Bergson

Mécanique et mystique

Beaucoup estiment que c’est l’invention mécanique en général qui a développé le goût du luxe, comme d’ailleurs du simple bien-être. Même, si l’on admet d’ordinaire que nos besoins matériels iront toujours en croissant et en s’exaspérant, c’est parce qu’on ne voit pas de raison pour que l’humanité abandonne la voie de l’invention mécanique, une fois qu’elle y est entrée. Ajoutons que, plus la science avance, plus ses découvertes suggèrent d’inventions ; souvent il n’y a qu’un pas de la théorie à l’application ; et comme la science ne saurait s’arrêter, il semble bien, en effet, qu’il ne doive pas y avoir de fin à la satisfaction de nos anciens besoins, à la création de besoins nouveaux. Mais il faudrait d’abord se demander si l’esprit d’invention suscite nécessairement des besoins artificiels, ou si ce ne serait pas le besoin artificiel qui aurait orienté ici l’esprit d’invention.

La seconde hypothèse est de beaucoup la plus probable. Elle est confirmée par des recherches récentes sur les origines du machinisme [1]. On a rappelé que l’homme avait toujours inventé des machines, que l’antiquité en avait connu de remarquables, que des dispositifs ingénieux furent imagines bien avant l’éclosion de la science moderne et ensuite, très souvent, indépendamment d’elle : aujourd’hui encore de simples ouvriers, sans culture scientifique, trouvent des perfectionnements auxquels de savants ingénieurs n’avaient pas pensé. L’invention mécanique est un don naturel. Sans doute elle a été limitée dans ses effets tant qu’elle s’est bornée à utiliser des énergies actuelles et, en quelque sorte, visibles : effort musculaire, force du vent ou d’une chute d’eau. La machine n’a donné tout son rendement que du jour où l’on a su mettre à son service, par un simple déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des millions d’années, empruntées au soleil, disposées dans la houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fui celui de l’invention de la machine à vapeur, et l’on sait qu’elle n’est pas sortie de considérations théoriques. Hâtons-nous d’ajouter que le progrès, d’abord lent, s’est effectué à pas de géant lorsque la science se fut mise de la partie. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit d’invention mécanique, qui coule dans un lit étroit tant qu’il est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît y mêler ses eaux, et montre à sa sortie qu’il avait conservé son indépendance.

Il n’y a donc pas eu, comme on serait porté à le croire, une exigence de la science imposant aux hommes, par le seul fait de son développement, des besoins de plus en plus artificiels. S’il en était ainsi, l’humanité serait vouée à une matérialité croissante, car le progrès de la science ne s’arrêtera pas. Mais la vérité est que la science a donné ce qu’on lui demandait et qu’elle n’a pas pris ici l’initiative ; c’est l’esprit d’invention qui ne s’est pas toujours exercé au mieux des intérêts de l’humanité. Il a créé une foule de besoins nouveaux ; il ne s’est pas assez préoccupé d’assurer au plus grand nombre, à tous si c’était possible, la satisfaction des besoins anciens. Plus simplement : sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu. On dira que ces deux termes sont malaisés à définir, que ce qui est luxe pour les uns est une nécessité pour d’autres. Sans doute ; on se perdrait aisément ici dans des distinctions subtiles. Mais il y a des cas où il faut voir gros. Des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim. Et il en est qui meurent de faim. Si la terre produisait beaucoup plus, il y aurait beaucoup moins de chances pour qu’on ne mangeât pas à sa faim [2], pour qu’on mourût de faim. On allègue que la terre manque de bras. C’est possible ; mais pourquoi demande-t-elle aux bras plus d’effort qu’ils n’en devraient donner ? Si le machinisme a un tort, c’est de ne pas s’être employé suffisamment à aider l’homme dans ce travail si dur. On répondra qu’il y a des machines agricoles, et que l’usage en est maintenant fort répandu. Je l’accorde, mais ce que la machine a fait ici pour alléger le fardeau de l’homme, ce que la science a fait de son côté pour accroître le rendement de la terre, est comparativement restreint. Nous sentons bien que l’agriculture, qui nourrit l’homme, devrait dominer le reste, en tout cas être la première préoccupation de l’industrie elle-même. D’une manière générale, l’industrie ne s’est pas assez souciée de la plus ou moins grande importance des besoins à satisfaire. Volontiers elle suivait la mode, fabriquant sans autre pensée que de vendre. On voudrait, ici comme ailleurs, une pensée centrale, organisatrice, qui coordonnât l’industrie à l’agriculture et assignât aux machines leur place rationnelle, celle où elles peuvent rendre le plus de services à l’humanité. Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier a l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l’uniformité du produit, l’inconvénient en serait négligeable si l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. On a reproché aux Américains d’avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j’accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n’est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu’il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d’en avoir trop encourage d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l’ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu’elle en mit à la compliquer. L’initiative ne peut venir que d’elle, car c’est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l’esprit d’invention.

