt un mathématicien et un polygraphe qu’un philosophe. Mais pour mettre au pied du mur ces discoureurs indécis et flottants, il faut leur poser la question de la manière suivante, et ne pas se départir de ce formulaire :

1° Un homme donné, dans des circonstances données, peut-il faire également bien deux actions différentes, ou doit-il nécessairement en faire une ? - Réponse de tous les penseurs profonds : Une seulement.

2° Est-ce que la carrière écoulée de la vie d’un homme donné - étant admis que d’une part son caractère reste invariable, et de l’autre que les circonstances dont il a eu à subir l’influence soient déterminées nécessairement d’un bout à l’autre, et jusqu’à la plus infime, par des motifs extérieurs qui entrent toujours en jeu avec une nécessité rigoureuse, et dont la chaîne continue, formée d’une suite d’anneaux tous également nécessaires, se prolonge à l’infini - est-ce que cette carrière, en un point quelconque de son parcours, dans aucun détail, aucune action, aucune scène, aurait pu être différente de ce qu’elle a été ? - Non , est la réponse conséquente et exacte.

Le résultat de ces deux principes est celui-ci Tout ce qui arrive, les plus petites choses comme les plus grandes, arrive nécessairement. Quidquid fit, necessario fit.

Celui qui se récrie à la lecture de ces principes montre qu’il a encore quelque chose à apprendre et quelque chose à oublier : mais il reconnaîtra ensuite que cette croyance à la nécessité universelle est la source la plus féconde en consolations et la meilleure sauvegarde de la tranquillité de l’âme. - Nos actions ne sont d’ailleurs nullement un premier commencement, et rien de véritablement nouveau ne parvient en elles à l’existence : mais par ce que nous faisons seulement, nous apprenons ce que nous sommes.

A. Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, Alcan, 1903, pp. 115-123