" Nouveaux regards sur Spinoza ", par Arnaud Spire

  • 10 février 2005

La première biographie complète sur le philosophe hollandais est enfin éditée en français. Un éblouissant " Que sais-je ? " en conforte plusieurs hypothèses.

Spinoza fait-il retour ? Une biographie traduite de l’anglais, parue en février 2003 [1] et qui a pour originalité de distinguer en permanence le certain du possible, un " Que sais-je ? " " clair et distinct ", paru en janvier de la même année [2], des doxographies toutes récentes [3], tout cela atteste plutôt d’une permanence : le retour sans cesse recommencé d’un " métaphysicien-prématérialiste " qui n’a jamais quitté la scène philosophique depuis le début du XVIIIe siècle. Encore qu’aucune des cinq sources traditionnelles du récit de sa vie [4] ne constitue, à elle seule, une biographie autonome. Chacune d’entre elles accompagne un texte théorique. C’est que, comme l’a déclaré Bergson en 1927 à l’occasion du 250e anniversaire de la mort de Spinoza : " Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. "

Pour comprendre ce paradoxe, il faut savoir que le nom de Spinoza évoque de nos jours une multitude de représentations. D’abord, celle d’un rationaliste qui s’est avancé loin sur le chantier du déchiffrage scientifique de la nature ouvert par Descartes. Ensuite, celle d’un philosophe dont la conception de Dieu fait scandale par son immanente ubiquité (si Dieu est partout dans la nature, il n’est nulle part) et dont l’éthique exclut le libre arbitre et le péché. Pour finir, celle d’un politique attaché à la liberté de philosopher ou d’un matérialiste prémarxiste qui souligne d’emblée la vanité de toute révolution. Et même une référence anticipée à l’inconscient de la psychanalyse par sa notion de vérité " qui est à elle-même son propre signe ".

Rien de ce qui touche à Spinoza n’est étranger à Pierre-François Moreau. L’éminent spécialiste s’attache à rendre clair, dans son " Que sais-je ? ", ce qui est réputé obscur et qui est en réalité simplement identité (par certains côtés) des contraires (ou négation de la négation). Spinoza est né en 1632 à Amsterdam, de commerçants d’origine juive portugaise marrane. Mais son exclusion de la communauté juive et l’inquiétude qu’il créa dans tous les milieux religieux orthodoxes l’empêchèrent de continuer avec son frère à gérer les affaires familiales après la mort de son père. Comment une entreprise pourrait-elle avoir bonne réputation dans un monde à majorité conformiste, quand l’un de ses propriétaires maudit par un " herem " (équivalent de la " fatwa " en arabe) est accusé d’" horribles hérésies " et d’" actes monstrueux ". Baruch Spinoza se sépara donc non seulement de son frère mais aussi de lui-même, en 1656, à l’âge de vingt-quatre ans, alors qu’il n’avait pas encore rédigé le moindre traité. L’" apartheid " décrété envers sa personne, la violence de sa mise à l’écart ont sans aucun doute accentué sa dissidence philosophique vis-à-vis de ses racines culturelles (biblique, talmudique, latine, hispanique, scientifique et notamment cartésienne). Si l’on met à part sa correspondance, son premier ouvrage publié fut les Principes de la philosophie de Descartes dont une traduction néerlandaise paraît en 1664. Il se met tout de suite à son Traité théologico-politique qui, bien que paraissant anonymement en 1670, est aussitôt attaqué de toutes parts. Quatre ans plus tard, cette oeuvre majeure est interdite. Entre-temps, la chute des frères De Witt qui dirigeaient les Pays-Bas depuis quinze ans, leur assassinat et la prise du pouvoir par Guillaume d’Orange aggravent l’intolérance ambiante : il tente en vain de publier l’Éthique en 1675, sous la menace des pasteurs. Ce maître ouvrage où est exposé l’ensemble de sa philosophie ne sera finalement édité qu’avec les autres ouvres posthumes.