Mais l’a-t-elle tout à fait voulu ? L’impulsion qu’elle a donnée au début allait-elle exactement dans la direction que l’industrialisme a prise ? Ce qui n’est au départ qu’une déviation imperceptible devient un écart considérable à l’arrivée si l’on a marché tout droit et si la course a été longue. Or, il n’est pas douteux que les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie. La parenté entre les deux tendances devient pleinement visible au XVIIIe siècle. Elle est frappante chez les encyclopédistes. Ne devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l’esprit d’invention, aussi vieux que l’humanité, mais insuffisamment actif tant qu’on ne lui fit pas assez de place ? On ne pensait sûrement pas au luxe pour tous, ni même au bien-être pour tous ; mais pour tous on pouvait souhaiter l’existence matérielle assurée, la dignité dans la sécurité. Le souhait était-il conscient ? Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire : les grands courants souterrains de pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînées par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. Nous qui connaissons la suite, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire reculer l’image jusqu’à l’origine : le présent, aperçu dans le passé par un effet de mirage, est alors ce que nous appelons l’inconscient d’autrefois. La rétro-activité du présent est à l’origine de bien des illusions philosophiques. Nous nous garderons donc d’attribuer aux quinzième, seizième et dix-huitième siècles (encore moins au dix-septième, si différent, et qu’on a considéré comme une parenthèse sublime) des préoccupations démocratiques comparables aux nôtres. Nous ne leur prêterons pas davantage la vision de ce que l’esprit d’invention recelait en lui de puissance. Il n’en est pas moins vrai que la Réforme, la Renaissance et les premiers symptômes ou prodromes de la poussée inventive sont de la même époque. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu là trois réactions, apparentées entre elles, contre la forme qu’avait prise jusqu’alors l’idéal chrétien. Cet idéal n’en subsistait pas moins, mais il apparaissait comme un astre qui aurait toujours tourné vers l’humanité la même face : on commençait à entrevoir l’autre, sans toujours s’apercevoir qu’il s’agissait du même astre. Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devrait être, dans ce qui en fait l’essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux [3]. Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.

