Contre lecture

  • 15 octobre 2009

Sous l’égide de la définition du conatus spinoziste, le livre de Frédéric Lordon entend établir les fondements scientifiques d’une anthropologie économique. C’est aussi un essai remarquable sur le don, soutenu par une argumentation rigoureuse et cohérente, servie par une écriture vigoureuse et brillante. Proche de la pensée bourdieusienne d’une économie générale des pratiques, sensible aux lectures de Spinoza faites par A. Matheron et par L. Bove, le conatus est ici redéfini comme intérêt, compris comme radical intérêt à être et à persévérer dans son être. De cette forme « matricielle », peuvent alors être tirées comme on le ferait d’une définition adéquate toutes les propriétés de l’intérêt, les figures du calcul utilitariste comme celles du don en apparence désintéressé. Se trouve dès lors reconduite à une seule et même racine la fausse antinomie entre homo economicus et homo donator. C’est le premier apport de ce livre : renvoyant dos-à-dos deux paradigmes anthropologiques, il se dégage d’une polémique destinée à rester sans vainqueurs ni vaincus entre les tenants d’une « anthropologie enchantée du don » et les défenseurs d’une anthropologie utilitariste qui a servi de fondement à théorie standard de l’économie dominante. J’éviterai ici de répondre à la question de savoir si les positions défendues par certains représentants du M.A.U.S.S. ont été bien comprises ou bien caricaturées, d’une part parce que ce débat a déjà eu lieu au sein du M.A.U.S.S. lui-même, d’autre part parce que tel n’est pas l’enjeu principal du livre. Car s’il accepte de se situer dans ce débat, ce n’est pas pour s’y épuiser. Son intention est différente. Il s’agit plutôt de repenser les principes de l’anthropologie à partir de ce lieu théorique, où l’anthropologie prête ses concepts à la sphère des pratiques économiques. Le but est donc de réorienter la pensée économique à partir des principes que celle-ci emprunte à une autre science. Tel est bien l’intérêt proprement philosophique de cet ouvrage qui a attiré à juste titre l’attention autant des anthropologues, des économistes que des philosophes. Je vais donc porter l’accent sur la partie plus conceptuelle de l’essai, le premier chapitre intitulé « le problème des choses ».« Chaque chose, autant qu’il est en elle, écrit Spinoza, Ethique III, proposition 6) s’efforce de persévérer dans son être ». C’est en ce lieu que vient s’ancrer le noyau théorique du livre. Si le conatus est essentiellement effort, il est aussi fondamentalement intérêt, au sens d’un intérêt à se maintenir dans l’être, intérêt à effectuer ses puissances et à les accroître. Pour Lordon on ne sort de l’alternative des figures de l’« intérêt utilitaire » et du « désintéressement », du calcul intéressé et de l’altruisme, que par un recentrage métaphysique sur la notion d’intérêt comprise comme égocentrisme radical, au sens où exister c’est être foncièrement intéressé à soi et pour soi (p. 34-35). L’approche est classique : il s’agit de repenser l’articulation entre le plan de l’essence et celui de l’existence. Plongée dans le bain de l’histoire, l’essence métaphysique du conatus-intérêt livre sa première propriété : la pronation violente sans frein ni limites. Mouvement brut de l’intérêt à l’état de nature, le prendre pour soi, conçu ici sur le modèle de l’ingestion, du métabolisme ou de l’égoïsme de la survie, est élu à fondement de tout échange marchand. Aussi, l’effort et le processus de civilisation ne feraient que découler de cette nécessité bien humaine de juguler, aménager, détourner, éduquer cette expression primordiale du prendre, qui risque à tout moment d’éclater en violence. Don et contre-don répondent à ce même impératif de réfrènement, de domestication et de sublimation de la pulsion prédatrice, antidote à une économie générale de la violence, dans laquelle les relations des hommes aux choses précèdent les relations des hommes entre eux. Aussi est-on conduit à admettre que « le problème civilisationnel n’a pas de tâche plus urgente que la mise en forme du prendre » (p. 39), et que « le don ne pas être premier », dans la mesure où le problème primitif c’est le prendre, et que le don est une institution qui suit d’une nécessité antécédente (p. 42). Le cadre théorique s’énonce ainsi clairement : « l’anthropologie historique précède toute praxéologie sociale ».

Une perspective spinoziste ?

