TTP - chap. IX - §§1-12 : Esdras, l’auteur de ces livres, n’y a pas mis la dernière main.

  • 13 avril 2006


[1] Que pour la parfaite intelligence de ces livres l’enquête entreprise dans le précédent chapitre sur leur véritable auteur doive être du plus grand secours, c’est ce qui ressort aisément des passages mêmes que nous avons cités pour confirmer notre manière de voir et qui, sans elle, devraient paraître à tous très obscurs.

Il est cependant dans ces livres d’autres sujets de remarque auxquels la superstition commune ne permet pas au vulgaire de prendre garde. Le principal est qu’Esdras (je le tiens pour le véritable auteur aussi longtemps qu’on ne m’en aura pas fait connaître un autre avec plus de certitude) n’a pas mis la dernière main aux récits contenus dans ces livres et n’a fait autre chose que réunir des récits pris dans divers écrivains, que parfois il s’est borné à les copier et les a ainsi transmis à la postérité sans les avoir examinés ni mis en ordre. Quelles causes l’ont empêché d’accomplir ce travail en y mettant tous ses soins, c’est ce que je ne peux même conjecturer (à moins que ce ne soit une mort prématurée). Mais le fait lui-même, malgré la perte de ce qu’avaient écrit les anciens historiens, est cependant établi avec la plus grande évidence par le très petit nombre de fragments dont nous disposons.

[2] Ainsi, l’histoire d’Ezéchias, à partir du verset 17, chapitre XVIII du livre II des Rois est une copie de la relation d’Isaïe, telle qu’elle était transcrite dans les Chroniques des rois de Juda ; nous lisons en effet dans le livre d’Isaïe, qui était contenu dans les Chroniques des rois de Juda (voir Paralip., livre II, chap. XXXII, vers. pénultième), toute cette histoire dans les mêmes termes que dans le livre des Rois, à quelques très rares exceptions près [1] ; et de ces exceptions on ne peut rien conclure, sinon que des leçons différentes du récit d’Isaïe ont pu se rencontrer, à moins que l’on n’aime mieux rêver des mystères à ce sujet.

En second lieu le chapitre dernier de ce même livre des Rois est contenu dans le dernier chapitre de Jérémie, versets 39 et 40. En outre nous trouvons le chapitre VII du livre II de Samuel reproduit dans le livre I des Paralipomènes (chap. XVII) ; toutefois les mots varient en divers passages de façon assez surprenante [2] pour qu’on reconnaisse que ces deux chapitres ont été pris dans deux exemplaires différents de l’histoire de Nathan. Enfin la généalogie des rois d’Idumée qui se trouve dans la Genèse (chap. XXXI [3] à partir du verset 31) est exposée dans les mêmes termes dans le livre I des Paralipomènes. (chap. I), alors que cependant l’auteur de ce dernier livre a pris, cela est certain, son récit dans des historiens autres que ces douze livres attribués par nous à Esdras. Il n’est donc pas douteux que, si nous avions les historiens, la chose ne fût aisée à constater ; mais, puisqu’ils nous font défaut, il ne nous reste qu’à examiner les récits eux-mêmes, leur ordre et leur enchaînement, la façon dont ils se répètent avec des variantes, et enfin leur divergence dans le comput des années, cela nous permettra de juger du reste.

Prenons donc ces récits ou du moins les principaux et pesons-les.

[3] Et d’abord cette histoire de Juda et de Thamar que le narrateur commence ainsi de relater dans la Genèse (chap. XXVIII) : Il arriva dans ces temps que Juda s’éloigna de ses frères. Cette indication de temps doit évidemment se rapporter à un autre temps dont il vient de parler ; mais précisément elle ne peut du tout s’appliquer au temps dont il est question immédiatement avant dans la Genèse. Depuis la première arrivée de Joseph en Égypte, en effet, jusqu’au départ du Patriarche Jacob avec toute sa famille pour ce même pays, nous ne pouvons compter plus de vingt-deux ans : Joseph avait dix-sept ans quand il a été vendu par ses frères et trente quand Pharaon le fit sortir de prison ; si nous ajoutons à ces treize années sept ans de fertilité et deux de famine, nous arrivons à vingt-deux ans en tout. Personne ne pourra concevoir cependant que tant de choses soient arrivées dans ce laps de temps : que Juda ait eu successivement trois enfants de l’unique femme qu’il épousa ; que l’aîné de ces trois, quand il fut d’âge, se soit marié avec Thamar, qu’après sa mort Thamar se soit remariée avec le second fils lequel mourut aussi, qu’après ces deux mariages et ces deux morts Juda lui-même ait eu commerce avec sa bru Thamar, sans savoir qui elle était ; que deux enfants, jumeaux à la vérité, lui soient nés, dont l’un, toujours dans ce même laps de temps, est lui-même devenu père. Puis donc que tous ces événements ne peuvent être rapportés au temps indiqué dans la Genèse, il est nécessaire de les rapporter à un autre temps dont il venait d’être question dans un autre livre ; par suite Esdras a simplement transcrit cette histoire et l’a insérée dans son récit sans examen.