Dans une oeuvre dont on ne saurait trop admirer la profondeur et la force, M. Ernest Seillière montre comment les ambitions nationales s’attribuent des missions divines : l’ « impérialisme » se fait ordinairement « mysticisme ». Si l’on donne à ce dernier mot le sens qu’il a chez M. Ernest Seillière [4], et qu’une longue série d’ouvrages a suffisamment défini, le fait est incontestable ; en le constatant, en le reliant à ses causes et en le suivant dans ses effets, l’auteur apporte une contribution inappréciable à la philosophie de l’histoire. Mais il jugerait probablement lui-même que le mysticisme ainsi entendu, ainsi compris d’ailleurs par l’ « impérialisme » tel qu’il le présente, n’est que la contre-façon du mysticisme vrai, de la « religion dynamique » que nous avons étudiée dans notre dernier chapitre. Nous croyons apercevoir le mécanisme de cette contrefaçon. Ce fut un emprunt à la « religion statique » des anciens, qu’on démarqua et qu’on laissa à sa forme statique sous l’étiquette nouvelle que la religion dynamique fournissait. La contrefaçon n’avait d’ailleurs aucune intention délictueuse ; elle était à peine voulue. Rappelons-nous en effet que la « religion statique » est naturelle à l’homme, et que la nature humaine ne change pas. Les croyances innées à nos ancêtres subsistent au plus profond de nous-mêmes ; elles reparaissent, dès qu’elles ne sont plus refoulées par des forces antagonistes. Or un des traits essentiels des religions antiques était l’idée d’un lien entre les groupements humains et des divinités attachées à chacun d’eux. Les dieux de la cité combattaient pour elle, avec elle. Cette croyance est incompatible avec le mysticisme vrai, je veux dire avec le sentiment qu’ont certaines âmes d’être les instruments d’un Dieu qui aime tous les hommes d’un égal amour, et qui leur demande de s’aimer entre eux. Mais, remontant des profondeurs obscures de l’âme à la surface de la conscience, et y rencontrant l’image du mysticisme vrai telle que les mystiques modernes l’ont présentée au monde, instinctivement elle s’en affuble ; elle attribue au Dieu du mystique moderne le nationalisme des anciens dieux. C’est dans ce sens que l’impérialisme se fait mysticisme. Que si l’on s’en tient au mysticisme vrai, on le jugera incompatible avec l’impérialisme. Tout au plus dira-t-on, comme nous venons de le faire, que le mysticisme ne saurait se répandre sans encourager une « volonté de puissance » très particulière. Il s’agira d’un empire à exercer, non pas sur les hommes, mais sur les choses, précisément pour que l’homme n’en ait plus tant sur l’homme.

Qu’un génie mystique surgisse ; il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l’âme par lui transfigurée. Il voudra faire d’elle une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrer de la nécessité d’être une espèce : qui dit espèce dit stationnement collectif, et l’existence complète est mobilité dans l’individualité. Le grand souffle de vie qui passa sur notre planète avait poussé l’organisation aussi loin que le permettait une nature à la fois docile et rebelle. On sait que nous désignons par ce dernier mot l’ensemble des complaisances et des résistances que la vie rencontre dans la matière brute, - ensemble que nous traitons, à l’exemple du biologiste, comme si l’on pouvait lui prêter des intentions. Un corps qui comportait l’intelligence fabricatrice avec, autour d’elle, une frange d’intuition, était ce que la nature avait pu faire de plus complet. Tel était le corps humain. Là s’arrêtait l’évolution de la vie. Mais voici que l’intelligence, haussant la fabrication de ses instruments à un degré de complication et de perfection que la nature (si inapte à la construction mécanique) n’avait même pas prévu, déversant dans ces machines des réserves d’énergie auxquelles la nature (si ignorante de l’économie) n’avait même pas pensé, nous a dotés de puissances à côté desquelles celle de notre corps compte à peine : elles seront illimitées, quand la science saura libérer la force que représente, condensée, la moindre parcelle de matière pondérable. L’obstacle matériel est presque tombé. Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s’arrêter. Vienne alors l’appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. Du même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà. C’est toujours l’arrêt qui demande une explication, et non pas le mouvement.

Mais ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. A défaut d’elle, d’autres influences pourraient détourner notre attention des hochets qui nous amusent et des mirages autour desquels nous nous battons.

