"Modernité de Spinoza", par Warren Montag

  • 5 mai 2004

Quelles sont les formes de l’actualité de Spinoza, les effets théoriques dont il est la cause immanente ? Le premier site dans l’immanence de Spinoza est un réseau de problèmes autour des concepts d’expression et de représentation (s’il est nécessaire d’attacher des noms à ce champ hautement complexe et différencié, on pourrait mentionner ceux de Derrida, de Foucault, de Deleuze, et peut-être même d’Althusser). L’affirmation de Derrida à propos de la forme précise de cette problématisation du signe linguistique pourrait servir ici de point de référence « L’époque du signe est essentiellement théologique ». Les théories de la signification sont enracinées dans la théologie (spécialement la notion de création) au point qu’elles semblent inéluctablement en référer à une hiérarchie de l’être, selon laquelle le terme originel, qui est exprimé ou représenté, est plus réel que le terme second, qui exprime ou représente, et qui doit être considéré inévitablement comme dérivé ou secondaire, comme une répétition qui est en quelque sorte moins que ce qu’elle répète. Deleuze, en particulier, a identifié la manière dont Spinoza a radicalisé cette relation dans sa discussion sur la substance, les attributs et les modes dans lesquels elle s’exprime. En effet, non seulement Spinoza fait apparaître comme plus profondément insatisfaisant encore tout schème d’expression ou de représentation avec sa thèse qu’il n’existe qu’une seule substance, indivisible et consistant en une infinité d’attributs Dieu (et comment des parties de Dieu pourraient-elles être moins réelles que d’autres ? Comment le corps pourrait-il avoir moins de rapport à l’essence divine que l’esprit ? Bref, comment une hiérarchie ontologique pourrait-elle être possible ?). Mais encore Spinoza semble ouvrir la possibilité de penser autrement, d’une nouvelle façon. Pour Spinoza, la substance n’est pas antérieure, logiquement ou chronologiquement, à ses attributs : la cause ne précède pas ses effets ; le tout, ses parties ; ou l’unité, la division. Bien plutôt la substance est « son » infinie diversité ; elle se réalise dans sa diversité et dans rien d’autre que le procès de son autoproduction sans commencement ni fin (par-delà toute téléologie, sans buts ou direction) selon l’infinité de ses attributs. En opposition à Hegel, qui voyait la philosophie de Spinoza comme une << intuition orientale de l’Identité Absolue », une « négation de tout ce qui est particulier », Macherey nous révèle le Spinoza penseur d’un univers composé d’essences singulières, qui sont à leur tour composées ou composantes de combinaisons d’essences singulières, et ainsi à l’infini. Comme Spinoza le démontre dans la dernière partie de l’Éthique, on connaît Dieu par la connaissance des choses singulières. Pour Luce Irigaray, la manière dont Spinoza questionne la problématique de l’expression déstabilise la hiérarchisation habituelle de l’opposition homme-femme selon laquelle la femme fonctionne comme une sorte d’enveloppe pour l’homme, recouvrant son essence tout en lui restant extérieure - et donc comme un dehors, une surface, un au-delà, venant à l’existence, si jamais elle y parvient, par accident plus que par nécessité. L’affirmation des surfaces par Spinoza permet à la singularité de la femme d’être pensée. C’est autour de cet ensemble de problèmes que Spinoza apparaît penser aux limites, non de la pensée de son temps, mais du nôtre, révélant les limites comme limites et rendant ainsi possible de traverser des lignes autrefois considérées comme des horizons absolus.

Un autre point nodal d’investigation théorique et de débat dans les dernières décennies a été la notion d’individu en tant que sujet souverain. Le travail de Lacan et de son école, l’essai célèbre d’Althusser Idéologie et appareils idéologiques d’État, et le Surveiller et Punir de Foucault sont quelques-uns des moments les plus notables de ce processus. Un questionnement a été ouvert sur cette conception centrale de la réflexion légale, politique, philosophique et esthétique depuis le XVIIe siècle qui fait de l’individu (dont l’existence est donnée) l’origine du désir, de la pensée, du discours et de l’action. Si anomal dans son propre temps que son effort ne pouvait être pleinement compris avant le nôtre, Spinoza dénonça l’illusion qui faisait de l’individu humain un empire dans un empire, échappant à l’ordre de la nature et maître de ses propres désirs et pensées. Ici, Spinoza renverse deux hiérarchies qui peuvent toutes deux être considérées comme historiquement constitutives de la notion de sujet. Premièrement, la thèse que l’esprit gouverne et détermine le corps. Il contre cette conception en objectant que notre supposition d’une maîtrise de l’esprit sur le corps nous a empêché de poser la question fondamentale : que peuvent faire les corps en tant que corps seulement, déterminés simplement par d’autres corps, sans l’intervention de l’esprit ? Deuxièmement, Spinoza refuse l’idée que l’esprit peut parvenir à une maîtrise des émotions qui, d’après lui, doivent être étudiées selon les rapports de force et la nécessité qui leur est propre, sans référence à une cause transcendante. Mais la double illusion d’un individu-sujet, maître de lui-même et auteur de ses actions, n’est pas simplement un effet de l’imagination (le premier des trois genres de connaissance d’après Spinoza), c’est également le centre d’un système de superstition (avec ses appareils et ses pratiques - Althusser reconnaît en Spinoza le premier à former le concept de discipline au sens de Foucault) qui détermine le peuple non seulement à obéir aux prêtres et aux despotes, mais à vivre leur obéissance comme une forme de liberté et à ne désirer rien d’autre que ce qui leur est commandé. Comment pourrait-on expliquer autrement le fait que les hommes si souvent « voient le meilleur et font le pire », qu’ils combattent et meurent pour le tyran qui les opprime avec la même ferveur que s’ils étaient en train de combattre pour leur propre bien-être, qu’ils sacrifient enfin leur puissance et leurs plaisirs au Sujet suprême et originel, Dieu, dont l’amour pour eux, à ce qu’ils imaginent, s’accroît à la mesure de leur souffrance ? (on reconnaîtra ici quelques-uns des thèmes majeurs de l’essai d’Althusser Idéologie et appareils idéologiques d’État).