[4] Ce n’est pas seulement ce chapitre d’ailleurs, mais toute l’histoire de Joseph et de Jacob que l’on doit reconnaître qui est extraite et transcrite de divers historiens, tant nous voyons peu d’accord entre ses différentes parties. Au chapitre XLVII, la Genèse raconte que Jacob, quand il vint sous la conduite de Joseph saluer Pharaon pour la première fois, était âgé de 130 ans ; retranchons-en vingt-deux qu’il passa dans le chagrin de la perte de Joseph, puis dix-sept qu’avait Joseph quand il fut vendu, et enfin sept pendant lesquels Jacob servit pour Rachel, nous trouvons qu’il était d’un âge très avancé, savoir quatre-vingt-quatre ans, quand il prit Lia pour femme. En revanche Dina avait à peine sept ans [4] quand il lui fut fait violence par Sichem, Siméon et Lévi à peine douze et onze quand ils mirent à sac toute cette cité dont parle la Genèse, et firent périr tous ses habitants par le glaive.

[5] Point n’est besoin ici de passer tout le contenu du Pentateuque en revue. Pour peu qu’on ait égard à la façon dont, dans ces cinq livres, les préceptes et les récits sont mêlés et sans ordre, à la confusion des temps, à la répétition fréquente des mêmes histoires avec des changements graves parfois, on connaîtra facilement qu’on se trouve en présence d’une collection de textes amassés pour être ensuite plus aisément examinés et mis en ordre.

[6] Cela n’est pas vrai seulement de ces cinq livres, mais aussi des autres récits contenus dans les sept autres jusqu’à la dévastation de la Ville et qui furent rassemblés de la même manière. Qui ne voit qu’au chapitre II des Juges, à partir du verset 6, on se trouve en présence d’un nouvel historien (qui avait aussi écrit les hauts faits de Josué), dont les paroles sont simplement transcrites. Après en effet que le premier historien a raconté, dans le dernier chapitre de Josué, la mort de Josué et son ensevelissement et, dans le premier des Juges, promis de raconter les événements arrivés après cette mort, pour quelle raison, s’il avait voulu suivre le fil de son histoire, aurait-il pu rattacher à ce qu’il vient de dire le récit qu’il commence sur Josué lui-même [5] ? De même encore les chapitres XVII, XVIII, etc., du premier livre de Samuel sont empruntés à un historien autre que celui dont le récit est reproduit dans les chapitres précédents, et qui donne des premières fréquentations de David à la cour de Saül une explication tout autre que celle du chapitre XVI ; il ne croit pas en effet que Saül ait appelé David sur le conseil de ses serviteurs (comme il est relaté au chapitre XVI), mais que, le père de David l’ayant par chance envoyé au camp auprès de ses frères, il se fit connaître de Saül par sa victoire sur le Philistin Goliath et fut retenu à la cour de ce roi. Je soupçonne qu’il en est de même du chapitre XXVI de ce même livre. C’est-à-dire que l’historien me semble raconter la même histoire que dans le chapitre XXIV d’après une autre version.

