La pensée du Délire

  • 17 janvier 2010

Parce que la présentation de la pensée de Spinoza devant des classes de terminale est subordonnée aux objectifs de la préparation au bac et d’une simple initiation à la philosophie, ce n’est pas en tant que philosophie ’ moniste ’, ’ panthéiste ’, ou même en tant que philosophie de la joie que j’évoque la pensée de Spinoza en cours, mais plutôt en tant que philosophie du délire.

En effet, comme il ne suffit pas, selon Spinoza, de produire démonstrativement la connaissance, mais qu’il faut aussi expliquer, par cette connaissance, les erreurs qui s’y opposent, il propose, en marge de sa doctrine proprement dite, une théorie de l’origine et de la genèse de nos préjugés : ils dérivent tous de notre condition — nous sommes naturellement ignorants des causes des événements du monde, mais naturellement conscients de nos désirs — par deux types de délires ou de surinterprétations.

En effet, il suit de notre condition que nous avons l’impression de disposer d’une explication satisfaisante des phénomènes naturels une fois que nous sommes parvenus à en imaginer le but : nous projetons une structure de désir sur les phénomènes de la nature. Analysé plus précisément, ce processus explique la naissance des superstitions : chez chacun d’entre nous, le désir a des objets extérieurs dont la possession ou la privation dépendent de processus qui échappent à notre puissance. Craintive, la conscience joue alors mentalement avec la réalité en instaurant des règles d’interprétation qui mettent en relation le succès futur et un événement imminent quelconque : ’ Si le prochain oiseau qui passe vient de la droite, alors la volonté des dieux est que je gagne cette guerre. ’ Ainsi, il y a une genèse individuelle et spontanée des rituels superstitieux qui n’ont plus qu’à se diffuser et à faire oublier leur origine pour faire tradition.

Il suit aussi de notre condition que nous avons l’illusion de nous connaître parce que nous savons ce que nous désirons, alors que nous ignorons quelles sont les causes véritables des choses, et donc de nos désirs. Comme nous prenons notre savoir partiel pour un savoir total, nous pensons que notre désir n’a pas de cause et nous nous considérons, à tort, comme libres. De cette ignorance des causes internes de nos désirs, il suit aussi que nous les rationalisons en essayant de nous convaincre que c’est parce que l’objet est bon qu’on le désire, alors que c’est en réalité parce que nous le désirons que nous le trouvons bon.

Il y a de ce point de vue une Bonne Nouvelle spinoziste : toute chose peut être par accident cause d’amour... et une Mauvaise Nouvelle spinoziste : toute chose qui est objet d’amour l’est par accident.

C’est ainsi que la philosophie de Spinoza, parce qu’elle ne thématise pas seulement l’Absolu, mais aussi la production délirante de nos préjugés, constitue un dispositif puissant pour faire réfléchir les élèves et éduquer leur esprit critique.Raphaël Künstler Professeur de Philosophie au Lycée de l’Arc (Orange) Repères

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