"La vie de B. de Spinoza" - 1, par Jean Colerus

  • 24 février 2005

Spinoza, ce philosophe dont le nom fait tant de bruit dans le monde, était juif d’origine. Ses parents, peu de temps après sa naissance, le nommèrent Baruch Mais ayant dans la suite abandonné le judaïsme, il changea lui-même son nom, et se donna celui de Benoît, dans ses écrits et dans les lettres qu’il signa. Il naquit à Amsterdam, le 24 novembre, en l’année 1632. Ce qu’on dit ordinairement, et qu’on a même écrit, qu’il était pauvre et de basse extraction, n’est pas véritable. Ses parents, juifs Portugais, honnêtes gens et à leur aise, étaient marchands à Amsterdam, où ils demeuraient sur le Burgwal, dans une assez belle maison, près de la vieille Synagogue portugaise. Ses manières d’ailleurs civiles et honnêtes, ses proches et alliés, gens accommodés, et les biens laissés par ses père et mère, font foi que sa race, aussi bien que son éducation, étaient au-dessus du commun. Samuel Carceris, juif Portugais, épousa la plus jeune de ses deux sœurs. L’aînée s’appelait Rébecca, et la cadette Miriam de Spinoza, dont le fils, Daniel Carceris, neveu de Benoît de Spinoza, se porta pour l’un de ses héritiers après sa mort. Ce qui paraît par un acte passé devant le notaire Libertus Loef, le 30 mars 1677, en forme de procuration adressée à Henri Van der Spyck, chez qui Spinoza logeait lors de son décès.

SES PREMIÈRES ÉTUDES

Spinoza fit voir dès son enfance, et encore mieux ensuite dans sa jeunesse, que la nature ne lui avait pas été ingrate. On reconnut aisément qu’il avait l’imagination vive, et l’esprit extrêmement prompt et pénétrant.

Comme il avait beaucoup d’envie de bien apprendre la langue latine, on lui donna d’abord pour maître un Allemand. Pour se perfectionner ensuite dans cette langue, il se servit du fameux François Van den Ende, qui la montrait alors à Amsterdam, et y exerçait en même temps la profession de médecin. Cet homme enseignait avec beaucoup de succès et de réputation ; de sorte que les plus riches marchands de la ville lui confièrent l’instruction de leurs enfants, avant qu’on eût reconnu qu’il montrait à ses disciples autre chose que le latin. Car on découvrit enfin qu’il répandait dans l’esprit de ces jeunes gens les premières semences de l’athéisme. C’est un fait que je pourrais prouver, s’il en était besoin, par le témoignage de plusieurs gens d’honneur qui vivent encore, et dont quelques-uns ont rempli la charge d’ancien dans notre Église d’Amsterdam, et en ont fait les fonctions avec édification. Ces bonnes âmes ne se lassent point de bénir la mémoire de leurs parents, qui les ont arrachés encore à temps de l’école de Satan, en les tirant des mains d’un maître si pernicieux et si impie.

Van den Ende avait une fille unique qui possédait elle-même la langue latine si parfaitement, aussi bien que la musique, qu’elle était capable d’instruire les écoliers de son père en son absence, et de leur donner leçon. Comme Spinoza avait occasion de la voir et de lui parler très souvent, il en devint amoureux ; et il a souvent avoué qu’il avait eu dessein de l’épouser. Ce n’est pas qu’elle fût des plus belles ni des mieux faites ; mais elle avait beaucoup d’esprit, de capacité et d’enjouement ; ce qui avait touché le cœur de Spinoza, aussi bien que d’un autre disciple de Van den Ende, nommé Kerkering, natif de Hambourg. Celui-ci s’aperçut bientôt qu’il avait un rival, et ne manqua pas d’en devenir jaloux ; ce qui l’obligea à redoubler ses soins et ses assiduités auprès de sa maîtresse. Il le fit avec succès, quoique le présent qu’il avait fait auparavant à cette fille d’un collier de perles de la valeur de deux ou trois cents pistoles contribuât sans doute à gagner ses bonnes grâces. Elle les lui accorda donc et lui promit de l’épouser ; ce qu’elle exécuta fidèlement après que le sieur Kerkering eut abjuré la religion luthérienne, dont il faisait profession, et embrassé la catholique. On peut consulter sur ce sujet le Dictionnaire de M. Bayle, tome III, édit. 2, à l’article de Spinoza, à la page 2770 ; aussi bien que le Traité du docteur Kortholt De tribus Impostoribus, édit. 2, dans la préface.