[7] Laissons cependant ce sujet ; je passe à l’examen du comput des années. Au chapitre VI du livre I des Rois, il est dit que Salomon construisit le temple 480 ans après le sortie d’Égypte, tandis que, d’après les récits eux-mêmes nous trouvons un nombre bien plus grand.
En effet :

années
Moïse gouverna le peuple dans le désert 40
Suivant l’opinion de Josèphe et d’autres historiens nous attribuons à Josué qui vécut cent dix ans, un gouvernement de 26
Chusan Rasathaïm soumit le peuple 8
Othoniel fils de Cénez fut juge [6] 40
Eglon, roi de Moab, régna sur le peuple 18
Aod et Samgar furent juges 30
Jabin, roi de Chanaan, tint de nouveau le peuple soumis pendant 20
Le peuple ensuite fut en repos 40
Ensuite il fut soumis au Madianite pendant 7
Il vécut en liberté sous Gédéon 40
Sous la souveraineté d’Abimélech 3
Thola, fils de Phua, fut juge 23
Jaïr 22
Le peuple fut de nouveau soumis aux Philistins et aux Ammonites pendant 18
Jephté fut juge 6
Abesan le Bethléemite 7
Ahialon le Zabulonite 10
Abdon le Pharathonite 8
Nouvelle soumission aux Philistins d’une durée de 40
Samson fut juge [7] 20
Heli 40
Nouvelle soumission aux Philistins avant la libération du peuple par Samuel 20
David régna 40
Salomon avant la construction du temple 4
Total des années écoulées 580

[8] Encore faut-il ajouter les années pendant lesquelles la République des Hébreux prospéra après la mort de Josué jusqu’à ce qu’elle eût été vaincue par Chusan Rasathaïm, et je crois que le nombre en fut grand. Je ne puis me persuader en effet qu’aussitôt après la mort de Josué, tous ceux qui avaient vu ces prodiges, périrent en un moment, ou que leurs successeurs renoncèrent aux lois en une fois et tout d’un coup, et de la plus haute vertu tombèrent dans la plus extrême impuissance et la pire négligence ; ni enfin que Chusan Rasathaïm n’eut qu’a paraître pour les soumettre. Chacune des étapes de cette décadence requiert presque une vie d’homme, de sorte que, sans aucun doute, l’Écriture résume dans le chapitre II, versets 7, 8, 10, du livre des Juges, l’histoire de beaucoup d’années sur lesquelles elle ne dit rien.

Il faut ajouter en outre les années pendant lesquelles Samuel fut juge et dont le nombre n’est pas donné par l’Écriture, enfin les années de règne de Saül que j’ai omises dans le compte établi ci-dessus, parce que son histoire n’établit pas de façon suffisante combien d’années il a régné.

[9] On nous dit au chapitre XIII, verset 1, du premier livre de Samuel, qu’il a régné deux ans ; mais ce texte est tronqué, et de son histoire même nous conclurions un nombre supérieur. Que ce texte soit tronqué, c’est ce dont ne peut douter quiconque a la connaissance la plus élémentaire de l’hébreu. Il commence ainsi : Saül avait un an quand il devint roi et il régna deux ans sur Israël. Qui ne voit, demandé-je, que ce texte omet le nombre des années qu’avait Saül quand il prit le pouvoir royal ? L’histoire elle-même de Saül nous conduit à admettre un nombre plus grand ; personne, à ce que je crois, n’en doutera. En effet, au chapitre XXVII, verset 7, de ce même livre, on trouve que David resta un an et quatre mois chez les Philistins, où il avait cherché refuge à cause de Saül ; d’après ce compte, tout le reste aurait dû se passer dans l’espace de huit mois, ce que personne, je pense, n’admettra. Josèphe, à la fin du troisième livre des Antiquités, corrige ainsi le texte : Saül régna donc du vivant de Samuel dix-huit ans, après sa mort deux autres années. Au reste toute cette histoire du chapitre XIII ne s’accorde en aucune manière avec ce qui précède. A la fin du chapitre VIII on nous raconte que les Philistins furent si complètement vaincus par les Hébreux que, du vivant de Samuel, ils n’osèrent plus franchir les frontières d’Israël ; et dans ce chapitre XIII, que les Hébreux (du vivant de Samuel) furent envahis par les Philistins et réduits par eux à une telle misère et une si grande pauvreté qu’ils se trouvèrent sans armes et sans aucun moyen d’en fabriquer. Ce serait en vérité une tâche assez pénible que d’accorder entre elles toutes ces histoires contenues dans le premier livre de Samuel de façon qu’elles parussent écrites et mises en ordre par un seul historien.

