"Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problème de sa traduction", par Pierre-François Moreau

  • 13 août 2005

Il sera question ici précisément de la série des termes qui désignent l’âme ou l’esprit : mens, anima, animus, spiritus, cor, etc. J’ai eu l’occasion de travailler sur cette question en préparant le volume consacré au Traité théologico-politique dans la nouvelle édition des oeuvres complètes de Spinoza (PUF,1999). Le texte de ce volume a été établi par Fokke Akkerman, la traduction française par Jacqueline Lagrée et moi-même ; mais nos choix ont été discutés avec l’ensemble du Groupe de recherches spinozistes et comparés à ceux qui ont été effectués par d’autres spécialistes dans d’autres langues. Il s’agit donc d’un véritable travail d’équipe, qui nous a donné l’occasion de réfléchir sur les difficultés internes de ce lexique et sur les problèmes que pose sa transposition dans plusieurs autres langues.
La première difficulté est bien connue de tous ceux qui ont eu à traduire du latin ou du néo-latin, ou simplement à enseigner la doctrine d’un philosophe s’exprimant dans cette langue. Le vocabulaire par lequel la langue latine désigne les réalités psychologiques (au sens étroit : non pas les passions, mais le siège des idées et des sentiments) est plus riche que celui des langues modernes ; il a en outre varié dans son usage d’un philosophe à l’autre : par exemple Lucrèce distingue animus et anima d’une façon tout à fait spécifique, marquée par sa conception épicurienne de la matérialité des corps, et dont on ne peut présumer la présence chez personne d’autre. Avant de traduire un texte impliquant de façon théorique l’âme ou l’esprit, il faut donc à chaque fois non seulement se demander ce que signifie tel ou tel mot, mais aussi reconstruire le système, la série, où chacun reçoit ses déterminations et marque ses frontières avec son voisin. Bien entendu un même mot peut aussi avoir plusieurs sens et être dans l’une de ses acceptions quasi-synonyme d’un autre mot, qui, lui, ne partagera pas toutes ces possibilités. Enfin deux mots peuvent avoir le même sens, au moins partiellement, mais ne pas s’utiliser dans les mêmes contextes.
Une seconde difficulté tient à la situation de la psychologie au XVIIe siècle : c’est le moment où les grandes philosophies rationalistes construisent une nouvelle vision de l’âme humaine - qu’il s’agisse de Descartes, de Hobbes, de Spinoza. Cette nouvelle vision rompt avec l’héritage platonicien, aristotélicien ou augustinien, même si elle en récupère tel ou tel aspect secondaire. Elle se fonde notamment sur une nouvelle conception des rapports de l’âme et du corps, à l’époque où celui-ci est étudié par la nouvelle science de l’étendue - la physique galiléenne - et par la nouvelle connaissance de la vie - depuis Vésale jusqu’à Harvey. Elle met aussi en oeuvre la nouvelle exploration du moi engagée dans des démarches aussi diverses que la mystique et la spiritualité, l’exploration médicale des passions, la théorie de la connaissance. Or toutes ces nouveautés conceptuelles, qui bouleversent une tradition, doivent s’exprimer dans le lexique latin hérité de cette tradition ; elles doivent aussi, pour les écrits en langue vulgaire, forger ou remanier un lexique marqué par la recherche d’équivalences avec le latin. Il ne faut pas négliger non plus que ces doctrines doivent articuler leurs thèses avec la théologie chrétienne dont se réclament, avec des variantes de confession et de distance théorique (certains adhèrent fermement à une des interprétations du christianisme, d’autres en créent une par eux-mêmes, d’autres enfin se contentent de ne pas le contredire ouvertement), à peu près tous ces auteurs ; et cette théologie exprime ses propres thèses (immortalité de l’âme humaine, donc problème de sa différence avec l’âme des bêtes, et, dès lors, question du statut de cette âme des bêtes...) dans le même vocabulaire, qui véhicule donc aussi cet autre héritage de problèmes et de connexions.
Une troisième difficulté enfin tient à l’évolution propre du système de Spinoza. D’une part une des caractéristiques de son système consiste à unifier connaissance et passions : l’âme humaine est l’idée du corps, cette idée possède elle-même des idées, adéquates et inadéquates, du monde, de son corps et d’elle-même, et l’inadéquation des idées est la condition des passions. C’est donc bien la même réalité "mentale" qui est le siège des processus épistémologiques et psychologiques. D’autre part, on a pu montrer que le lexique où le système s’exprime et s’édifie évolue (cf. Emilia Giancotti Boscherini : "Sul concetto spinoziano di mens", in G. Crapulli et E. Giancotti Boscherini : Ricerche lessicali su opere di Descartes e Spinoza, Rome, Ateneo, 1969) : le terme anima est de moins en moins utilisé et est toujours remplacé par mens. Enfin il faut rappeler une difficulté supplémentaire : nous ne possédons pas ce qui fut sans doute l’original latin du Court Traité mais seulement une traduction néerlandaise.

