Fragments de pensées sur la Crise

Annie Lebrun

1. Notre langage actuel se développe en continuel déni de réalité : les « bombes » sont « propres » et la « croissance » est « négative »

2. Par des formules confusionantes, le langage technicisé sidère le sujet, il anesthésie sa faculté de penser critique, et lui permet ainsi de « Tout avaler » [répondant ainsi à la commande de la société de consommation mondialisée : « Tout avaler » est devenu un principe axiologique de nos sociétés mondialisés (Bessis)]

« [Notre langage] se développe en continuel déni de réalité (…) [depuis] un certain temps (…), [depuis] l’intrusion d’un langage technique, [qui touche] à peu près tous les domaines : (…) c’est ainsi, par exemple, qu’on a parlé de « la bombe propre », des « frappes chirurgicales », et puis maintenant de « la croissance zéro », [ou] même ces derniers temps de « croissance négative ». Alors là, on voit très bien quelle est cette fonction du langage : (…) c’est un langage qui interdit la contradiction [le débat contradictoire], ce sont des formules ritualisées qui sont assez bien frappées pour être reprises par tout le monde, de telle sorte qu’on ne peut plus les contester. Elles contiennent une chose et son contraire, et du coup, il y a une sorte de sidération [qui s’enclenche] et qui a une fonction hypnotique, une fonction anesthésiante qui va permettre de tout avaler (…). Tout se tient. (…) Le tout, c’est qu’il y a une sorte d’équivalence dans le désastre, c’est-à-dire qu’à la re-modélisation des villes, en centre commercial généralisé correspond le bodybuilding, la chirurgie esthétique, et tout… au crabe reconstitué, cette nourriture industrielle qu’on débite correspond aussi la sorte de nourriture culturelle qu’on essaye de faire avaler… De telle sorte que toutes les conditions sont en place pour qu’on avale tout, aussi bien la mauvaise nourriture que l’absence de pensées. » (Paroles d’Annie Lebrun, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 30 janvier 2009, paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/14-LeBrun.pdf)

Patrick Chemla

Nous sommes dans une gestion purement bureaucratique de la folie, où l’on croit que l’on peut mesurer l’inestimable de l’humain

« Depuis 20 ans, nous sommes vraiment dans une régression qui est allée en s’aggravant… La régression tient dans ce qui a été rappelé de « l’appel des appels », c’est-à-dire une gestion purement bureaucratique de la folie, de l’impression qu’il suffit d’évaluer, de compter, de mesurer les actes, de mesurer même la productivité de ces actes et de croire qu’on peut mesurer, en quelque sorte, l’inestimable de l’humain… Il y a quelque chose d’une véritable folie sociale, une folie bureaucratique, qui s’est emparée là de l’Etat dans ses plus hautes sphères (…). » (Paroles de Patrick Chemla, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 23 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/13-Chemla.pdf )

Dans les techniques purement instrumentales du comportementalisme et du cognitivisme qui sont dominantes dans les facultés de psychologie et de psychiatrie, ce qui se trouve rejeté c’est la complexité de la pensée, l’apport de l’hétérogénéité et les formes en rapport avec l’intime du sujet .

« [A l’heure actuelle, dans les facultés de psychologie, comme en psychiatrie] il y a un recentrement sur de pures techniques instrumentales, c’est-à-dire le comportementalisme et le cognitivisme, [qui] se généralise en France. (…) Il me semble quand même que ce qui se trouve rejeté c’est la complexité de la pensée, c’est l’apport justement de l’hétérogénéité et, au fond, des formes en rapport avec l’intime du sujet, pour ne s’intéresser uniquement qu’à la phase comportementale et aller vers quelque chose de court, de rapide, - je crois vraiment que la dimension du temps est importante pour comprendre ça - [pour aller donc vers] des techniques qui vont rééduquer en 10 séances [au travers de] thérapies brèves. » (Paroles de Patrick Chemla, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 23 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.fabriquedesens.net/D-autres-regards-sur-la-crise-avec,209)

Notre société utilitariste se fonde sur la croyance d’une économie/d’une instrumentalisation des expressions de « dépenses » improductives (qui font l’être humain).

« [Notre société] est une société du contrôle mais c’est, en premier lieu, une société de l’utilitarisme. La pensée purement utilitariste est vraiment le soubassement de toute cette affaire. [Elle revient à] croire qu’on peut, au fond, complètement se passer de ce qui est de l’ordre de la dépense, de ce que Georges Bataille appelle la « dépense », ce qui est de l’ordre de l’improductif, ce qui est de l’ordre du « sacrifice », de la « fête », et croire que l’on peut raisonner uniquement en termes économiques. » (Paroles de Patrick Chemla, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 23 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.fabriquedesens.net/D-autres-regards-sur-la-crise-avec,209)

Paul Virilio

1. Aujourd’hui la crise est systémique : elle est un accident intégral de l’organisation économique, par la négation des délais qu’imposent les technologies de l’instantanéité

2. L’axiome de l’instantanéité cybernétique-numérique c’est : « tout, tout de suite »

« Aujourd’hui la crise, c’est une crise systémique, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement une crise économique, financière… c’est une crise du système, un accident intégral de l’organisation économique (…). La rapidité des cotations, je dirais l’instantanéité du désastre, pose une question sans référence à 1929. (…) Au 19ème siècle, le progrès ne se dénommait pas « le progrès », mais « le grand mouvement »… c’était le chemin de fer, le début de la révolution des transports… Au 20ème siècle, le progrès c’était déjà la grande vitesse, c’est-à-dire les jets, les TGV, les AGV, etc… Or, au 21ème, et nous y sommes, c’est l’instantanéité cybernétique, numérique… tout, tout de suite… eh bien, ça ne marche pas et ça ne marchera pas quelles que soient les relances. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/11-Virilio.pdf )

1. Nos sociétés ont pollué non seulement les substances mais aussi les distances et les proportions par l’instantanéité, l’immédiateté, l’ubiquité que permettent les télé-technologies

2. Il est temps d’avoir de l’imagination pour une chrono-politique du temps et des délais (qui nous détoxifie de la pollution des technologies de l’instantanéité)

« On a pollué les substances… ça, c’est l’écologie traditionnelle… mais on a aussi pollué les distances, (…) les proportions, [par] l’instantanéité, l’immédiateté, l’ubiquité, [qui] sont devenus les mots-clés de la globalisation et de la modernisation. Eh bien, ça ne marche pas et effectivement, là, il y a une énorme question philosophique. Il y a une question tout à fait inquiétante pour la démocratie. Il serait temps, effectivement, d’avoir de l’imagination pour la chronopolitique qui n’est pas simplement une géopolitique, mais qui est une chronopolitique du temps et des délais. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/11-Virilio.pdf )

1. L’accélération délirante est liée au passage de la vitesse relative des moyens de transports physiques à la vitesse absolue des moyens de transmissions instantanés

2. A force de réduire à rien les distances, on se trouve dans une situation d’incarcération, d’enfermement, qui est un nouveau drame pour l’humanité

3. Il faudra demain, prendre en compte les différents rythmes qui font l’humanité, et inventer une politique rythmologique .