Pour finir, le domaine de la théorie politique a connu récemment une reviviscence massive du libéralisme : la société en tant qu’association volontaire d’individus originellement libres et égaux dont le seul consentement est la fondation légitime de toute collectivité, d’individus autonomes calculant rationnellement leurs bénéfices spécifiques, et la politique des lois et des droits ont connu une résurgence à gauche comme à droite. Le marxisme universitaire anglo-américain, en particulier, a embrassé avec grand enthousiasme le cadre de la pensée juridico-politique des XVIIe et XVIIIe siècles. L’État, qui naguère représentait, au moins pour certains, ce qui devait être aboli si la libération humaine venait à accomplissement, est devenu maintenant une nécessité perpétuelle ; non plus un obstacle à la démocratie réelle, mais, selon des philosophes politiques comme John Rawls, l’institution qui, par la médiation des conflits d’intérêts des individus et des groupes constituant la société civile, va à elle seule garantir la liberté et la justice démocratique.

Ici, Spinoza est à nouveau anomal, mais d’une anomalie qui par sa radicale extériorité à la problématique libérale rend possible une critique de celle-ci. Premièrement, Spinoza refuse toute dissociation du droit et de la puissance : il n’y a aucun sens à parler d’un droit qu’on posséderait de faire ce que nous n’avons pas le pouvoir de faire. Une fois qu’on a conçu la politique comme puissance, l’individu cesse d’être une unité d’analyse signifiante. Car la puissance d’un individu considéré comme séparé et autonome est théoriquement négligeable. Mais la critique spinoziste du libéralisme est moins un rejet total de ses postulats que, comme Balibar l’a soutenu, une manière de faire travailler de l’intérieur les conflits constitutifs de la théorie politique libérale. Ainsi, Spinoza parle, dans le Tractatus Theologico-Politicus, d’un contrat ou pacte (Factum) entre le souverain et le peuple, alors même qu’il prive la notion de contrat de toute fonction normative ou d’une existence idéale.

Le contrat devient pour lui un concept explicatif qui nous permet de comprendre le rapport de force précis sur lequel une société donnée repose à un moment donné de son histoire : chaque contrat est singulier en ce qu’il explique les rapports de forces spécifiques qui constituent une société donnée. S’agit-il d’un cas où le langage de l’ennemi est retourné contre l’ennemi, comme le suggère Althusser, d’une subversion de la pensée juridique dans les termes des concepts juridiques, ou d’une étape nécessaire dans le développement de Spinoza ? Il est difficile de le dire. On peut affirmer néanmoins avec certitude que la notion de contrat est totalement absente de sa dernière oeuvre, le Tractatus Politicus inachevé. Il ne peut pas y avoir de contrat parce qu’il n’y a pas d’état présocial, état de nature peuplé d’individus dissociés tel que l’avait imaginé Hobbes. Parce que des individus isolés ne possèdent même pas la puissance suffisante à assurer leur propre subsistance, la société existe toujours déjà sous quelque forme. Il n’y a donc aucune transition d’un état de nature à l’état social, pas plus qu’il n’y a un moment fondateur ou constitutionnel dans la vie d’une société. La politique n’est plus centrée sur la relation, harmonieuse ou conflictuelle, entre les individus et l’État ; non que les individus aient disparu dans la nuit noire du social, mais parce que les individus se combinent inévitablement avec d’autres individus, que ce soit par l’« imitation des affects » qui les lie ensemble ou par les effets socialisant des appareils religieux et politiques (processus qui opèrent tous deux indépendamment de la volonté des individus) pour former des entités ou des individus nouveaux, plus puissants. La force du travail de Negri vient de ce qu’il reconnaît en Spinoza le premier philosophe à voir la société comme « constituée » par la puissance des masses (multitudo) et donc le premier à entreprendre une investigation plutôt qu’une dénonciation de la multitude. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est la multitude, sujette à toute la variabilité de la fortune, dont les luttes vont déterminer la possibilité d’un progrès historique (la diminution de la superstition, la propension à faire dominer les émotions actives sur les passives, et l’accroissement de la puissance et du plaisir du corps) et cela en l’absence de tout but, fin, ou destinée et, plus important encore, sans aucune garantie. Ainsi, selon Matheron, la démocratie, le « pouvoir du peuple » (au sens physique, la force que le peuple, ne serait-ce qu’en vertu de son nombre, exerce en acte) est la cause immanente de toute société, quelle qu’elle soit : même le sort d’un tyran repose entre les mains de la multitude dont l’approbation ou l’acquiescement lui permet de régner.

Ces trois points nodaux semblent définir la problématique spécifique du spinozisme tel qu’il est reconstruit à notre époque : un Spinoza nouveau.

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