Comment traduire la série des termes par lesquels le TTP désigne l’âme humaine ? Spinoza utilise une grande variété de termes, à la fois pour expliquer ou commenter des textes d’autrui (notamment bibliques) et pour exposer ses propres idées. Nous possédons en français les mots : âme, esprit, pensée, coeur...Dès qu’on essaie d’établir une correspondance entre mots latins et français, on se heurte à l’irritante impression qu’il existe toujours un terme de plus en latin : si on rend anima par âme, il reste esprit pour animus, mais que faire de mens ? Si au contraire on décide de rendre animus par coeur, en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des résonances affectives que le mot français coeur possède aussi ("macte animo !") - alors comment traduire le latin cor ? Enfin il faut ajouter à cela une difficulté supplémenatire : toute la seconde partie du premier chapitre du TTP est consacrée à élucider le sens de l’expression "Spiritus Dei" et, dans cette opération, Spinoza commence par répertorier tous les emplois de l’hébreu ruagh (que Spinoza rend en latin par spiritus) : nous avons donc là un terme supplémentaire qui se trouve confronté à tous les autres - puisque le répertoriage s’accompagne d’une série de traductions : spiritus signifie dans certains cas mens, dans d’autres animus, etc. Le traducteur se trouve donc ici devant un problème de double traduction. En outre, si, comme semblerait y conduire l’étymologie, on décide de rendre spiritus par "esprit" - dès lors le terme "esprit" devient indisponible pour les autres termes de la série.
Nous avons beaucoup réfléchi et discuté sur ces problèmes. Voici comment nous avons tenté de les résoudre.
Tout d’abord il faut éliminer un faux problème et une fausse solution. Certains traducteurs et commentateurs français ont insisté sur le fait que le mot "âme" suggèrerait une interprétation spiritualiste du spinozisme ; il faut donc, selon eux, traduire nécessairement mens, dans l’Ethique ou le TTP, par "esprit", parce que ce terme prendrait en compte la révolution opérée par Spinoza dans l’étude des réalités mentales et sa rupture avec la tradition judéo-chrétienne. Il s’agit d’un faux problème parce que ce choix projette sur un texte du XVIIe siècle un débat interne à la philosophie française du XIXe et du XXe siècle : Spinoza ne se soucie pas de trancher dans de tels conflits. Il s’agit aussi d’une fausse solution : le mot français "esprit" n’est pas plus éloigné du spiritualisme que le mot "âme" : il en est même plus proche étymologiquement.
Dans le même ordre d’idées, il faut rejeter un argument qu’on rencontre parfois dans la discussion : celui selon lequel Spinoza aurait lui-même indiqué qu’il ne fallait pas traduire mens par "âme" (voir Principia I, déf.6 : "Je parle ici de mens plutôt que d’anima". Mais il ajoute : "parce que le mot anima est équivoque et souvent pris pour désigner une substance corporelle"). En effet, dans le dernier chapitre des Cogitata metaphysica (II,12), il critique les philosophes qui se trompent sur l’âme. Mais il est clair que Spinoza discute ici à l’intérieur du lexique latin et ne se prononce pas sur une question de traduction en une autre langue. Pour comprendre ce qu’il dit comme une critique de l’emploi du mot âme en français, il faudrait déjà avoir résolu la question de l’équivalence entre anima et âme. Or c’est précisément ce qui est en question. En fait Spinoza n’est pas gêné par le mot anima parce qu’il est trop spiritualiste mais au contraire parce qu’il est trop matérialiste, ou "corporaliste" : anima implique à ses yeux (et conformément à une longue tradition) un mélange illégitime de la pensée avec l’étendue, dans la mesure où on entend souvent par ce terme ce qui anime le corps. En réalité, le choix entre mens et anima renvoie chez Spinoza à deux problèmes théoriques différents, que les commentateurs ont parfois tendance à confondre. Le premier, qui tire les conséquences de la naissance d’une science de l’étendue, implique une position commune à Spinoza et à tous les penseurs de l’horizon post-cartésien : la séparation nette entre étendue et pensée (quelles que soient les difficultés qui se posent ensuite pour savoir si une causalité est possible entre les deux domaines). Le second, qui est propre à Spinoza, tient à son effort pour unifier les aspects cognitifs et émotifs de l’âme (cf. Ethique, II, axiome 3 : "Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir ou tout autre pouvant être désigné par le nom d’affection de l’âme qu’autant qu’est donnée dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée,etc.") ; c’est la première position qui dicte l’éviction progressive de anima ; c’est la seconde qui conduit à ne pas remplacer anima par un autre mot à côté de mens, mais charge au contraire celui-ci de tous les aspects.