« Les phénomènes d’accélération délirante sont tous récents. Ce n’est pas la révolution des transports, c’est la révolution des transmissions qui a fait sauter le système. C’est le passage de la vitesse relative des moyens de transports physiques à la vitesse absolue des moyens de transmissions instantanés. (…) A force de réduire à rien les distances, (…) on se trouve dans une situation d’incarcération, d’enfermement, qui est un drame tout à fait nouveau et sans référence. (…) Toutes les disciplines devraient concorder pour analyser (…) cette accélération du réel (…). Il faut retrouver du temps. Il faut retrouver un tempo, un rythme. (…) les rythmes ça compte, ce n’est pas simplement les rythmes vitaux, les rythmes circadiens mais tout est rythme. (…) Il s’agirait d’étudier le tempo de nos sociétés à venir. (…) Le tempo, c’est la musique, il n’y a pas de musique sans des rythmes… Et je crois qu’il faudra demain, une politique rythmologique. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La crise globale ou l’accident de la mondialisation est systémique, en ce sens général qu’il est un accident qui entraîne des accidents (ou des réactions en chaîne), et en un sens concret, qu’il est liée au système même d’interconnexion instantané des banques

« L’accident de la mondialisation est un accident global, c’est-à-dire un accident qui entraîne des accidents. C’est ça le systémique, on est devant des phénomènes de réactions en chaîne et je crois que l’on ne met pas assez l’accent sur cette dimension de propagation du krach boursier plus précisément. (…) Pour moi, [cette] crise est [donc] une crise systémique, c’est-à-dire qu’elle est liée au système même d’interconnexion instantané des banques, elle est liée à un phénomène d’accélération de la bourse qui a remis en cause d’abord le problème du foncier, avec les subprimes, c’est-à-dire le problème de l’habitat, ensuite (…), il y a les compagnies automobiles, les big-three : General Motors, Chrysler, Ford. On est devant un phénomène de longue haleine qui concerne, je dirais, la mondialisation dans son instantanéité, dans son ubiquité, dans son système informatique lui-même. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Le monde est trop petit économiquement pour leprofit à court-terme : il faudrait 2 à 3 terres pour pouvoir continuer de développer le progrès tel qu’on le fait en Occident

« Le monde est trop petit. Je dis bien le monde est trop petit économiquement pour le profit à court-terme, de même qu’il l’est déjà pour le progrès avec la question écologique. On le sait bien, l’empreinte écologique, il faudrait 2-3 terres pour pouvoir continuer de développer le progrès tel qu’on le fait en Occident. Je crois que ce qu’on a oublié là, c’est que le monde est aussi trop petit pour le profit immédiat, le profit à court-terme. On est devant un déséquilibre des marchés, qui a été repéré en 1987, (…) c’est le premier krach du système informatique, c’est-à-dire du système d’accélération et d’interconnexion des banques. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Il y a une telle volatilité des variations de prix (par exemple de blé) que l’instabilité est devenue une norme et matrice de notre monde, or cette crise de la stabilité du monde est rendu possible par l’idéologie de l’instantanéité, par un système de représentations dans lequel les attributs du Divin (l’ubiquité, l’immédiateté, la simultanéité) sont devenus les attributs du pouvoir économique [et à termes, de n’importe quel agent économique, c’est-à-dire nous tous]

« [Cette crise est une] crise de la stabilité du monde : [par exemple,] dans les coopératives agricoles, il y a de cela très peu temps, la variation du prix du blé, c’était 10-15 fois par an. Eh bien maintenant, c’est 10-15 fois tous les 2-3 jours. Donc, cette volatilité remet en cause la sédentarité, la stabilité du monde dans son ensemble et sous toutes ses formes. (…) [Et derrière la crise de la stabilité du monde], il y a l’idéologie de l’instantanéité. Les attributs du Divin sont devenus les attributs humains. L’ubiquité, l’instantanéité, l’immédiateté, la simultanéité, c’étaient les attributs des Divins. [Aujourd’hui,] c’est en train de devenir les attributs du pouvoir économique ou autres d’ailleurs. Le temps réel des actions interactives, de l’immédiateté interactive, l’emporte, domine sur l’espace réel de la géographie et de l’histoire. (…) L’homme est dans l’instant, il n’est plus inscrit ni dans le passé ni dans le futur, ni même tellement dans le présent, même si on peut parler de « présentisme » avec Hartog [cf François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Ed. Seuil, 2003], il est inscrit dans l’instantanéité. Donc, le « temps réel », le « live », est quelque chose qui n’est pas gérable à long-terme. » (Paroles de Paul Virilio, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Bernard Stiegler

La crise actuelle signe la fin d’un système vieux d’un siècle (Henry Ford), un système qui repose sur le développement de la consommation de biens accessibles à tous (y compris aux prolétaires), et qui suppose la captation de l’attention et la canalisation de l’énergie libidinale vers les marchandises

« Oui, en effet, je crois que [la crise actuelle], c’est la fin d’un système qui remonte à environ un siècle, auquel ont contribué des figures très connues comme Henry Ford, d’autres beaucoup moins connues comme Edward Bernays ou son associé Paul Mazur. Paul Mazur qui écrivait dans les années 20 : « les gens doivent être formés à désirer, à vouloir de nouvelles choses avant même que les anciennes n’aient été complètement consommées », et c’est pour ça qu’on organise précisément les soldes, par exemple. Il se trouve que ce système est en train de craquer. La crise de 2008, cent ans exactement après l’invention de la Ford T. par Henry Ford, c’est l’effondrement d’un système qui repose sur le développement de la consommation de biens accessibles à tous, non plus seulement à la bourgeoisie comme au 19ème siècle, mais à tout le monde, y compris aux ouvriers et aux prolétaires. (…) Pour que ces biens soient consommés, et qu’on puisse les écouler pour lutter contre la surproduction, (…) il fallait développer un système de captation de l’attention et de canalisation du désir, de la libido - de ce que Sigmund Freud appelait « l’énergie libidinale » - vers les marchandises. Ce système de captation a eu pour effet, d’une part, de faire consommer les gens de plus en plus au risque de détruire une partie des réserves, par exemple, pétrolières - une partie de plus en plus importante, au point que maintenant on envisage dans 20 ou 30 ans, comme dit Jeremy Rifkin, la fin de l’ère du pétrole -, mais aussi au risque de provoquer, surtout une destruction de ce qui me paraît être le plus important, à savoir : l’énergie libidinale elle-même. » (Paroles de Bernard Stiegler, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/10_Stiegler.pdf)

L’exploitation industrielle par les médias de masse de la captation de l’attention, nous conduit à la destruction de l’attention

« L’exploitation industrielle par les médias de masse, et particulièrement par la télévision, de la captation de l’attention, [nous] conduit lentement mais sûrement à la destruction de l’attention. Par exemple, une étude récemment remise aux Etats-Unis par des pédiatres qui sont Christakis et Zimmermann, a montré que la captation de l’attention infantile par les médias audiovisuels, et surtout par la télévision, créait, et parfois de manière absolument irréversible, des phénomènes d’« attention deficit disorder », c’est-à-dire détruit l’attention. » (Paroles de Bernard Stiegler, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/10_Stiegler.pdf)

Le capitalisme pulsionnel (qui repose sur l’exploitation de la pulsion de consommer et de la pulsion spéculative) se généralise, ce qui nous conduit à vivre dans la ‘‘bêtise systémique’’ aux confins d’un processus de désublimation où notre économie libidinale se voit détruite

« Il y a en fait, une généralisation de ce que j’appelle un « capitalisme pulsionnel », qui repose d’une part, sur l’exploitation de la pulsion de consommer, que l’on produit de manière artificielle avec toutes les techniques du marketing, et d’autre part, une pulsion spéculative qui a finalement engendré la crise des sub’primes, et de tout ce que l’on connaît aujourd’hui. Ceci engendre d’ailleurs un phénomène que j’appelle « la bêtise systémique », c’est-à-dire que c’est l’économie libidinale elle-même qui est détruite, et non pas simplement l’économie matérielle. Or, cette destruction affecte tout le monde, y compris ce qu’on appelle les élites, ce qui produit ce que déjà Marcuse en 1954 appelait « un processus de désublimation ». » (Paroles de Bernard Stiegler, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/10_Stiegler.pdf)