On peut se demander toutefois si derrière les intentions affichées d’un recours à Spinoza, ce n’est pas plutôt la pensée de Hobbes qui travaille en sous-main la partie plus théorique de l’essai. Notamment par l’idée que la dispute anarchique des choses serait au fondement de la relation entre les humains, autrement dit que « la première réciprocité négative ». Pour Frédéric Lordon c’est l’échange de coups autour d’un objet que deux puissances pronatrices se déchirent, qui inaugure tragiquement la rencontre entre deux individus (p. 52). On retrouve ici dans l’expérience de pensée imaginée pour concevoir l’entrée en société la fiction propre à la pensée politique classique qui va de Hobbes à Rousseau. Sont perceptibles aussi la veine « marxiste » et l’influence de lectures qui dans le sillage de Matheron ont voulu lire dans le conflit passionnel la constitution principielle du lien interhumain. Si l’investiture du prendre pour soi comme attribut principal de l’intérêt a bien le mérite d’indiquer les limites d’une position consistant à élire naïvement le don et la donation comme élan premier (sur cet aspect critique, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur), elle en paye le prix. Affirmer en effet que « dans le monde humain, le problème du social naît au moment où deux conatus se rencontrent et s’affrontent pour la capture d’une proie » (p. 51), c’est décider aussi que la rencontre est d’abord dispute de choses. C’est inévitablement concevoir la nature de la co-existence sur le seul modèle de la concurrence et de la lutte. Il ne s’agit pas de sous-estimer les réalités dramatiques des réciprocités négatives, mais plutôt de se demander si le lien social est pensable à partir de cette seule négativité, autrement dit si l’existence des intérêts individuels est elle-même pensable indépendamment d’un ordre de « relations aux autres », où la « relation aux choses », avancée comme première par Lordon, se trouve toujours déjà prise. Entendons-nous bien : il ne saurait être question d’aller dans le sens de ce dont l’auteur montre parfaitement les limites chez un hégélien comme Kojève, à savoir d’une primauté anthropologique des relations symboliques (le prestige) sur les rapports physiques (la relation aux choses), mais peut-être tout simplement de considérer qu’il n’y a pas l’un sans l’autre, c’est-à-dire que le moment symbolique n’est à penser ni class=’spip’après ni avant, mais avec celui des choses. Ici se joue l’un des enjeux majeurs du livre, qui affecte directement les destins d’un programme spinoziste en sciences humaines, ainsi que Frédéric Lordon entend ambitieusement le développer. Elle concerne la manière de comprendre ce que Spinoza appelait individuum, dont la première particularité est de ne pas être substantiel. Cette question nous ramène à cœur même de la notion d’intérêt individuel. Or, peut-on vraiment s’aider de Spinoza, pour soutenir avec Lordon que « l’intérêt à soi et pour soi » est encore envisageable isolément, c’est-à-dire abstraction faite de la multitude humaine dans laquelle il est non seulement historiquement, mais aussi ontologiquement inséré ? Puisqu’il n’est pas substantiel, ne faut-il pas penser plutôt que chaque conatus individuel se trouve toujours déjà pris et compris dans une vie-à-plusieurs qui en conditionne l’existence jusqu’à celle de son « soi » ? Plutôt que cette chose qui a des relations avec des choses, l’intérêt-conatus ne désigne-t-il pas plutôt un être de relations (inter-esse), notamment avec celles et ceux qui permettent d’en définir l’individualité ? Que l’on relise la définition de l’individuum, on n’y trouvera aucune substance qui précède les relations dont il se constitue, et qui le font tenir à soi comme aux autres. Dans ces conditions, ne faut-il pas penser la multitude comme ce sol d’immanence soutenant l’être des self-interests ? Dès lors il n’y aura plus motif de se demander si le conatus-intérêt est pré- ou a-social (telle est en effet la problématique hobbesienne), car l’individu ne précède pas la multitude. Ce qu’il peut y avoir d’antisocial dans les passions prédatrices et destructrices des conatus-intérêts ne remet pas en cause ses conditions de possibilité au sein d’une vie commune. Au contraire, même l’antisocialité la plus insupportable ne fait que réaffirmer les liens essentiels qui lient les individus entre eux. Quoi qu’il fasse et pense, l’individu humain a beau être de toutes ses forces contre les autres, il ne l’est jamais que tout contre eux. Telle est la condition de son être mode. Il reste que c’est avec une grande cohérence que les figures de l’intérêt sont poursuivies par Lordon jusque dans leurs derniers retranchements, là où, dans les profits déniés de la morale et dans le mensonge à soi-même du désintéressement, elles finissent par se cacher à elles-mêmes. Comme naguère La Rochefoucauld et les moralistes du grand siècle, Lordon démasque avec talent les faux-semblants de la comédie sociale (cf. le chapitre consacré aux Bienfaits de Sénèque), au risque cependant de masquer à son tour la réalité d’un être qui n’est rien sans les autres. Nous sommes singuliers parce que nous sommes plusieurs. La singularité de chacun n’existe que dans le champ d’une vie commune. La multitude est la condition et la limite de notre vouloir être absolument.

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