TTP - Chap. XIX - §§20-22 : Pour quelle raison le droit sacré et le droit civil sont toujours séparés dans les États chrétiens.

  • 12 mai 2006


[20] Il nous reste à indiquer la cause pour laquelle dans un État chrétien les discussions ne cessent pas au sujet de ce droit, alors que les Hébreux n’ont jamais, que je sache, contesté à ce sujet. Il peut paraître monstrueux certes qu’une chose aussi manifeste et nécessaire ait toujours été mise en question et que la jouissance de ce droit n’ait jamais appartenu au souverain sans contestation et même sans un grand danger de sédition et un grand dommage pour la religion. En vérité, si nous ne pouvions assigner à ce fait aucune cause certaine, je me persuaderais volontiers que toutes les propositions établies dans ce chapitre ont une valeur seulement théorique, c’est-à-dire appartiennent à ce genre de spéculations qui est sans nul usage. Mais il suffit d’avoir égard au caractère initial de la religion chrétienne pour que la cause cherchée apparaisse très manifestement ; la religion chrétienne n’a pas été primitivement enseignée par des rois, mais par des particuliers qui, contre la volonté du gouvernement dont ils étaient les sujets, s’accoutumèrent longtemps à se réunir en Églises privées, à instituer et administrer les offices sacrés, à ordonner et décréter toutes choses sans tenir aucun compte de l’État. Quand, après beaucoup d’années, la religion commença d’être introduite dans l’État, les Ecclésiastiques durent l’enseigner, telle qu’ils l’avaient réglée, aux empereurs eux-mêmes. Par là il fut aisé d’obtenir qu’on reconnût en eux des docteurs et des interprètes, et en outre des pasteurs de l’Église et presque des vicaires de Dieu ; et, pour que plus tard les rois chrétiens ne pussent s’emparer de cette autorité, les Ecclésiastiques prirent de très habiles mesures de préservation, comme la prohibition du mariage pour les plus hauts ministres de l’Église et l’interprète suprême de la religion. A cela s’ajouta que les dogmes de la Religion s’étaient tant accrus en nombre et confondus de telle sorte avec la Philosophie que son suprême interprète devait être un Philosophe et un Théologien de premier ordre et s’appliquer à beaucoup d’inutiles spéculations, ce qui n’était possible qu’à des particuliers abondant en loisirs.

[21] Chez les hébreux, il en était tout autrement : leur Église commença d’être en même temps que l’État, et Moïse, qui était le souverain de l’État, enseigna au peuple la religion, ordonna le ministère sacré et choisit ses ministres. Ainsi arriva-t-il que l’autorité royale s’imposa avec force dans le peuple et que les Rois eurent sur les choses sacrées un droit très étendu. Bien qu’en effet, après la mort de Moïse, personne n’ait été absolument maître de l’État, encore le droit de rendre des décrets, tant à l’égard des choses sacrées qu’à tous autres, appartenait au chef (comme nous l’avons montré), en outre, pour s’instruire dans la religion et dans la piété, on n’était pas moins tenu de s’adresser au Juge suprême plutôt qu’au Pontife (voir Deut., chap. XVII, vs. 9,11). Enfin, bien que ces rois n’aient pas eu un droit égal à celui de Moise, encore toute l’ordonnance du ministère sacré et le choix des ministres dépendaient-ils de leur décret. David arrêta entièrement le plan du Temple (voir Paralip., I, chap. XXVIII, vs. 11, 12, etc.) ; entre tous les Lévites il en choisit vingt quatre mille pour chanter les psaumes, six mille parmi lesquels furent élus les juges et les magistrats, quatre mille pour garder les portes et enfin quatre mille pour jouer des instruments de musique (voir même livre, chap. XXIII, vs. 4, 5). Il les partagea en outre en cohortes (dont il choisit aussi les chefs) pour que chacune à son tour fût de service pendant un certain temps (voir même chap., v. 6). Il partagea également en autant de cohortes les prêtres ; pour ne pas être obligé de passer toutes ces dispositions en revue, je renvoie le lecteur au livre II des Paralipomènes, chapitre VIII, où il est dit (v. 13) : que le culte de Dieu tel que Moïse l’avait institué fut administré dans le temple par le commandement de Salomon. Et au verset 15 enfin l’Historien atteste qu’on ne s’écarta du règlement imposé par le Roi aux prêtres et aux Lévites en aucune chose, non plus que dans l’administration du trésor.

[22] De tout cela et des autres histoires des Rois la conséquence très évidente est que tout ce qui concerne l’exercice du culte et le ministère sacré dépendit du seul décret des Rois. Quand j’ai dit plus haut qu’ils n’eurent pas, ainsi que Moïse, le droit d’élire le souverain Pontife, de consulter Dieu directement, ni de condamner les Prophètes qui, eux vivants, prophétisaient à leur sujet, je l’ai dit uniquement parce que les Prophètes, en vertu de leur autorité, pouvaient élire un nouveau roi et absoudre le parricide ; ce n’est pas qu’ils pussent appeler en justice le roi s’il se permettait quelque chose contre les lois et l’attaquer en droit [1]. Si donc il n’y avait pas eu des Prophètes pouvant, grâce à une révélation singulière, absoudre en sûreté le parricide, les rois auraient eu un droit absolu sur toutes choses tant sacrées que civiles. Aujourd’hui donc les souverains ne trouvant plus de Prophètes en face d’eux et n’étant plus obligés de les admettre (car ils ne sont pas tenus par les lois des Hébreux), ils ont ce droit absolu, bien qu’ils ne soient pas célibataires, et ils le garderont toujours pourvu qu’ils ne souffrent pas que les dogmes de la Religion soient accrus en grand nombre et confondus avec les sciences.



[1Voir note XXXIX .

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