Il s’agit de passer d’une économie de production et de consommation qui développe des externalités négatives, à une économie de contribution qui favorise des externalités positives (Wikipédia, le logiciel libre)

« Il est urgentissime de changer de modèle, et il est tout à fait possible de changer de modèle. Actuellement, se développent ce qu’on appelle des « externalités positives » en économie. L’ancien modèle développe énormément d’« externalités négatives ». Qu’est-ce qu’une « externalité négative » ? C’est le fait que, par exemple, une usine pour pouvoir se développer a besoin de produire du CO2, et donc pollue l’atmosphère qui ne lui coûte rien : on fait donc subir aux autres les nuisances que l’on produit. (…). Mais aujourd’hui, avec en particulier les réseaux numériques et toutes les technologies de communication, on voit se développer ce qu’on appelle des « externalités positives », c’est-à-dire des comportements nouveaux qu’on trouve, par exemple, sur Wikipédia, ou sur l’Open-Sources (…). L’Open-Sources ou le logiciel libre [est] ce qui généralement aujourd’hui s’impose à tous les grands constructeurs d’informatique (IMB, etc). Or ça, c’est un nouveau modèle, c’est un modèle qui ne repose plus du tout sur la consommation d’un côté, la production de l’autre, [mais] c’est un modèle qui repose sur la contribution. » (Paroles de Bernard Stiegler, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 9 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/10_Stiegler.pdf)

Eric Pineault

Depuis un siècle, et plus encore à partir des années 80, il y a une banalisation du crédit, une normalisation de la situation d’endetté et aussi une banalisation de la faillite

« Un des facteurs qui a vraiment nourrit cette crise, c’est l’endettement des ménages ; cet endettement repose sur une transformation culturelle très importante dans la signification même du crédit et de la dette. C’est-à-dire que pour les ménages nord-américains, depuis un siècle [et plus encore à partir des années 80], il y a une banalisation du crédit et une normalisation de la situation d’endetté, et aussi une banalisation de la faillite. » (Paroles d’Eric Pineault, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 22 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.fabriquedesens.net/D-autres-regards-sur-la-crise-avec,212)

L’image actuelle de la crise : une masse de consommateurs qui ne peuvent plus acheter 

« Si la figure de la crise en 29 était les masses d’ouvriers au chômage, on peut dire qu’en ce moment en Amérique du Nord, ce qui se construit comme image de la crise actuelle, c’est une masse de consommateurs qui ne peuvent plus acheter : on pourrait les voir devant un centre d’achat mais incapables d’acheter quoi que ce soit ou devant des centres commerciaux qui sont vides… » (Paroles d’Eric Pineault, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 22 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.fabriquedesens.net/D-autres-regards-sur-la-crise-avec,212)

Marie-Josée Mondzain

La dictature du capitalisme-en-crise n’a pas de nom : sa crise est une confiscation et un anéantissement de toutes les fonctions politiques, au profit d’une économie-(dite)-naturelle

« Ce capitalisme qui est en crise et qui crée une nouvelle forme de dictature n’a pas de nom. Pourquoi ? Parce que c’est un pouvoir qui n’a pas pris le pouvoir de façon policière, militaire, par coup d’état ou révolution, c’est un pouvoir qui s’instaure insidieusement en envahissant le monde social, quotidien, par l’ensemble des industries de médias et de communication. Le résultat est que cette crise qui est dite « économique, financière, éventuellement sociale », et bien du coup, on n’entend pas suffisamment que c’est une crise de la confiscation et de l’anéantissement de toutes les fonctions politiques. (…) La crise du système a consisté à confisquer le politique au profit d’une économie [dite] ‘‘naturelle’’ [parce que, disent-ils, la « grande machine capitaliste ‘‘serait’’ la loi naturelle », paroles de Mondzain un peu plus haut]. » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/1-Mondzain.pdf)

Devant ce sentiment qu’une loi naturelle nous rend impuissant au changement, il tient à nous maintenant de créer, partout où nous sommes, un État sismique de mobilisation

« A ce sentiment d’impuissance, à ce sentiment qu’une loi naturelle nous rend impuissant au changement, s’ajoute une sorte de saturation, d’écœurement, d’exaspération, mais à chaque fois, locale. (…) Il tient à nous maintenant de créer, partout où nous sommes, un Etat sismique de mobilisation, de déstabilisation, d’information, permettant de faire savoir ici et là, et le plus loin possible, que nous refusons, nous sommes encore capables de dire non, nous sommes encore capables de rire, nous sommes encore capables de prendre des risques, les forces du courage ne sont pas mortes. » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/1-Mondzain.pdf)

1. Paradoxalement, la conscience croissante du scandale (de cette crise) vient de la plainte de la planète

2. Je souhaite que soit écouter la plainte de la terre, et que dans chaque citoyen, soit réveiller cette possibilité que nous avons de nous réapproprier notre puissance politique

« Au fond, d’où vient paradoxalement la conscience croissante de l’iniquité, de l’injustice, du scandale et de l’écœurement ? Elle ne vient pas du caractère naturel du capitalisme. Elle vient de ce que j’appelle « la plainte des choses », la plainte de la planète, la plainte de la terre où nous vivons, la plainte de l’air que nous respirons, la plainte de l’eau que nous buvons, des aliments que nous mangeons, c’est-à-dire qu’actuellement la nature, alors au sens traditionnel, est en train de nous faire savoir qu’à cette pseudo-crise naturelle du capitalisme, il y a une véritable demande de la nature elle-même à ce que nous trouvions des solutions politiques. (…) Je souhaite (…) [que soit] écouté la plainte de la terre, et [que] dans chaque citoyen, [soit] réveillé cette possibilité que nous avons de nous réapproprier, de ne plus nous laisser confisquer notre puissance politique, de ne pas accepter des pansements sociaux, des compensations financières, des solutions pseudos économiques, mais véritablement des décisions politiques de mettre en débat l’avenir de la terre et des choses que nous partageons : le sol, l’air, l’eau, la nourriture, et tout ce qui est en train de nous intoxiquer, de nous empoisonner. » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/1-Mondzain.pdf)

Tout ce qui circule est mesuré à l’aune d’un marché où les choses se consomment et sont consommées, et où les sujets consomment et sont consommées à leur tour [Les sujets sont des objets – de circulation et de consommation – ou ils ne sont pas : chaque subobjet rentre dans un processus d’auto-mation et d’auto-phagie (Bessis)]

« La vie du marché des choses, dont les sujets font maintenant partie en devenant eux-mêmes objets du marché comme des marchandises, a conduit peu à peu à une uniformisation de tout ce qui circule - tout ce qui circule est mesuré à l’aune d’un marché où les choses se consomment et sont consommées, où les sujets consomment et sont consommées à leur tour. Tout cela se fait dans un système qui n’est plus du tout la construction d’une vie politique au sens grec c’est-à-dire d’un partage de l’espace et du temps dans un débat mais dans un système strictement économique de circulation des marchandises qui tombent sous les industries de la communication. » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3)

Les industries de la communication programment une maltraitance du spectateur par la mise en place d’une maltraitance des rythmes propre à la subjectivité