La biographie de Spinoza rédigée en 1999 par Steven Nadler, professeur à l’université du Wisconsin, tient compte des découvertes les plus récentes. Sa traduction en français est la plus complète publiée à ce jour. La première qualité de Nadler est de redonner à Spinoza un vivre philosophique qui lui fut sarcastiquement contesté par le philosophe allemand Nietzsche. Rien à voir en effet avec la figure trop courante de l’ermite renfrogné, isolé de tous, égaré dans l’abstraction, sans amis et sans compagne. On apprendra, par exemple, qu’il souffrit pendant une grande partie de sa vie de " difficultés respiratoires " accrues par la poussière de verre qu’il inhalait en polissant des lentilles de télescopes et autres lunettes. Chez les Spinoza, on parlait portugais, on priait en hébreu et l’on commerçait en néerlandais. Ce sont de grands talmudistes de l’époque qui l’ont eux-mêmes plongé dans un doute sérieux à propos du judaïsme, de ses dogmes et de ses pratiques. Il se détourne donc de sa culture d’origine pour chercher ailleurs d’autres horizons théologiques. C’est ainsi qu’il devient attentif aux plus " récentes évolutions en matière de philosophie et de science ". Il se prend d’affection pour Van Den Enden, ancien jésuite devenu libertin qui lui apprend le latin et la " science nouvelle " d’Érasme, de Bacon et de Galilée. Il est possible que la pensée de Giordano Bruno, le philosophe panthéiste italien, l’ait initié aux questions politiques en lui faisant découvrir le Prince, de Machiavel, le Léviathan, de Hobbes, et l’Utopie, de Thomas More. Ce serait avant son " excommunication " qu’un juif fanatique l’aurait agressé à coups de couteau dans la rue. Peu de temps après, commence pour lui une nouvelle " vie philosophique " dont il donne l’idée de l’ampleur dans son Traité de la réforme de l’entendement. Le grand mérite de la biographie de Steven Nadler est de ne pas opposer ce qui est " connu " de la vie de Spinoza à ce qu’il est possible qu’il lui soit arrivé. On apprendra ainsi qu’il aurait pu fréquenter le peintre hollandais Rembrandt par l’intermédiaire de son professeur de latin. Quand on songe au tableau où l’artiste représente un philosophe perdu dans l’obscurité au pied d’un escalier en colimaçon, cette hypothèse n’est pas sans signification. L’enquête menée par Steven Nadler mêle une ténacité quasi policière (" il aurait très bien pu ") à une dignité culturelle et philosophique de bon aloi.

Lire Spinoza, c’est habiter une pensée inquiète d’elle-même mais porteuse d’une indéniable dynamique historique. Des générations de philosophes se sont attachées à rendre cette " philosophie-monde " effective et présente. Dernier en date, le philosophe italien Toni Negri y a vu, dans l’Anomalie sauvage [5] une " philosophie des crises " dans la mesure où ces dernières procèdent toujours d’une contradiction interne. Quelle meilleure préparation à l’apprentissage de la dialectique matérialiste que cette lecture ! [6]. Le philosophe marxiste Louis Althusser, parlant de son amitié avec feu le secrétaire général du PCF Waldeck Rochet, s’auto-accusait, lui et son interlocuteur, d’avoir " été coupables d’une passion autrement compromettante : nous avons été spinozistes ". La passion n’est-elle pas, selon Spinoza, inhérente à la négation de la libre volonté humaine et au refus de la liberté divine dans la nature humaine ? On comprend pourquoi le biographe Nadler attache peut-être plus d’importance au traumatisme provoqué par le " herem " prononcé à l’encontre de Spinoza que Pierre-François Moreau dans son magnifique " Que sais-je ? ". Reste que la malédiction finale du " herem ", " que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais ", ne s’est manifestement pas réalisée.


[1Steven Nadler, Spinoza, traduit de l’anglais par Jean-François Sené, Éditions Bayard, février 2003.

[2Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, collection " Que sais-je ? " Presses universitaires de France, janvier 2003.

[3Salomon Ofman, Pensée et rationnel : Spinoza, Éditions L’Harmattan,février 2003. Fortitudes et servitudes : lectures de l’Éthiques IV de Spinoza, sous la direction de Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy, Éditions Kimé, mars 2003. Réédition de l’Âme, tome II du Spinoza de Martial Guéroult, Éditions Aubier, 2003.

[4Les cinq sources biographiques à propos de Spinoza sont la préface des Oeuvres posthumes, l’article de Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, la préface de Kortholt à la réédition, en 1700, du Traité des trois imposteurs, la vie de Spinoza rédigée en 1704 par le pasteur luthérien Colerus, et enfin la première partie du volume la Vie et l’esprit de M. de Spinoza attribué au médecin français Lucas.

[5Toni Negri, l’Anomalie sauvage, sur " La crise de la méthode ", PUF, 1982. Pages 91-92.

[6Pierre Macherey, Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, PUF, 1992. Pages 247-250.

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