A l’égard de Van den Ende, comme il était trop connu en Hollande pour y trouver de l’emploi, il se vit obligé d’en aller chercher ailleurs. Il passa en France, où il fit une fin très malheureuse, après y avoir subsisté pendant quelques années de ce qu’il gagnait à sa profession de médecin. F. Halma, dans sa traduction flamande, de l’article de Spinoza, p. 5, rapporte que Van den Ende, ayant été convaincu d’avoir attenté à la vie de Mgr le dauphin, fut condamné à être pendu et exécuté. Cependant quelques autres qui l’ont connu très particulièrement en France avouent à la vérité cette exécution, mais ils en rapportent autrement la cause. Ils disent que Van den Ende avait tâché de faire soulever les peuples d’une des provinces de France, qui, par ce moyen, espéraient rentrer dans la jouissance de leurs anciens privilèges ; en quoi il avait ses vues de son côté : qu’il songeait à délivrer les Provinces-Unies de l’oppression où elles étaient alors, en donnant assez d’occupation au roi de France en son propre pays pour être obligé d’y employer une grande partie de ses forces ; que c’était pour faciliter l’exécution de son dessein qu’on avait fait équiper quelques vaisseaux, qui cependant arrivèrent trop tard. Quoi qu’il en soit, Van den Ende fut exécuté ; mais s’il eût eu attenté à la vie du dauphin, il eût apparemment expié son crime d’une autre manière et par un supplice plus rigoureux.

SPINOZA S’ATTACHE A L’ÉTUDE DE LA THÉOLOGIE, QU’IL QUITTE POUR ÉTUDIER A FOND LA PHYSIQUE

Après avoir bien appris la langue latine, Spinoza se proposa l’étude de la théologie, et s’y attacha pendant quelques années. Cependant, quoiqu’il eût déjà beaucoup d’esprit et de jugement, l’un et l’autre se fortifiaient encore de jour à autre : de sorte que, se trouvant plus de disposition à la recherche des productions et des causes naturelles, il abandonna la théologie pour s’attacher entièrement à la physique. Il délibéra longtemps sur le choix qu’il devait faire d’un maître, dont les écrits lui pussent servir de guide dans le dessein où il était. Mais enfin, les oeuvres de Descartes étant tombées entre ses mains, il les lut avec avidité ; et, dans la suite, il a souvent déclaré que c’était de là qu’il avait puisé ce qu’il avait de connaissance en philosophie. Il était charmé de cette maxime de Descartes, qui établit qu’on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n’ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Il en tira cette conséquence, que la doctrine et les principes ridicules des rabbins juifs ne pouvaient être admis par un homme de bon sens ; puisque ces principes sont établis uniquement sur l’autorité des rabbins mêmes, sans que ce qu’ils enseignent vienne de Dieu, comme ils le prétendent à la vérité, mais sans fondement et sans la moindre apparence de raison.

Il fut dès lors fort réservé avec les docteurs juifs, dont il évita le commerce autant qu’il lui fut possible ; on le vit rarement dans leurs synagogues, où il ne se trouvait que par manière d’acquit ; ce qui les irrita extrêmement contre lui ; car ils ne doutaient point qu’il ne dût bientôt les abandonner et se faire chrétien. Cependant, à dire la vérité, il n’a jamais embrassé le christianisme, ni reçu le saint baptême ; et quoiqu’il ait eu de fréquentes conversations, depuis sa désertion du judaïsme, avec quelques savants mennonites, aussi bien qu’avec les personnes les plus éclairées des autres sectes chrétiennes, il ne s’est pourtant jamais déclaré pour aucune, et n’en a jamais fait profession.