« Les programmes de la télévisions (…) [et plus généralement] les industries de la communication, à travers les informations, les divertissements qu’ils programment, (…) sont parmi les plus destructeurs de la temporalité subjective et de la temporalité commune. (…) [Il existe ainsi une] maltraitance du spectateur est liée à une maltraitance de son temps subjectif, de ses rythmes physiologiques, [par exemple des] rythmes respiratoires indissociables de la capacité de parler, [ce qui malmène] l’accès au silence, l’accès à la parole, qui sont des choses si capitales pour construire des subjectivités et des partages [de l’expérience humaine]. » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3)

Il existe, aujourd’hui, une douleur d’être invisible qui fait écho au fait que nous ne sommes plus considérés dans notre visibilité que comme les sujets d’un spectacle

« [Il y a, aujourd’hui,] une douleur d’être invisible qui atteint non seulement les personnes des ban-lieues et ceux qui sont exclus, mais [aussi], qui atteint subrepticement, de façon corrosive et insidieuse, tous les sujets de la citoyenneté, c’est-à-dire que nous ne sommes plus considérés dans notre visibilité que comme les sujets d’un spectacle (…). » (Paroles de Marie-Josée Mondzain, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 22 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3)

Gisèle Berkman

1. La crise que nous vivons aujourd’hui est une ‘‘crise de la pensée’’ : la pensée a perdu son crédit

2. En d’autres termes, plus ça dépense sur le plan économique, plus ça ‘‘dé-pense’’ (sur le plan psychique et intellectuel)

« La crise que nous vivons aujourd’hui, crise économique, crise politique, je la vois au niveau de la recherche, du savoir et plus globalement, je la vois au niveau du rapport à la pensée, à la pensée critique, au fait que d’une certaine façon, si je puis utiliser ce néologisme, ça ‘‘dé-pense’’, à mesure même de ce que cela dépense sur le plan économique. Je vais citer des discours que l’on entend un peu partout : « les gens ne veulent plus se prendre la tête », il y a des choses qui sont « trop prise-de-tête ». J’ai des élèves qui ont peur en classe - ils me l’ont dit - d’être pris pour des « intellos », terme qui est devenu quasiment une sorte d’injure, qui désigne finalement un individu qui fait peur. Dois-je rappeler certains discours de notre chef de l’État sur le fait que « La Princesse de Clèves, d’accord, mais pas dans un concours de postiers ? » Dois-je rappeler le discours de la ministre Christine Lagarde disant justement qu’en France on avait toute une tradition de réflexion, elle n’a pas dit « une réflexion prise de tête » mais bon, elle a quasiment dit : « maintenant il suffit de penser, il s’agit à présent de se retrousser les manches et de passer à l’action » ? Quand je dis crise de la pensée, je dis que c’est comme si la pensée avait perdu son crédit. J’aimerais bien employer ce terme de crédit dans tous les sens du terme parce que les crédits matériels alloués à la pensée fondent comme neige au soleil. Je devrais dire les crédits alloués à la culture, mais cela revient au même. Les crédits fondent à mesure même de ce que le crédit s’amoindrit. » (Paroles de Gisèle Berkman, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Devant l’impossible « double-bind » de l’idéologie de la mondialisation (qui nous nous submerge de flux à tous instants) : se connecter à toute force et, en même temps, essayer de s’individuer et rester soi, les sujets dé-pensent (s’absentent de penser)

« Il y a un mot que j’aimerais utiliser, un mot que l’on n’entend plus, comme s’il était frappé en quelque sorte d’interdit, qui est le terme idéologie. Ce fameux terme d’idéologie, on ne l’emploie plus mais il me semble qu’il est d’autant plus agissant qu’on l’occulte, qu’on l’évite. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une volonté consciente, de manipulation, d’une espèce de grande action d’un grand Empire paranoïaque. Non, je pense qu’il y a une idéologie actuelle qui serait à analyser de façon extrêmement précise en dissociant en quelque sorte les différentes instances qui sont à l’œuvre. Je pense qu’une certaine conception de la mondialisation, en tant qu’elle nous submerge de flux à tous instants, est bien évidemment à mettre en cause. Je pense qu’au-delà de la mondialisation il y a justement ce que l’on pourrait appeler un « double bind », c’est-à-dire une double injonction contradictoire, qui se présente aux gens à chaque fois entre se connecter à toute force et essayer de s’individuer quand même et rester soi, et que pris dans cette espèce de pince, pris dans cette espèce d’injonction contradictoire, les sujets sont bien souvent contraints, comme je le disais tout à l’heure, à -penser. Et puis penser, c’est fatiguant alors que dans l’idéologie actuelle, il s’agit d’être efficace, opératoire, compétitif, performant, termes qui pour moi sont aux antipodes de ce que l’activité de penser veut dire. » (Paroles de Gisèle Berkman, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

L’activité de penser exige une réceptivité psychique, un jeu assumé avec une libre passivité, qui ne saurait se quantifier (réceptivité ou libre passivité rendue impossible dans l’univers du slogan « travaillez plus pour gagner plus »)

« Le temps pour penser est une question qui est absolument fondamentale. C’est Rimbaud qui dans une lettre à sa mère disait : « J’ai besoin de larges tranches de temps », expression que je trouve absolument magnifique. C’est justement la question du temps qui est au centre [du problème] aujourd’hui. À l’ère du « travaillez plus pour gagner plus », slogan dont on commence à voir apparaître, si ce n’est l’absurdité, tout du moins l’inefficacité pratique, la pensée, l’activité de penser, chez tout sujet émarge à une forme de gratuité intrinsèque. Elle relève d’un temps psychique qui ne saurait se quantifier. L’activité de la pensée c’est son jeu assumé avec sa libre passivité. C’est Nietzsche qui disait dans Le gai savoir : « les pensée importantes viennent sur les pattes de colombes ». Mais pour les laisser venir sur des pattes de colombes - si belle image - il faut justement qu’il y ait une réceptivité psychique chez les individus. » (Paroles de Gisèle Berkman, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. Penser c’est se déplacer et se transformer à mesure même de ce que l’on se déplace, dans un espace qui permette la circulation « entre » (plusieurs positions)

2. Un ‘‘espace de penser’’ suppose un investissement libidinal (un plaisir d’invention et de sur-prise), qui suppose à son tour, la capacité à s’autoriser, c’est-à-dire à sortir du cadre qui nous est assigné, pour vivre une telle expérience

« Qu’est-ce que penser ? J’aurais envie de repartir du texte de Kant (…) : « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ». (…) Il définit en quelque sorte la pensée comme une orientation, une marche, un mouvement. [Comme] première définition (…) je pourrais vous dire que penser c’est concevoir des idées, penser c’est abstraire - ce que je ne pense pas d’ailleurs -, pour moi, penser, c’est en quelque sorte se mettre en marche, se mouvoir, se mettre en mouvement, chercher sa propre orientation, (…) [et] se transformer à mesure même de ce que l’on se déplace. Il n’y a pas de pensée au sens aigu du terme, au sens actif, au sens opératoire du terme, sans déplacement, sans possibilité justement d’un espace entre, d’une circulation entre. Mais pour ça, il faut investir de façon quasiment libidinale ce que c’est un espace de penser, ce que c’est qu’un plaisir d’inventer et de se surprendre dans la pensée. [Et] pour cela, il faut s’autoriser. [Et enfin], pour s’autoriser, il faut penser que l’on peut à un moment donné sortir du cadre qui nous est assigné. » (Paroles de Gisèle Berkman, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La nouvelle disposition de l’univers globalisé (nouvel ordre mondial) s’impose comme une naturalisation de la situation fictive décrite dans le Léviathan (de Hobbes) et une technicisation intégrale

