Lettre 37 - Spinoza à Bouwmeester (10 (?) juin 1666)

Sur la méthode

  • 31 juillet 2005


Lettre précédente à Bouwmeester : Lettre 28 - Spinoza à Bouwmeester (juin 1665).


Au très savant M. Jean Bouwmeester,
B. de Spinoza.

Monsieur et ami fidèle entre tous,

Je n’ai pu répondre plus tôt à votre lettre reçue depuis longtemps, j’en ai été empêché par diverses occupations et divers soucis dont j’ai de la peine à me dégager. Je ne veux cependant pas, jouissant d’un peu de relâche, manquer à mon devoir, et en premier lieu je tiens à vous remercier de cette amitié et de cette obligeance dont vous m’avez souvent donné la preuve par des actes et dont votre lettre est un témoignage plus que suffisant, etc...

Je passe donc à la question que vous posez en ces termes : Y a-t-il ou peut-il y avoir une méthode par laquelle nous puissions en toute sécurité et sans ennui progresser dans la réflexion sur les sujets les plus élevés ? Ou, de même que nos corps, nos âmes sont-elles exposées aux accidents et nos pensées sont-elles dirigées par le hasard plus que par l’art ?

Je pense répondre de façon satisfaisante en montrant qu’il doit y avoir nécessairement une méthode par laquelle nous pouvons diriger et enchaîner nos perceptions claires et distinctes et que l’entendement n’est pas comme le corps exposé aux accidents. Cela résulte de cela seul qu’une perception claire et distincte ou plusieurs perceptions de cette sorte à la fois peuvent être cause absolument d’une autre perception également claire et distincte. Bien plus, toutes les perceptions claires et distinctes que nous formons ne peuvent provenir que d’autres perceptions claires et distinctes qui sont en nous et ne reconnaissent aucune cause extérieure. D’où suit que les perceptions claires et distinctes que nous formons dépendent de notre seule nature et de ses lois fermes et invariables, c’est-à-dire de notre propre puissance, non du tout du hasard, ou, ce qui revient au même, de causes qui, bien qu’elles agissent aussi suivant des lois fermes et invariables, nous sont inconnues et sont étrangères à notre nature et à notre puissance. Pour les autres perceptions je reconnais qu’elles dépendent au plus haut point du hasard. On voit par là clairement quelle doit être la méthode et en quoi elle consiste essentiellement, à savoir dans la seule connaissance de l’entendement pur, de sa nature et de ses lois. Pour l’acquérir il est nécessaire avant tout de distinguer entre l’imagination et l’entendement, c’est-à-dire entre les idées vraies et les autres, celles qui sont forgées, fausses, douteuses et, en un mot, toutes celles qui dépendent de la seule mémoire. Pour comprendre cela, autant du moins que l’exige la méthode, il n’est pas nécessaire de connaître la nature de l’âme par sa cause première, on peut se contenter d’une petite connaissance descriptive des idées comme celle qu’enseigne Bacon. Je pense par ce peu de paroles avoir donné de la vraie méthode une idée claire et assez exacte et avoir montré en même temps par quelle voie nous y parvenons. Il me faut toutefois observer que pour toute entreprise de cette nature une méditation assidue et la plus grande fermeté de dessein sont indispensables et que l’on ne peut satisfaire à ces conditions qu’en instituant une certaine règle de vie et en se prescrivant à soi-même un but bien déterminé. Mais en voilà assez pour le moment. Portez-vous bien et aimez qui vous aime de cœur.

B. de Spinoza.
Voorburg, juin 1666.


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