Le sieur François Halma, dans la Vie de Spinoza, qu’il a traduite en flamand, rapporte, pages 6, 7 et 8, que les Juifs lui offrirent une pension, peu de temps avant sa désertion, pour l’engager à rester parmi eux, sans discontinuer de se faire voir de temps en temps dans leurs synagogues. C’est aussi ce que Spinoza lui-même a souvent affirmé au sieur Van der Spyck, son hôte, aussi bien qu’à d’autres, ajoutant que les rabbins avaient fixé la pension qu’ils lui destinaient à 1.000 florins ; mais il protestait ensuite que quand ils lui eussent offert dix fois autant, il n’eût pas accepté leurs offres, ni fréquenté leurs assemblées par un semblable motif ; parce qu’il n’était pas hypocrite, et qu’il ne recherchait que la vérité. M. Bayle rapporte en outre qu’il lui arriva un jour d’être attaqué par un juif au sortir de la comédie, qu’il en reçut un coup de couteau au visage ; et quoique la plaie ne fût pas dangereuse, Spinoza voyait pourtant que le dessein du juif avait été de le tuer. Mais l’hôte de Spinoza, aussi bien que sa femme, qui tous deux vivent encore, m’ont rapporté ce fait tout autrement. Ils le tiennent de la bouche de Spinoza même, qui leur a souvent raconté qu’un soir, sortant de la vieille Synagogue portugaise, il vit quelqu’un auprès de lui, le poignard à la main ; ce qui l’ayant obligé à se tenir sur ses gardes et à s’écarter, il évita le coup, qui porta seulement dans ses habits. Il gardait encore alors le justaucorps, percé du coup, en mémoire de cet événement. Cependant, ne se croyant plus en sûreté à Amsterdam, il ne songeait qu’à se retirer en quelque autre lieu à la première occasion ; car il voulait d’ailleurs poursuivre ses études et ses méditations physiques, dans quelque retraite paisible et éloignée du bruit.

LES JUIFS L’EXCOMMUNIENT

Il s’était à peine séparé des juifs et de leur communion, qu’ils le poursuivirent juridiquement selon leurs lois ecclésiastiques, et l’excommunièrent. Il a avoué plusieurs fois que la chose s’était ainsi passée, et déclaré que depuis il avait rompu toute liaison et tout commerce avec eux. C’est aussi ce dont M. Bayle convient, aussi bien que le docteur Musaeus. Des juifs d’Amsterdam, qui ont très bien connu Spinoza, m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait, ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh, rabbin alors de grande réputation parmi eux, qui avait prononcé publiquement la sentence d’excommunication. J’ai sollicité inutilement les fils de ce vieux rabbin de me communiquer cette sentence : ils s’en sont excusés sur ce qu’ils ne l’avaient pas trouvée parmi les papiers de leur père ; quoiqu’il me fût aisé de voir qu’ils n’avaient pas envie de s’en dessaisir, ni de la communiquer à personne.

Il m’est arrivé ici, à La Haye, de demander un jour à un savant juif quel était le formulaire dont on se servait pour interdire ou excommunier un apostat. J’en eus pour réponse qu’on le pouvait lire dans les écrits de Maïmonides, au Traité Hileoth Thalmud Thorah, chap. VII, v. 2, et qu’il était conçu en peu de paroles. Cependant c’est le sentiment commun des interprètes de l’Écriture qu’il y avait trois sortes d’excommunication parmi les anciens juifs ; quoique ce sentiment ne soit pas suivi par le savant Jean Seldenus, qui n’en établit que deux dans son Traité (latin) du Sanhédrin des anciens Hébreux, liv. I, chap. VII, p. 64. Ils nommaient Niddui la première espèce d’excommunication, qu’ils partageaient en deux branches : premièrement, on séparait le coupable et on lui fermait l’entrée de la Synagogue pour une semaine, après lui avoir fait auparavant une sévère réprimande, et l’avoir fortement exhorté à se repentir et à se mettre en état d’obtenir le pardon de sa faute. A quoi n’ayant pas satisfait, on lui donnait encore trente jours ou un mois pour rentrer en lui-même.

Pendant ce temps-là, il lui était défendu d’approcher personne plus près de huit ou dix pas ; et personne n’osait non plus avoir aucun commerce avec lui, excepté ceux qui lui apportaient à boire et à manger ; et cette interdiction était nommée l’excommunication mineure. M. Hofman, dans son Lexicon, t. II, p. 231, ajoute qu’il était défendu à un chacun de boire et manger avec un tel homme, ou de se laver dans un même bain ; qu’il pouvait cependant, s’il voulait, se trouver aux assemblées pour y écouter seulement, et pour s’instruire. Mais si, pendant ce terme d’un mois, il lui naissait un fils, on lui refusait la circoncision ; et si cet enfant venait à mourir, il n’était pas permis de le pleurer, ni d’en témoigner aucun deuil ; au contraire, pour marque d’une éternelle infamie, ils couvraient d’un monceau de pierres le lieu où il était inhumé, ou bien ils y roulaient une seule pierre extrêmement grosse dont ce même lieu était couvert.