« Dans ce nouvel ordre mondial, il y a comme une espèce de naturalisation d’un nouvel ordre, (…) [sorte de] « force des choses » [pour employer une expression de Montesquieu], [qui est] devenu comme une espèce de mantra. C’est comme si dans le nouvel ordre mondial, la nouvelle disposition de l’univers globalisé, il y avait là une sorte de « force des choses » à l’œuvre contre laquelle on ne pouvait rien, sinon peut-être un petit peu de régulation vertueuse, un petit peu d’État que l’on injecte par-ci par-là, mais globalement, il y a comme une espèce de fatalisme absolument extraordinaire devant un processus dont on oubli qu’on en fournit une interprétation. On n’est pas face au processus tel quel, nous sommes face à une doxa et cette doxa produit de la naturalisation. Je me demande même, à propos de ce nouvel ordre mondial dont on nous rebat les oreilles en nous faisant croire à chaque moment qu’il n’y a rien à faire, si finalement (…) nous ne sommes pas actuellement dans une espèce d’écrasement vertigineux du vieux couple de « nature et culture » ou de « physis et techné », couples classiques qui organisaient en quelque sorte notre rationalité, se replierait l’un sur l’autre avec d’un côté une naturalisation vertigineuse, - pour moi, l’exemple, c’est la naturalisation des rapports de force, des rapports de concurrence, comme si l’on était finalement dans le Léviathan de Hobbes mais de nos jours – et de l’autre une technicisation intégrale, par exemple les utérus artificiels. Finalement, c’est comme si nature et technique s’étaient repliés l’un sur l’autre, comme s’il n’y avait plus rien à penser que cette nouvelle doxa, ce nouvel ordre. » (Paroles de Gisèle Berkman, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-Claude Milner

Face à l’expertise qui se fonde sur un calcul de probabilité, le rôle du politique est d’intégrer ce que l’expertise déclare comme être le plus improbable (car depuis le début du XXème siècle le monde devient illimité, ce qui rend illimité la série des coups)

« L’expertise de manière générale, que cela soit l’expertise économique, l’expertise médicale, l’expertise en matière d’environnement etc., est toujours fondée en dernier ressort sur un calcul de probabilité, et la tendance de l’expert c’est de dire : telle situation est improbable, [telle situation] a une probabilité très faible, et il continue par un conseil donné aux politiques : puisque c’est peu probable, vous considérez cela comme marginal et vous n’en tenez pas compte. Mon idée, c’est que, précisément, c’est là que le politique doit dire : mon rôle de politique, c’est d’intégrer ce que vous dites être le plus improbable. (…) L’un des sens de la Guerre de 1914 c’est la réunion de conditions absolument improbables : si vous lisez la suite des dépêches qui sont échangées entre les divers services diplomatiques, en juin, juillet, août 1914, au début, il n’y a aucune probabilité que la guerre apparaisse. (…) Sans le savoir à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, on entre dans un monde illimité, la série des coups est donc illimitée, [et dans cette situation] le coup le moins probable peut toujours sortir et le cas échéant parmi les premiers. » (Paroles de Jean-Claude Milner, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 20 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La modernité (qui mène à la mondialisation) se définit par l’émergence d’une nouvelle épistémè dans laquelle les objets (épistémiques) sont désormais illimités  : l’univers est sans Dieu, la société est sans extériorité, l’économie marchande est sans alternative, l’inconscient est souverain et fait de la conscience finie un leurre

2. La statistique est le discours princeps adapté au monde moderne (sans extériorité ou illimité) puisqu’elle permet de conclure à de l’illimité à partir d’objets limité

« Je prends par exemple le mot de société, aujourd’hui, nous sommes tous animés de la conviction spontanée (…) qu’il n’y a rien qui soit extérieur au dispositif social pris dans son ensemble. Autrement dit, l’idée - qui a été très présente dans ce que l’on peut appeler le monde médiéval, le monde antique bien sûr, et le monde classique – que l’on peut, si on le veut, se mettre en retrait de la société dans une forme de solitude (prenez le cas de Thoreau et sa cabane dans les bois, d’Alceste à la fin du misanthrope : « un endroit écarté,/ Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté », ou encore, les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau), cette idée qui était extrêmement importante pour notre littérature européenne qu’il y a la possibilité de se mettre hors société, si on le veut vraiment (cela réclame des sacrifices, on peut être persécuté, mais enfin c’est possible), je crois que cette idée nous ne l’avons plus. Nous avons le sentiment, les sociologues le nourrissent beaucoup mais il n’y a pas qu’eux, que même celui qui a choisi de se mettre en retrait, en vérité, adopte un certain type de conduite sociale. Donc il n’y a rien qui soit extérieur à la société et du coup la société deviendrait illimitée puisqu’elle ne rencontre pas de limites. De la même manière, autrefois, jusqu’à une date très récente en vérité, on pensait que l’on pouvait par exemple faire vœux de pauvreté, et se mettre hors des rapports d’argent ou de la forme marchande, pratiquer le pur don, le don gratuit, par exemple faire l’aumône, chez des Chrétiens, eh bien nous avons la conviction que celui qui fait cela, en réalité, continue de s’inscrire dans la forme marchande, d’une manière particulière qu’il dénie dans son esprit. (…) Nous commençons à comprendre ce qui est sous nos yeux, quand nous commençons à intégrer le fait que ce qui est sous nos yeux est sans limites. Je pense que cela a affaire tout simplement avec le concept d’univers. L’univers est sans limites au sens où spontanément, nous sommes tous convaincus qu’il n’y a pas de Dieu qui soit hors univers et qui fasse limite à l’univers, ou que la conscience que nous avons de nous même ne fait pas limite à l’univers, parce que d’un certain point de vue, c’est cela la notion d’inconscient. La modernité commence à comprendre quand elle comprend que ce à quoi elle a affaire est illimité. C’est l’univers physique, c’est aussi l’univers intérieur, mais c’est aussi les phénomènes que j’évoquais, la société etc. [Antoine Mercier : « Dans un monde illimité, qu’est-ce qu’on arrive à comprendre puisque l’on ne voit plus de limites, puisqu’on n’est pas confronté à la limite ? » Jean-Claude Milner :] Cela donne effectivement un privilège, pour ceux (…) qui ne croient qu’à la mesure et au calcul, à toutes les formes de calculs probabilitaires. Si vous regardez ce qui fonctionne comme expertise, au sens le plus large, ce n’est pas par hasard que cela rejoint toujours la statistique. La statistique est cette forme de calcul qui permet à partir d’un ensemble d’objets limité de conclure à de l’illimité. » (Paroles de Jean-Claude Milner, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 20 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-François Bayard

L’objectif des législations malthusiennes dans le domaine migratoire (porteuses d’un véritable risque de conflictualité), ce n’est pas l’immigration zéro, c’est la production d’une immigration clandestine sur laquelle repose la compétitivité de nos entreprises