Le traducteur français de l’Ethique se trouvera donc devant une aporie : nous n’avons pas en français de mot qui se réfère aux deux domaines à la fois - la fonction de connaissance (la mens comme formant les idées) et la fonction passionnelle (la mens comme vivant les passions) ; mais s’il y a une différence, dans le français actuel entre "esprit" et "âme" elle est là ; comme l’a fait remarquer Jean-Marie Beyssade, nous entendons par l’expression "état d’âme" une dimension émotive dont l’expression "état d’esprit" semble dépourvue. Ici l’usage de la langue paraît indiquer une différence qui imposera d’emblée au lecteur un autre horizon. Peut-être l’unification conceptuelle à laquelle parvient Spinoza dans l’Ethique doit-il amener à préférer "âme" pour souligner cette annexion du sentiment par la mens.
Mais qu’en est-il dans le TTP ? Nous avons estimé que l’évolution de Spinoza et les différents contextes (horizon et références) dans lesquels ses oeuvres sont rédigées nous oblige à trouver une solution spécifique pour chaque ouvrage, sans préjuger de celle qui est adéquate pour un autre. Par exemple, dans le TTP le rapport aux textes scripturaires est essentiel ; mais il faut aussi distinguer le style de Spinoza quand il cite ou commente (dans le commentaire, le vocabulaire de la citation commentée se maintient souvent) et quand il expose ses idées sur leur propre base (passages où le vocabulaire se fait plus original). Par exemple, l’usage de spiritus dans le ch. I devait être l’objet d’un traitement spécifique. De même cor renvoie presque toujours à des citations, notamment de Paul.
Du fait que spiritus est utilisé exclusivement pour rendre ruagh, nous l’avons considéré non comme un terme de la série mais comme une sorte de symbole, auquel les vrais termes sont confrontés tour à tour : il est moins une traduction (ce qui impliquerait une analyse des champs sémantiques) qu’un représentant dans le latin qui permet la traduction (donc qui est antérieur à l’analyse sémantique et seul la rend possible). Nous avons donc décidé de le traduire en français d’une façon lourdement marquée, par "Esprit", avec un E majuscule, sans aucune variation.
Parmi les autres termes, nous avons considéré que mens était un terme fort qui signifiait la connaissance ou l’intention. Nous l’avons donc rendu par "esprit" (avec une minuscule) ou "pensée", en préférant systématiquement "pensée" dans les phrases où mens et spiritus apparaissent tous les deux ; sans quoi le même mot serait apparu deux fois avec la seule distinction de la majuscule et de la minuscule à l’initiale, ce qui serait acceptable dans une langue artificielle, mais parfaitement insupportable dans une langue naturelle. Le mot anima a été traduit par "âme" ou par principe de vie, pour souligner le sens vital, presque biologique, qui certes ne correspond pas à l’interprétation philosophique de Spinoza, mais qu’il trouve dans le langage courant et dans la pensée des auteurs qu’il cite. Nous avons considéré animus comme un terme faible, c’est-à-dire que, s’il a parfois un sens propre, il sert souvent, comme c’est courant en latin, à introduire un adjectif qui porte la signification véritable de l’expression : dans le premier cas, nous l’avons rendu par "âme", car il exprime les aspects émotifs ou affectifs ; dans le second, nous n’avons pas hésité à le faire disparaître et à traduire plutôt le verbe ou l’adjectif qui l’accompagnait. Enfin le mot cor a été rendu par coeur, le sens métaphorique étant souligné par Spinoza lui-même (ch.III,§7 : "chez les Hébreux, le coeur était considéré comme le siège de l’anima et de l’intellectus"), et existant aussi en français ; ce choix nous a interdit d’utiliser coeur pour animus, même quand cela aurait été sémantiquement possible, afin d’éviter des confusions.
On remarquera que nos choix ont été guidés non par un simple répertoriage (ce qui nous aurait conduits à chercher un équivalent par mot) mais plutôt par le double souci de prêter attention aux caractéristiques d’une langue naturelle, notamment lorsqu’elle se charge de plusieurs couches sémantiques et lexicales par le biais des traditions et sphères de citations ; et de distinguer entre les différentes valeurs théoriques des mots (termes forts, termes faibles) qui supposent un degré de fixation théorique différent et impliquent donc une hiérarchisation différente entre constitution d’un lexique spécialisé et adaptation au contexte littéraire.

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