M. Goerée, dans son livre intitulé Antiquités judaïques, t. I, p. 641, soutient que parmi les Hébreux personne n’a jamais été puni d’une interdiction ou excommunication particulière, n’y ayant rien de semblable parmi eux qui fût en usage, mais presque tous les interprètes des saintes Écritures enseignent le contraire, et on en trouvera peu, soit juifs ou chrétiens, qui approuvent son sentiment.

La seconde espèce d’interdiction ou excommunication était appelée Cherem. C’était un bannissement de la Synagogue accompagné d’horribles malédictions, prises pour la plupart du Deutéronome, chap. XXVIII ; c’est là le sentiment du docteur Dilherr, qui l’explique au long au t. II, Disp. Re. et Philolog., p. 319. Le savant Lightfoot, Sur la première Épître aux Corinthiens, v, 5, au t. II de ses oeuvres, p. 890, enseigne que cette interdiction ou bannissement était mise autrefois en usage lorsque, le terme de trente jours expiré, le coupable ne se présentait point pour reconnaître sa faute ; et c’est là, selon son sentiment, la seconde branche de l’interdiction ou excommunication mineure. Les malédictions qui y étaient insérées étaient tirées de la loi de Moïse, et elles étaient prononcées solennellement contre le coupable en présence des Juifs, dans une de leurs assemblées publiques. On allumait alors des cierges ou chandelles, qui brûlaient pendant tout le temps que durait la lecture de la sentence d’excommunication ; laquelle étant finie, le rabbin éteignait les cierges, pour marquer par là que ce malheureux homme était abandonné à son sens réprouvé et entièrement privé de la lumière divine. Après une pareille interdiction, il n’était pas permis au coupable de se trouver aux assemblées, même pour s’instruire et pour écouter. Cependant, on lui donnait encore un nouveau délai d’un mois, qui s’étendait ensuite jusqu’à deux et trois, dans l’espérance qu’il pourrait rentrer en lui-même, et demander pardon de ses fautes ; mais lorsqu’il n’en voulait rien faire, on fulminait enfin la troisième et dernière excommunication.

C’est cette troisième sorte d’excommunication qu’ils appelaient Schammatha. C’était une interdiction ou bannissement de leurs Assemblées ou Synagogues, sans espérance d’y pouvoir jamais rentrer ; c’était aussi ce qu’ils appelaient d’un nom particulier leur grand anathème ou bannissement. Quand les rabbins le publiaient dans l’assemblée, ils avaient, dans les premiers temps, accoutumé de sonner du cornet, pour répandre ainsi une plus grande terreur dans l’esprit des assistants. Par cette excommunication, le criminel était privé de toute aide et assistance de la part des hommes, aussi bien que des secours de la grâce et de la miséricorde de Dieu, abandonné à ses jugements les plus sévères, et livré pour jamais à une ruine et une condamnation inévitables. Plusieurs estiment que cette excommunication est la même que celle dont il est fait mention en l’Épître I aux Corinthiens, chap. XVI, v. 22, où l’apôtre la nomme Maranatha. Voici le passage : « S’il y a quelqu’un qui n’aime pas le Seigneur Jésus, qu’il soit anathème, maharam motha ou maranatha » : c’est-à-dire qu’il soit anathème, ou excommunié à jamais ; ou, suivant l’explication de quelques autres, le Seigneur vient, à savoir, pour juger cet excommunié et pour le punir. Les juifs avancent que le bienheureux Enoch est l’auteur de cette excommunication, et que c’est de lui qu’ils la tiennent, et qu’elle a passé jusqu’à eux par une tradition certaine et incontestable.

A l’égard des raisons pour lesquelles quelqu’un pouvait être excommunié, les Docteurs juifs en rapportent deux principales, suivant le témoignage de Lightfoot au lieu même que nous avons cité, à savoir, pour dettes, ou à cause d’une vie libertine et épicurienne.

On était excommunié pour dettes, lorsque le débiteur condamné par le juge à payer refusait cependant de satisfaire à ses créanciers. On l’était pareillement pour mener une vie licencieuse et épicurienne ; quand on était convaincu d’être blasphémateur, idolâtre, violateur du sabbat, ou déserteur de la religion et du service de Dieu. Car au Traité du Talmud Sanhédrin, fol. 99, un épicurien est défini un homme qui n’a que du mépris pour la parole de Dieu et pour les enseignements des sages, qui les tourne en ridicule, et qui ne se sert de sa langue que pour proférer des choses mauvaises contre la majesté divine.