« Aujourd’hui, d’un côté nous avons une intégration croissante du marché des capitaux, à laquelle la crise actuelle ne change strictement rien, (…) et simultanément, vous avez un cloisonnement coercitif, de plus en plus militarisé, du marché international de la force du travail. Croire que les gens qui sont exclus du magasin de la globalisation vont regarder cette vitrine indéfiniment sans pouvoir entrer dans le magasin, c’est naturellement se leurrer. Un jour ou l’autre, ces personnes vont casser la vitrine du magasin dont on leur interdit l’accès. Je crois qu’aujourd’hui, les politiques très malthusiennes dans le domaine migratoire constituent un véritable risque de conflictualité. La crise, naturellement, accentue le caractère malthusien. (…) Il faut savoir que toute notre économie néolibérale repose sur la surexploitation d’une force de travail clandestine dont la législation malthusienne accentue l’importance. L’objectif, si vous voulez, des législations malthusiennes dans le domaine migratoire, ce n’est pas l’immigration zéro, c’est la production d’une immigration clandestine sur laquelle repose la compétitivité de nos entreprises. » (Paroles de Jean-François Bayard, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 23 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La globalisation est liée au moment néolibéral dans lequel nous vivons, qui trouve son fondement au XIXème siècle

2. L’État-nation n’est autre que le mode d’organisation politique de la globalisation de l’économie capitalisme

« Je crois que nous restons dans un moment néolibéral mais ce moment néolibéral, nous ne pouvons le comprendre qu’à l’aune des deux derniers siècles. Contrairement à beaucoup d’analystes, je n’associe pas la globalisation à une séquence courte qui commencerait par exemple en 1989, avec la chute du mur de Berlin, ni même en 1980, avec le triomphe précisément du néolibéralisme, Reagan-Thatcher. Je crois qu’en réalité, ce moment néolibéral dans lequel nous vivons, nous ne pouvons le comprendre qu’à l’aune des deux derniers siècles qui se sont écoulés, que le XIXe siècle reste fondateur. Au fond nous ne sommes pas véritablement sortis du XIXe siècle. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, l’État-nation, n’est pas la victime de la globalisation, comme on le dit souvent, il est l’enfant de la globalisation. À partir du XIXe siècle, on voit s’enclencher une espèce de combinatoire, entre d’une part la globalisation de l’économie capitaliste, avec notamment le libre échange, et d’autre part l’universalisation de l’État-nation, comme mode d’organisation politique. » (Paroles de Jean-François Bayard, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 23 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La crise va radicaliser d’une part l’intégration économique et financière à l’échelle globale, et d’autre part, le renforcement de l’État-nation par le biais de la privatisation, par la délégation à des opérateurs privés qui forment le cœur l’économie néolibérale

« La crise va radicaliser cette combinatoire entre, d’une part, l’intégration économique et financière à l’échelle globale, et d’autre part, le renforcement de l’État-nation. Et ce renforcement de l’État-nation, paradoxalement, passe par l’économie néolibérale, notamment par la privatisation. (…) [Ainsi,] on voit très bien comment la crise va accentuer cette orientation sécuritaire de l’économie mondiale et de l’État-nation simultanément : le 11 septembre, il y a quelques années, a renforcé les préoccupations et les prérogatives sécuritaires de l’État sans remettre en cause la libéralisation du marché des capitaux ou du marché des services et des biens. Par exemple, l’État a effectué un retour en force dans la surveillance des flux des capitaux, des flux des voyageurs. Les services secrets américains ‘‘screenent’’ c’est-à-dire contrôlent très attentivement les voyageurs transatlantiques. Nous-mêmes nous examinons très attentivement, en Europe, les voyageurs qui nous viennent d’Asie, d’Afrique ou des pays arabes. Mais, ce screening, ce contrôle, cette surveillance coercitive des voyageurs, s’effectue par le biais de compagnies privées de transport qui elles-mêmes demandent à des compagnies privées de sécurité de vérifier, par exemple, les titres de séjour ou les visas de leurs passagers à l’embarquement. Là, on a une ‘‘très belle forme’’ de renforcement des pouvoirs policiers par le biais de la privatisation, par le bais de la compagnie privée, qui est extrêmement intéressant politiquement parce que, par exemple, si vous aviez dû supprimer le droit constitutionnel d’asile, en modifiant la Constitution de la Vème République, cela aurait suscité, dans l’opinion française, un émoi considérable. Le droit d’asile a été évidé, jour après jour, par cette délégation à des opérateurs privés, compagnies aériennes et compagnies privées de sécurité, du droit de contrôler les passeports et de refuser ou d’accepter des passagers. De la même manière, la privatisation de la guerre aux États-Unis a permis à l’administration Clinton, avant même l’administration Bush, de faire échapper l’intervention américaine, sur des théâtres de guerre à l’étranger, au contrôle du Congrès puisque ce sont des personnels privés qui interviennent en Colombie contre la drogue, en Yougoslavie pour renforcer la main de la Croatie contre la Serbie, aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan. Ces personnels privés peuvent être engagés sur les théâtres des opérations, sans approbation du Congrès alors même que ce sont naturellement des faux-nez du Pentagone et de l’Armée américaine. » (Paroles de Jean-François Bayard, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 23 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La crise va aggraver l’inégalité sociale et la pauvreté sociale, exacerber les habitats cloisonnés-fortifiés, et fabriquer des combattants-terroristes (sur fond d’idéologies nationalistes)

  • La réponse du néolibéralisme à la pauvreté sociale : c’est la prison
  • Les ‘‘communautés closes’’ sont la forme néolibérale de l’architecture de l’urbanisme

« La crise d’abord va aggraver l’inégalité sociale et la pauvreté sociale. La réponse du néolibéralisme à la pauvreté sociale, c’est la prison. La prison, (…) ce n’est pas une fabrique de rédemption sociale, c’est une fabrique du crime. L’accroissement de la population carcérale, dans les conditions inhumaines que nous connaissons singulièrement aujourd’hui en France, conditions qui sont régulièrement condamnées par les instances européennes, fabriquera de la délinquance et de la criminalité, plutôt qu’elle n’endiguera ces phénomènes. (…) [Ensuite, la crise va] exacerber les habitats cloisonnés, fortifiés, de toutes ces « gated communities » que l’on voit déjà à l’œuvre en Californie, qui constituent un petit peu la forme néolibérale de l’architecture de l’urbanisme. (…) [Enfin], il y a la grande question du terrorisme. Aujourd’hui, nous avons un discours sécuritaire qui nous empêche d’entendre la dimension politique (…) du terrorisme, [mais il s’agit là] d’une revendication nationaliste extrêmement classique, et là, on retrouve cette synergie [entre la globalisation] et la revendication nationaliste. Alors, on peut se demander si l’accroissement de l’inégalité sociale, dans le contexte néolibéral et de crise que nous connaissons, si le renforcement des barrières malthusienne, qui sont opposées à la circulation des migrants, au nom de la lutte contre le chômage, de l’autochtonie, et de ce discours sécuritaire que nous connaissons bien en Europe, si tout cela, ne va pas fabriquer une nouvelle catégorie sociale, celle des combattants, celle des djihadistes. » (Paroles de Jean-François Bayard, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 23 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Le vocabulaire néolibéral tente de dépolitiser des phénomènes qui sont, de part en part, politiques

« Ce qui me frappe, c’est la dépolitisation des questions par le vocabulaire néolibéral : « gouvernance », « sortie de conflit », toute cette novlangue que nous entendons, soit en français, soit dans la version originale : britannique ou américaine. Tout cela nous interdit de penser la dimension politique des phénomènes. Je crois que nous restons dans l’histoire, nous restons dans la politique, et qu’il faut traiter politiquement des questions qui sont éminemment politiques. La pauvreté est une question politique, la revendication nationaliste est une question politique, et nous avons des procédures très éprouvées : la diplomatie, la négociation politique. Et la reconnaissance du politique, c’est aussi la reconnaissance de la dignité des acteurs. » (Paroles de Jean-François Bayard, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 23 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Laurence Fontaine

