J’ai promis, dans l’appendice de la première partie, d’expliquer en quoi consistent la louange et le blâme, le mérite et le péché, le juste et l’injuste. Pour ce qui est de la louange et du blâme, j’en ai traité dans le Scol. de la Propos. 29, part. 3. Le moment est venu d’exposer la nature des autres notions ; mais il faut auparavant que je dise quelques mots de l’état naturel de l’homme et de son état social.

Tout homme existe par le droit suprême de la nature, et en conséquence, tout homme accomplit par ce même droit les actions qui résultent de la nécessité de sa nature ; d’où il suit que tout homme, toujours en vertu du même droit, juge de ce qui est bon et mauvais et veille à son intérêt particulier, suivant sa constitution particulière (voy. les Propos. 19 et 20), se venge du mal qu’on lui fait (voy. le Coroll. 2 de la Propos. 40, part. 3), s’efforce enfin de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait (voy. Propos. 28, part. 3). Si les hommes réglaient leur vie selon la raison, chacun serait en possession de ce droit sans dommage pour autrui (par le Coroll. 1 de la Propos. 35) ; mais comme ils sont livrés aux passions (par le Coroll. de la Propos. 4), lesquelles surpassent de beaucoup la puissance ou la vertu de l’homme (par la Propos. 6), ils sont poussés en des directions diverses (par la Propos. 33) et même contraires (par la Propos. 34), tandis qu’ils auraient besoin de se prêter un mutuel secours (par le Scol. de la Propos. 35). Afin donc que les hommes puissent vivre en paix et se secourir les uns les autres, il est nécessaire qu’ils cèdent quelque chose de leur droit naturel, et s’engagent mutuellement, pour leur commune sécurité, à ne rien faire qui puisse tourner au détriment d’autrui. Or, comment pourra-t-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux passions (par le Coroll. de la Propos. 4), et par suite inconstants et variables (par la Propos. 33), puissent s’inspirer une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? C’est ce qu’on a clairement montré par la Propos. 7, et la Propos. 39, part. 3, qui portent qu’aucune passion ne peut être empêchée que par une passion contraire et plus forte, et que chacun s’abstient de faire du mal à autrui par crainte de recevoir un mal plus grand. La société pourra donc s’établir à cette condition qu’elle disposera du droit primitif de chacun de venger ses injures et de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, et qu’elle aura aussi le pouvoir de prescrire une manière commune de vivre, et de faire des lois, en leur donnant pour sanction, non pas la raison, qui est incapable de contenir les appétits (par le Scol. de la Propos. 17), mais la menace d’un châtiment. Cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu’elle a de se conserver, c’est l’Etat ; et ceux qu’elle couvre de la protection de son droit, ce sont les citoyens. Nous voyons clairement par ces principes que dans l’état de nature il n’y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement universel, puisqu’alors chacun ne songe qu’à son utilité propre, et suivant qu’il a telle constitution et telle idée de son intérêt particulier, décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et n’est tenu d’obéir à nul autre qu’à soi-même ; de telle sorte que, dans l’état de nature, il est impossible de concevoir le péché. Mais il en va tout autrement dans l’état de société, où le consentement universel a déterminé ce qui est bien et ce qui est mal, et où chacun est tenu d’obéir à l’Etat. Le péché consiste donc tout simplement dans la désobéissance, laquelle est punie conséquemment par le seul droit de l’Etat ; et l’obéissance au contraire est un mérite pour le citoyen, en ce qu’elle le fait juger digne de jouir des avantages de la société. De plus, dans l’état de nature, personne n’est, du consentement commun, le maître d’aucune chose, et il n’y a rien dans la nature dont on puisse dire qu’elle appartienne à tel homme et non à tel autre. Toutes choses sont à tous, et par conséquent il est impossible de concevoir dans l’état de nature la volonté de rendre à chacun son droit, ou de dépouiller personne de sa propriété ; en d’autres termes, il n’y a dans l’état de nature ni juste ni injuste, et ce n’est que le consentement commun qui détermine dans l’état de société ce qui appartient à chacun. Par où l’on voit clairement que le juste et l’injuste, le péché et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expriment la nature de l’âme. Mais en voilà assez sur ce point.