Ils n’accordaient aucun délai à un tel homme. Il encourait l’excommunication, qu’on fulminait aussitôt contre lui. D’abord il était nommé et cité le premier jour de la semaine par le portier de la Synagogue. Et comme il refusait ordinairement de comparaître, celui qui l’avait cité en faisant publiquement son rapport en ces termes : « J’ai, par ordre du Directeur de l’École, cité N. N., qui n’a pas répondu à la citation, ni voulu comparaître. » On procédait alors par écrit à la sentence d’excommunication, qui était après signifiée au criminel, et servait d’acte d’interdiction ou bannissement, dont chacun pouvait tirer copie en payant. Mais s’il arrivait qu’il comparût, et qu’il persévérât néanmoins dans ses sentiments avec opiniâtreté, son excommunication lui était seulement prononcée de bouche, à quoi les assistants joignaient encore l’affront de le bafouer et de le montrer au doigt.

Outre ces deux causes d’excommunication, le savant Lightfoot, au lieu ci-devant cité, en rapporte vingt-quatre autres, tirées des écrits des anciens juifs ; mais ce qu’il dit sur ce sujet nous mènerait trop loin, et est d’une trop grande étendue pour être inséré ici.

Enfin, à l’égard du formulaire dont ils usaient dans les sentences d’excommunication publiées de bouche, ou exprimées par écrit, voici ce qu’en dit le docteur Seldenus, au lieu déjà cité, page 59, et qu’il a tiré des écrits de Maïmonides : « On énonçait premièrement le crime de l’accusé, ou ce qui avait donné lieu à la poursuite qu’on faisait contre lui ; à quoi on joignait ensuite ces malédictions conçues en peu de paroles : Cet homme, N.N., soit excommunié de l’excommunication Niddui, Cherem ou Schammatha ; qu’il soit séparé, banni, ou entièrement extirpé du milieu de nous. »

J’ai longtemps cherché quelqu’un des formulaires dont les juifs usaient dans ces sortes d’excommunications ; mais ç’a été inutilement, il n’y a point eu de Juif qui ait pu ou voulu m’en communiquer aucun. Mais enfin le savant M. Surenhusius, professeur des Langues orientales dans l’École illustre d’Amsterdam, et qui a une parfaite connaissance des coutumes et des écrits des Juifs, m’a mis en main le formulaire de l’excommunication ordinaire et générale dont ils se servent pour retrancher de leur corps tous ceux qui vivent mal et désobéissent à la Loi. Il est tiré du cérémonial des juifs nommé Colbo, et il me l’a donné traduit en latin. On peut cependant le lire dans Seldenus, p. 524, l. IV, chap. VII, de son traité De jure naturae et gentium.

Nous avons jugé à propos de le traduire et de l’insérer ici pour la satisfaction du lecteur.

FORMULAIRE D’EXCOMMUNICATION GÉNÉRALE EN USAGE PARMI LES JUIFS

Suivant ce qui a été arrêté au Conseil des Anges et jugé définitivement dans l’Assemblée des Saints, nous rejetons, bannissons, déclarons maudit et excommunié, selon la volonté de Dieu et de son Église, en vertu du Livre de la Loi, et des six cent treize préceptes qui y sont contenus ; nous prononçons le même interdit dont usa Josué à l’égard de la ville de Jéricho ; la même malédiction dont Élisée maudit ses enfants badins et insolents aussi bien que son serviteur Gehazi ; le même anathème dont usa Barak à l’égard de Meros, la même excommunication dont usaient anciennement les membres du Grand Conseil, et que Jehuda fils d’Ézéchiel fulmina aussi contre son serviteur, comme il est marqué dans le Gemarat au titre Keduschin, p. 70. Enfin, sans excepter aucune des malédictions, des anathèmes, des interdits, des excommunications, qui ont été fulminés depuis le temps de Moïse, notre Législateur, jusqu’au jour présent ; nous les prononçons toutes au nom d’Achthariel qui est aussi nommé Iah, le Seigneur des batailles ; au nom du grand Prince Michel ; au nom de Mettateron, dont le nom est semblable à celui de son Maître ; au nom de Sardaliphon, dont l’occupation ordinaire est de présenter à son Maître des fleurs et des guirlandes, c’est-à-dire d’offrir les prières des enfants d’Israël devant le trône de Dieu ; en ce nom enfin qui comprend quarante-deux lettres, c’est à savoir :