Rappel : le marché a pu être également sous l’Ancien Régime, un ferment démocratique, où s’exerçait une égalité de statuts, lieu qui a permis jusqu’à l’émergence d’une catégorie de personne qui échappe à la domination masculine : la femme marchande

« [Sous] l’Ancien Régime, l’économie de marché se développait parallèlement à une économie aristocratique (…), or, qu’est-ce qui se passe dans un marché ? Un marché, c’est un lieu où les gens échangent, où ils discutent entre eux, marchandent, regardent les qualités. Mais les aristocrates, eux, du fait de leur statut ne pouvaient entrer dans le marché, ils y envoyaient leurs intendants (…) : le marché suppose une égalité de statuts. Cette égalité de statuts, c’est un ferment démocratique. Il n’y a pas de société démocratique sans égalité de statuts. La deuxième chose (…), c’est que dans la société de l’Ancien Régime, dans cette différence de statuts, il y avait un classe encore à part, si je puis dire, c’est celle des femmes. Les femmes étaient dépendantes de leurs maris. Bien sûr, le droit des femmes était différent selon qu’elles étaient mariés, veuves ou célibataires. Mais il y avait une seule catégorie qui échappait à la domination masculine, c’était la femme marchande. La femme marchande est une catégorie qui existe. C’est la femme qui fait du commerce au vu et au su de son mari. Elle n’a même pas besoin d’avoir une autorisation. Il suffit qu’elle s’installe et qu’elle commerce. Et dans l’activité de son commerce, elle a le droit de défendre ses biens, d’aller en justice, toutes choses qui sont refusées aux femmes qui sont des femmes mariées normales. » (Paroles de Laurence Fontaine, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 21 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Roland Gori

Lorsque, aujourd’hui, quelqu’un en souffrance est considéré comme un ‘‘consommateur de soins’’ ou un ‘‘client’’, cela témoigne du changement fondamental que notre civilisation à opérer dans le rapport à la vulnérabilité

« Si on prend l’exemple de la psychologie, de la psychanalyse, de la médecine, quand, par exemple, on ne parle plus de patient mais on parle de client, ce n’est pas seulement, si vous voulez, un changement de mot. C’est un changement qui porte sur le concept même de soigner et ce changement correspond à un changement de civilisation. Or, la valeur d’une société se mesure à la manière dont elle traite les plus vulnérables de ses membres. Lorsque, aujourd’hui, quelqu’un en souffrance est considéré comme un ‘‘consommateur de soins’’ ou un ‘‘client’’, cela témoigne du changement fondamental que notre civilisation à opérer dans le rapport à la vulnérabilité. (…) Quand on n’est plus sur le thème de la solidarité mais sur le thème d’une pensée du risque assurentiel individualisé, il y a bien quelque chose qui change, qui n’est pas seulement lié au soin ou à la prise en charge sociale. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 22 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La dictature des indicateurs quantitatifs et des chiffres, qui relèvent quand même de l’imposture, nous conduit à une forme light de barbarie où il s’agit de contraindre sans convaincre

« A l’heure actuelle, on est dans un fétichisme des chiffres, un fétichisme des indicateurs, comme si la qualité de quelque chose était une propriété émergente du nombre ou du chiffre. On est dans une civilisation numérique. Il y a des aspects très positifs à cela, il ne s’agit pas bien évidemment de revenir en arrière, d’être nostalgique. Mais [il faut se souvenir que] les fondements de notre démocratie s’établissent sur la distribution d’une parole où l’autorité provient de la capacité de convaincre, c’est-à-dire de convaincre par des arguments à la fois logiques et rhétoriques et non pas de contraindre. (…) Pour la démocratie grecque, contraindre sans convaincre était une forme de barbarie. On peut se demander si, aujourd’hui, avec la dictature des indicateurs quantitatifs et des chiffres, qui relèvent quand même de l’imposture, nous ne sommes pas dans une forme nouvelle, light, de barbarie. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 22 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Les idéaux et valeurs de la civilisation néolibérale sont ceux de la flexibilité, de la mobilité, de la réactivité immédiate et de la rentabilité à court terme, dans laquelle tout individu est appelé à devenir une micro-entreprise libérale qui doit produire des comportements rentables et conformes

« A l’heure actuelle, on essaie de formater notre culture et nos esprits selon une civilisation néolibérale qui nous oblige à incorporer des idéaux et des valeurs de potentiel, de flexibilité, de mobilité, de réactivité immédiate, de rentabilité à court terme, c’est-à-dire un autre rapport au temps, un autre rapport à l’autre : l’autre n’est plus mon partenaire, mon équipier, il devient mon concurrent. (…) Après le capitalisme des manufactures et le capitalisme industriel, on est entré dans un capitalisme financier qui produit une nouvelle culture faisant en quelque sorte de tout individu une espèce de micro-entreprise libérale qui doit produire des comportements rentables et conformes. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie de Marie-Pierre Vérot in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 23 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

A l’heure du néolibéralisme généralisé et de son fétichisme du chiffre, la probabilité se donne comme une vérité, mais la vérité est bien plus ce qui échappe à l’exactitude (Heidegger)

« Ce qui est très important c’est de réhabilité la valeur de la parole. (…) A l’heure actuelle on est dans une sorte de fétichisme du chiffre, une logique du chiffre où l’on nous fait passer la probabilité pour être la vérité. C’est là une manière tout à fait moderne de penser la vérité qui est peut-être fausse. Rien ne dit que le probable soit le vrai. Il y a une très belle phrase de Heidegger qui dit que « la vérité échappe à toute cette exactitude » [ou encore, par exemple, « ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai » (in La question de la technique, 1953]. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie de Marie-Pierre Vérot in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 23 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. Nous sommes dans une civilisation qui a tendance à idéaliser l’instant et la réactivité immédiate, façon de désavouer que nous sommes des êtres mortels et historiques

2. Lacan disait que « le discours capitaliste ça se consomme si bien que ça se consume » (1972) 

« Je crois que nous sommes dans une civilisation qui a tendance à idéaliser l’immanence, c’est-à-dire l’instant. (…) Le journalisme est quand même à l’heure actuelle dans une culture du fait divers qui a tendance à produire d’ailleurs une politique à partir des faits divers, c’est-à-dire c’est un peu comme si nous ne nous donnions pas la perspective de l’histoire, de la tradition et de la temporalité. Ce rapport au temps c’est aussi un rapport ontologique, un rapport à l’être, c’est une façon aussi de désavouer que nous sommes à la fois des êtres mortels, que nous avons à assumer quelque chose de notre rapport à la mort, notre rapport à l’histoire, et que notre vie est une histoire qui ne cesse de se construire et finalement d’assumer un « héritage sans testament », pour plagier René Char. Je crois que nous sommes davantage aujourd’hui, (…) dans une culture d’un nouveau capitalisme qui insiste davantage sur la réactivité immédiate, sur l’instant, sur la consommation. Nous ne cessons pas d’être dans des existences qui se consomment elles-mêmes. Lacan disait d’ailleurs que « le discours capitaliste (…) ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume » (J. Lacan, 12 mai 1972, conférence à l’université de Milan). » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 22 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

L’Appel des appels est un mouvement d’opposition social et culturel qui proteste, afin que nos métiers ne soient pas fondés sur les valeurs toxiques construites par le marché financier, où l’homme, dans sa représentation, est économique, calculateur et performant