On a vu en effet comment le talent d’invention, aidé de la science, avait mis à la disposition de l’homme des énergies insoupçonnées. Il s’agissait d’énergies physico-chimiques, et d’une science qui portait sur la matière. Mais l’esprit ? A-t-il été approfondi scientifiquement autant qu’il aurait pu l’être ? Sait-on ce qu’un tel approfondissement pourrait donner ? La science s’est attachée à la matière d’abord ; pendant trois siècles elle n’a pas eu d’autre objet ; aujourd’hui encore, quand on ne joint pas au mot un qualificatif, il est entendu qu’on parle de la science de la matière. Nous en avons autrefois donné les raisons. Nous avons indiqué pourquoi l’étude scientifique de la matière avait précédé celle de l’esprit. Il fallait aller au plus pressé. La géométrie existait déjà ; elle avait été poussée assez loin par les anciens ; on devait commencer par tirer de la mathématique tout ce qu’elle pouvait fournir pour l’explication du monde où nous vivons. Il n’était d’ailleurs pas souhai­table que l’on commençât par la science de l’esprit : elle ne fût pas arrivée par elle-même à la précision, à la rigueur, au souci de la preuve, qui se sont propagés de la géométrie à la physique, à la chimie et à la biologie, en attendant de rebondir sur elle. Toutefois, par un autre côté, elle n’a pas été sans souffrir d’être venue si tard. L’intelligence humaine a pu en effet, dans l’intervalle, faire légitimer par la science et investir ainsi d’une autorité incontestée son habitude de tout voir dans l’espace, de tout expliquer par la matière. Se porte-t-elle alors sur l’âme ? Elle se donne une représentation spatiale de la vie intérieure ; elle étend à son nouvel objet l’image qu’elle a gardée de l’ancien : d’où les erreurs d’une psychologie atomistique des états de conscience ; d’où les inutiles efforts d’une philosophie qui prétend atteindre l’esprit sans le chercher dans la durée. S’agit-il de la relation de l’âme au corps ? La confusion est encore plus grave. Elle n’a pas seulement mis la métaphysique sur une fausse piste ; elle a détourné la science de l’observation de certains faits, ou plutôt elle a empêché de naître certaines sciences, excommuniées par avance au nom de je ne sais quel dogme. Il a été entendu en effet que le concomitant matériel de l’activité mentale en était l’équivalent : toute réalité étant censée avoir une base spatiale, on ne doit rien trouver de plus dans l’esprit que ce qu’un physiologiste surhumain lirait dans le cerveau correspondant. Remarquons que cette thèse est une pure hypothèse métaphysique, interprétation arbitraire des faits. Mais non moins arbitraire est la métaphysique spiritualiste qu’on y oppose, et d’après laquelle chaque état d’âme utiliserait un état cérébral qui lui servirait simplement d’instrument ; pour elle encore, l’activité mentale serait coextensive à l’activité cérébrale et y correspondrait point à point dans la vie présente. La seconde théorie est d’ailleurs influencée par la première, dont elle a toujours subi la fascination. Nous avons essayé d’établir, en écartant les idées préconçues qu’on accepte des deux côtés, en serrant d’aussi près que possible le contour des faits, que le rôle du corps est tout différent. L’activité de l’esprit a bien un concomitant matériel, mais qui n’en dessine qu’une partie ; le reste demeure dans l’inconscient. Le corps est bien pour nous un moyen d’agir, mais c’est aussi un empêchement de percevoir. Son rôle est d’accomplir en toute occasion la démarche utile ; précisément pour cela, il doit écarter de la conscience, avec les souvenirs qui n’éclaireraient pas la situation présente, la perception d’objets sur lesquels nous n’aurions aucune prise [5]. C’est, comme on voudra, un filtre ou un écran. Il maintient à l’état virtuel tout ce qui pourrait gêner l’action en s’actualisant. Il nous aide à voir devant nous, dans l’intérêt de ce que nous avons à faire ; en revanche il nous empêche de regarder à droite et à gauche, pour notre seul plaisir. Il nous cueille une vie psychologique réelle dans le champ immense du rêve. Bref, notre cerveau n’est ni créateur ni conservateur de notre représentation ; il la limite simplement, de manière à la rendre agissante. C’est l’organe de l’attention à la vie. Mais il résulte de là qu’il doit y avoir, soit dans le corps, soit dans la conscience qu’il limite, des dispositifs spéciaux dont la fonction est d’écarter de la perception humaine les objets soustraits par leur nature à l’action de l’homme. Que ces mécanismes se dérangent, la porte qu’ils maintenaient fermée s’entr’ouvre : quelque chose passe d’un « en dehors » qui est peut-être un « au-delà ». C’est de ces perceptions anormales que s’occupe la « science psychique ». On s’explique dans une certaine mesure les résistances qu’elle rencontre. Elle prend son point d’appui dans le témoignage humain, toujours sujet