Au nom de celui qui est apparu à Moïse dans le buisson. En ce nom par lequel le même Moïse a ouvert et fendu les eaux de la mer Rouge ; au nom de celui qui a dit : Je suis celui qui suis, et qui serai ; par les profondeurs mystérieuses du grand nom de Dieu JEHOVA ; par les saints commandements gravés dans les deux Tables de la Loi ; au nom du Seigneur enfin le Dieu des batailles, qui repose au-dessus des Chérubins ; au nom des Globes, des Roues, et des Bêtes mystérieuses qu’Ézéchiel a vues ; au nom de tous les saints Anges qui assistent devant le Très-Haut, toujours prêts à exécuter ses ordres, nous excommunions tout et un chacun des enfants d’Israël, fils et filles, qui en quelque manière viole volontairement même un seul des commandements de l’Église, lesquels doivent être observés religieusement et avec le plus grand respect. Qu’il soit maudit par l’Éternel, le Dieu d’Israël qui est assis au-dessus des Chérubins, dont le nom saint et redoutable fut prononcé par le Souverain Pontife au grand jour de propitiation. Qu’il soit maudit dans le ciel et sur la terre, de la bouche même du Dieu tout-puissant. Qu’il soit maudit au nom du grand Prince Michel ; au nom de Mettateron dont le nom est tout semblable à celui de son maître (les lettres de ce mot Mettateron produisent le même nombre que le mot Schadaï ; le Tout-Puissant, à savoir trois cent quatorze). Qu’il soit maudit au nom d’Achthariel Iah qui préside aux batailles de par l’Éternel ; au nom de ces Bêtes saintes et Roues mystérieuses ; qu’il soit maudit de la propre bouche des Séraphins ; qu’il soit enfin maudit au nom de ces Anges administrateurs ; qui sont toujours présents devant Dieu pour le servir en toute sainteté et pureté.

Est-il né en Nisan (mars), mois dont la direction est assurée à Uriel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche d’Uriel et de la bouche des Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Ijar (avril), mois dont la direction est assignée à l’Ange Zéphaniel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Zéphaniel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né dans le mois Sivan (mai), dont l’Ange qui en a la direction s’appelle Amniel ? Qu’il soit maudit de la bouche d’Amniel et de la bouche de tous les Anges de sa bande.

Est-il né en Thamnus (juin), mois dont la direction est assignée à l’Ange Peniel ? Qu’il soit maudit de la bouche de Peniel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né dans le mois Abb (juillet), dont la direction est assignée à l’Ange Barkiel et à ceux de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Barkiel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né dans le mois nommé Elul (août), dont la direction est assignée à l’Ange Periel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Periel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Isri (septembre), mois dont la direction est commise à Zuriel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Zuriel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né dans le mois nommé Marcheseh (octobre), dont la direction est commise à Zachariel et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Zachariel et de la bouche de tous les Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Hisleu (novembre), mois dont la direction est assignée à l’Ange Adoniel et à ceux de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche d’Adoniel et de la bouche des Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Jevat (décembre), mois dont la direction est commise à l’Ange Anaël et aux Anges de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche d’Anaël et de la bouche des Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Schevat (janvier), mois dont la direction est assignée à l’Ange Gabriel et à ceux de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Gabriel et de la bouche des Anges dont il est le Chef.

Est-il né en Adar (février), mois dont la direction est assignée à l’Ange Rumiel et à ceux de sa bande ? Qu’il soit maudit de la bouche de Rumiel et de tous les Anges dont il est le Chef.

Qu’il soit maudit de la bouche des sept Anges qui président sur les sept jours de la semaine, et de la bouche de tous les Anges qui les suivent et combattent sous leurs enseignes. Qu’il soit maudit de la bouche des quatre Anges qui sont établis pour présider sur les quatre saisons de l’année, et de la bouche de tous les Anges qui les suivent et combattent sous leurs enseignes. Qu’il soit maudit de la bouche des sept Principautés. Qu’il soit maudit de la bouche du Prince de la Loi, qui s’appelle Couronne et Sceau.