[10] Mais je reviens à mon propos. Il faut donc au compte établi ci-dessus ajouter les années du règne de Saül. Enfin je n’ai pas non plus compté les années que dura l’anarchie des Hébreux, parce qu’elles ne sont pas indiquées nettement par l’Écriture elle-même. Je ne sais pas, veux-je dire, combien de temps prirent les événements racontés depuis le chapitre XVII jusqu’à la fin du livre des Juges. De tout cela il suit donc très clairement qu’on ne peut pas établir un compte exact des années par les récits eux-mêmes et que leur étude conduit non à en admettre un comme bien établi, mais à faire diverses suppositions. Il faut donc avouer que ces récits sont une collection d’histoires écrites par divers auteurs et réunies avant d’avoir été mises en ordre et examinées.

[11] La divergence ne paraît pas avoir été moindre, en ce qui touche le compte des années, entre les livres des Chroniques des rois de Juda et ceux des Chroniques des rois d’Israël. Dans les Chroniques des rois d’Israël il y avait que Joram, fils d’Achab, commença de régner la deuxième année du règne de Joram, fils de Josaphat (voir Rois, liv. II, chap. I, v. 17), tandis que, dans les Chroniques des rois de Juda, il y avait que Joram, fils de Josaphat, commença de régner la cinquième année du règne de Joram, fils d’Achab (voir chap. VIII, v. 16 de ce même livre). Et si l’on voulait comparer les récits des livres des Paralipomènes avec ceux des livres des Rois, on trouverait beaucoup de divergences semblables, que point n’est besoin de relever ici ; encore moins les commentaires des auteurs qui ont entrepris d’accorder entre eux ces récits. Les Rabbins en effet délirent purement et simplement. Quant aux commentateurs que j’ai lus, ils rêvent, forgent des explications et finissent par corrompre la langue elle-même. Quand, par exemple, le livre II des Paralipomènes dit : Ochozias était âgé de quarante-deux ans quand il régna, quelques uns imaginent que ces années partent du règne d’Amri, non de la naissance d’Ochozias ; si l’on pouvait démontrer que telle fut l’intention de l’auteur du livre des Paralipomènes, je n’hésiterais pas à dire qu’il ne savait pas parler. De la même façon ils forgent plusieurs autres explications qui m’obligeraient à dire, si elles étaient vraies, que les anciens Hébreux ont ignoré complètement et leur propre langue et toute espèce d’ordre dans le récit, à reconnaître qu’il n’y a ni raisonnement possible, ni règle à suivre, dans l’interprétation de l’Écriture et qu’il est loisible de tout forger à sa guise.

[12] Si cependant l’on pense que je parle ici d’une façon trop générale et sans fondement suffisant, je demande qu’on veuille bien se donner la peine de nous montrer un ordre certain dans ces récits, un ordre que des historiens, dans leurs travaux de chronologie, puissent imiter sans tomber dans une faute grave ; et pendant qu’on cherchera à interpréter et à concilier ces récits, que l’on conserve les phrases et les manières de dire, de disposer et de lier le discours, et qu’on les explique de telle sorte que nous puissions, en nous conformant à cette explication, les imiter dans nos écrits [8]. Devant celui qui accomplira pareille tâche je m’incline d’avance et je suis prêt à voir en lui un grand oracle. J’avoue en effet qu’en dépit d’une longue recherche je n’ai jamais rien pu trouver de tel. J’ajoute même que je n’écris rien ici que je n’aie longuement et longtemps médité ; et, bien qu’imbu dès mon enfance des opinions communes sur l’Écriture, il m’a été impossible de ne pas conclure comme je l’ai fait. Il n’y a pas de raison cependant pour arrêter longtemps le lecteur en cet endroit et lui proposer, comme un défi, une tâche impossible. J’ai dû seulement dire ce que serait cette tâche pour expliquer plus clairement ma pensée ; je passe maintenant aux autres observations que j’ai à faire sur les fortunes de ces livres.



[1Voir note XI .

[2Voir note XII .

[3Voir note XIII .

[4Voir note XIV .

[5Voir note XV .

[6Voir note XVI .

[7Voir note XVII .

[8Voir note XVIII .

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