à caution. Le type du savant est pour nous le physicien ; son attitude de légitime confiance envers une matière qui ne s’amuse évidemment pas à le tromper est devenue pour nous caractéristique de toute science. Nous avons de la peine à traiter encore de scientifique une recherche qui exige des chercheurs qu’ils flairent partout la mystification. Leur méfiance nous donne le malaise, et leur confiance encore davantage : nous savons qu’on se déshabitue vite d’être sur ses gardes ; la pente est glissante, qui va de la curiosité à la crédulité. Encore une fois, on s’explique ainsi certaines répugnances. Mais on ne comprendrait pas la fin de non-recevoir que de vrais savants opposent à la « recherche psychique » si ce n’était qu’avant tout ils tiennent les faits rapportés pour « invraisemblables » ; ils diraient « impossibles », s’ils ne savaient qu’il n’existe aucun moyen concevable d’établir l’impossibilité d’un fait ; ils sont néanmoins convaincus, au fond, de cette impossibilité. Et ils en sont convaincus parce qu’ils jugent incontestable, définitivement prouvée, une certaine relation entre l’organisme et la conscience, entre le corps et l’esprit. Nous venons de voir que cette relation est purement hypothétique, qu’elle n’est pas démontrée par la science, mais exigée par une métaphysique. Les faits suggèrent une hypothèse bien différente ; et si on l’admet, les phénomènes signalés par la « science psychique », ou du moins certains d’entre eux, deviennent tellement vraisemblables qu’on s’étonnerait plutôt du temps qu’il a fallu attendre pour en voir entreprendre l’étude. Nous ne reviendrons pas ici sur un point que nous avons discuté ailleurs. Bornons-nous à dire, pour ne parler que de ce qui nous semble le mieux établi, que si l’on met en doute la réalité des « manifestations télépathiques » par exemple, après les milliers de dépositions concordantes recueillies sur elles, c’est le témoignage humain en général qu’il faudra déclarer inexistant aux yeux de la science : que deviendra l’histoire ? La vérité est qu’il y a un choix à faire parmi les résultats que la science psychique nous présente ; elle-même est loin de les mettre tous au même rang ; elle distingue entre ce qui lui paraît certain et ce qui est simplement probable ou tout au plus possible. Mais, même si l’on ne retient qu’une partie de ce qu’elle avance comme certain, il en reste assez pour que nous devinions l’immensité de la terra incognita dont elle commence seulement l’exploration. Supposons qu’une lueur de ce monde inconnu nous arrive, visible aux yeux du corps. Quelle transformation dans une humanité généralement habituée, quoi qu’elle dise, à n’accepter pour existant que ce qu’elle voit et ce qu’elle touche ! L’information qui nous viendrait ainsi ne concernerait peut-être que ce qu’il y a d’inférieur dans les âmes, le dernier degré de la spiritualité. Mais il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite, inefficace. Pour savoir dans quelle mesure elle compte, il suffit de regarder comment on se jette sur le plaisir : on n’y tiendrait pas à ce point si l’on n’y voyait autant de pris sur le néant, un moyen de narguer la mort. En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose. Les plaisirs subsisteraient, mais ternes et décolorés, parce que leur intensité n’était que l’attention que nous fixions sur eux. Ils pâliraient comme la lumière de nos ampoules au soleil du matin. Le plaisir serait éclipsé par la joie.

Joie serait en effet la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. A défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une « réglementation » de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. Mais, qu’on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une décision s’impose. L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.

[1Nous renvoyons encore au beau livre de Gina Lombroso, La Rançon du machinisme, Paris, 1930. Cf. Mantoux, La Révolution industrielle au dix-huitième siècle.

[2Il y a sans doute des crises de « surproduction » qui s’étendent aux produits agricoles, et qui peuvent même commencer par eux. Mais elles ne tiennent évidemment pas à ce qu’il y a trop de nourriture pour l’humanité. C’est simplement que, la production en général n’étant pas suffisamment organisée, les produits ne trouvent pas à s’échanger.

[3Nous parlons au figuré, cela va sans dire. Le charbon était connu bien avant que la machine à vapeur le convertit en trésor.

[4Sens dont nous ne considérons d’ailleurs ici qu’une partie, comme nous le faisons aussi pour le mot « impérialisme ».

[5Nous avons montré ci-dessus comment un sens tel que la vue porte plus loin, parce que son instrument rend cette extension inévitable. (V. p. 179. Cf. Matière et mémoire, tout le premier chapitre.)

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, chap. IV, PUF, 1948 (1932), pp. 324-328.