Qu’il soit maudit en un mot de la bouche du Dieu fort, puissant et redoutable. Nous supplions ce grand Dieu de confondre un tel homme, et de hâter le jour de sa chute et de sa destruction. Dieu, le Dieu des Esprits veuille l’abaisser au-dessous de toute chair, l’extirper, le perdre, l’exterminer et l’anéantir. Les jugements secrets du Seigneur, l’orage et les vents les plus contagieux doivent tomber sur la tête des impies ; les Anges exterminateurs doivent fondre sur eux. De quelque côté que se trouve l’impie, il ne trouvera jamais que contradiction, obstacle et malédiction. Son âme, à sa mort, abandonnera son corps, livrée aux plus vifs sentiments d’effroi, d’horreur et d’angoisse. Il lui sera alors impossible d’éviter le coup du trépas et les jugements de Dieu. Que Dieu fasse tomber sur lui les maux les plus aigus et les plus violents. Qu’il périsse par l’épée, d’une fièvre ardente, de consomption, desséché par le feu au dedans, et consumé de lèpre et d’apostumes au dehors. Que Dieu le poursuive jusqu’à ce qu’il soit entièrement détruit et exterminé. L’impie aura le sein percé de sa propre épée ; son arc sera brisé ; il sera comme la paille qui sert de jouet au vent, et l’Ange du Seigneur le chassera et le fera fuir de toutes parts. L’Ange du Seigneur le poursuivra dans l’obscurité, dans les lieux glissants, où sont les sentiers du méchant et ses issues. Sa ruine arrivera lorsqu’il s’y attendra le moins. Il se verra pris au piège qu’il aura tendu lui-même en secret. Chassé de dessus la face de la terre, il passera de la lumière aux ténèbres éternelles. L’oppression et l’angoisse le saisiront de toutes parts. Ses yeux verront sa condamnation. Il boira la coupe de l’indignation de l’Éternel, dont la malédiction le couvrira comme ses propres vêtements. La terre l’engloutira. Dieu l’exterminera et lui fermera à jamais l’entrée de sa maison. Que Dieu ne lui pardonne jamais ses péchés. Que la colère et l’indignation du Seigneur l’environnent et fument à jamais sur sa tête. Que toutes les malédictions contenues au Livre de la Loi reposent sur lui. Que Dieu l’efface de son Livre, le sépare à sa ruine de toutes les tribus d’Israël, et lui donne pour partage toutes les malédictions exprimées au Livre de la Loi.

Mais vous qui êtes encore aujourd’hui vivants, attachez-vous à servir le Seigneur votre Dieu, qui a béni Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, David, Salomon, les prophètes d’Israël, et tant de gens de bien répandus parmi les Gentils. Qu’il plaise à ce grand Dieu de répandre ses bénédictions sur cette sainte assemblée, aussi bien que sur les autres saintes assemblées, et les membres qui les composent. Dieu veuille les prendre tous en sa sainte garde, excepté celui-là seul qui viole notre présente déclaration, les préserver en ses grandes compassions, et les délivrer de toutes sortes de misères et d’oppression. Dieu leur accorde à tous une longue suite d’années ; qu’il bénisse et fasse réussir toutes leurs entreprises. Puisse, enfin, ce grand Dieu leur accorder bientôt cette grande délivrance qu’ils attendent avec tout Israël. Et ainsi s’accomplisse sa volonté et son bon plaisir. Amen.

Spinoza s’étant séparé ouvertement desJuifs, dontil avait auparavant irrité les docteurs en les contredisant et découvrant leurs fourberies ridicules, on ne doit pas s’étonner s’ils le firent passer pour un blasphémateur, un ennemi de la loi de Dieu et un apostat, qui ne s’était retiré du milieu d’eux que pour se jeter entre les bras des infidèles ; et il ne faut pas douter qu’ils n’aient fulminé contre lui la plus terrible des excommunications. C’est aussi ce qui m’a été confirmé par un savant juif, qui m’a assuré qu’au cas que Spinoza ait été excommunié, c’était certainement l’anathème Schammatha qu’on avait prononcé contre lui. Mais Spinoza n’étant pas présent à cette cérémonie, on mit par écrit sa sentence d’excommunication, dont copie lui fut signifiée. Il protesta contre cet acte d’excommunication, et y fit une réponse en espagnol qui fut adressée aux rabbins, et qu’ils reçurent comme nous le remarquerons dans la suite.


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