« Je crois qu’incontestablement nous sommes dans une étape d’une civilisation de l’homme économique. L’Appel des appels, c’est finalement un mouvement d’opposition social et culturel qui proteste, quand des professionnels se voient imposés des réformes qui visent à décomposer et à recomposer leur métier au nom de valeurs d’un homme économique, d’un homme calculateur, d’un homme performant, d’un homme mesuré sur ses prestations, alors même que ces valeurs ont fait la preuve de leur échec et de leur toxicité sur le marché même qui les a générés, c’est-à-dire le marché financier. (…) L’Appel des appels fait le constat qu’on normalise des professionnels afin qu’eux-mêmes normalisent des individus et des populations pour leur faire incorporer des valeurs comme les valeurs de performance, par exemple. Prenons un exemple. Vous avez un patient diabétique qui arrive avec une artérite, et le risque d’un membre inférieur qui se gangrène : ou bien vous tentez de ‘‘sauver’’ ce membre, ou bien vous l’amputez. Du point de vue du soin, il va de soi que dans la vocation même du médecin, il vaut mieux tout faire pour sauver le membre, même si on y passe du temps, et même si techniquement parlant c’est plus compliqué. Du point de vue du pôle de production de l’hôpital, c’est plus rentable de l’amputer. La notion de performance suppose donc un découpage de nos vies et de nos actes, en termes de séquences techniques, qui renvoient à une plus ou moins grande valeur financière. (…) Nous avons là une conception de la performance qui se fait aux dépends de l’humain. La réaction des praticiens et des professionnels de l’Appel des appels consiste à dire que nous ne voulons pas être instrumentalisés pour, finalement, voir nos métiers recomposés selon des finalités qui ne sont pas celles-là mêmes qui les ont fondés, comme le soin, l’éducation, la justice, etc. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 22 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. Nous sommes colonisés par une novlangue qui nous amène à penser en termes de résultats

2. Il y a un besoin de se réapproprier collectivement l’espace public qui avait été occupé par une pure gestion administrative, technique et comptable

« Nous sommes colonisés par une novlangue qui nous amène à penser en termes de résultats. (…) Nous sommes dans un système très sécuritaire, un système qui s’intéresse non seulement à la performance, mais à la visibilité de la performance et à sa traçabilité, et ça c’est le problème essentiel, parce que ça transforme nos métiers en dispositifs de servitude, et c’est ce à quoi l’Appel des appels veut faire objection. (…) Il y a véritablement un besoin dans notre pays de se réapproprier collectivement l’espace public qui avait été occupé par une pure gestion administrative, technique et comptable jusqu’à ces derniers mois. » (Paroles de Roland Gori, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 22 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Olivier Mongin

1. La mondialisation n’est pas quelque chose qu’il faut chercher ailleurs : elle est là (chez nous), au sens où le global est dans le local

2. La mondialisation est multidimensionnelle (elle n’est pas simplement économique)

3. Face aux effets de la mondialisation, des personnes éparpillées sur la planète ressentent les problèmes en commun

« La crise nous fait comprendre qu’il va falloir renverser un certain nombre de mécanismes mentaux auxquels on est habitué. (…) On a tendance à croire que la mondialisation, surtout en France, c’est une échelle supplémentaire : c’est-à-dire qu’il y aurait le local, ici Montpellier, la région, la nation, l’Europe et le monde au-dessus. Or la mondialisation c’est un monde de flux, (…) et on est immergé dans ces flux, comme des navigateurs, les internautes sont immergés dans les images numériques. Première remarque, comprendre la mondialisation, c’est comprendre qu’elle est déjà là, au sens où le global est dans le local, et ce n’est pas quelque chose qu’il faut chercher ailleurs. (…) Deuxième remarque, la mondialisation est multidimensionnelle, elle n’est pas simplement économique, (…) je suis très sensible aux processus de territorialisation nouveaux qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’avait été l’organisation de l’espace européen. Et troisième remarque, je reviens de Bolivie par exemple, il est quand même frappant qu’aujourd’hui, lorsque vous êtes à Bogota, vous parlez avec des gens de problèmes communs. Bien sûr, on ne vit pas de la même manière à Montpellier et à Bogota, mais ce qui est très nouveau, et je ne pense pas qu’aux problèmes écologiques, les gens ressentent, en fonction des effets de la mondialisation, les problèmes en commun. » (Paroles d’Olivier Mongin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Nous devons résoudre en commun les problèmes dans une terre unique

« Le système est un système qui est lié à deux phénomènes majeurs. D’abord la révolution numérique, qui brouille un peu les frontières du réel et de l’imaginaire. Il n’y a pas de crise financière, de crise de subprimes sans le virtuel. Le virtuel pose des problèmes très spécifiques, qui nous font un petit peu perdre le rapport à la réalité. C’est là une des questions centrales qui est très lourde pour les gens qui ont l’habitude du langage écrit ou du langage traditionnel puisque effectivement on est dans un monde de flux d’images, où la perception du réel se transforme. Puis le deuxième aspect qui est peut-être le plus important (…), c’est ce que Paul Virilio appelle « la fin de la géographie », (…) c’est que nous avons appris définitivement que nous vivons dans un monde unique et commun. (…) Nous devons résoudre en commun les problèmes dans une terre unique. Voilà la question centrale. En Serons-nous capable ? Et à quel niveau ? » (Paroles d’Olivier Mongin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La crise n’est-ce pas ce moment-passage d’une représentation du monde comme illimité à un monde planétaire fini [Cf ma position : une « inversion koyréenne : de l’univers infini au monde clos », Raphaël Bessis]

« La question d’Antoine Mercier : « Alors la crise, ce serait le passage d’un monde infini ou indéterminé qui rencontre une limite ? » Reprise de la parole par Olivier Mongin : « Qui maintenant rencontre une limite tout en se croyant illimité. Justement le virtuel, on l’a vu dans la crise financière, c’est un processus d’illimitation. On se trouve dans une double vitesse. À la fois, on croit que l’on peut être dans l’illimitation, les financiers le croient, ils continuent à faire semblant d’y croire, ils veulent repartir pour un tour, et de l’autre côté, on voit que l’on est dans un monde qui a des limites de plus en plus évidentes, à commencer par celles que nous impose la terre. Il va donc nous falloir articuler l’illimité des flux et la limite. » {{}}(Paroles d’Olivier Mongin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. À l’échelle mondiale, on vit dans un monde de réseau : or dans ce monde on se déplace de connexion en connexion, en faisant des sauts

2. Les connexions (véritable nœuds réticulés), le pouvoir peut en faire soit un lieu de sélection, soit un lieu d’ouverture

« L’intérêt de travailler sur l’urbanisme, c’est que l’on voit des tendances lourdes à l’échelle mondiale. (…) On n’est plus dans une vision d’urbaniste assez classique, très française, parisienne : le centre et la périphérie. À l’échelle mondiale, on est dans un monde de réseau, ce qui veut dire un monde interconnecté (…), on va de connexion en connexion. Très souvent, ce qu’il y a entre les connexions, ce n’est pas nécessairement là que l’on se balade le plus (…) il y a des tas d’endroits où l’on ne va pas, (…) et pas uniquement parce que c’est en friche ou parce qu’il y a de la violence. Ainsi, on est conduit à faire des sauts de puce, à vivre de fortes discontinuités. La question de la connexion est très intéressante, parce que la connexion est l’équivalent d’un sas, d’un lieu de passage obligés pour tout le monde, l’image c’est l’aéroport. D’une connexion, vous pouvez en faire soit un lieu de sélection, de sécurisation, soit un lieu d’ouverture. Donc, on a là déjà tout un problème politique. » (Paroles d’Olivier Mongin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Il est important de réfléchir sur la manière de refaire du corps individuel et collectif, et d’éviter la dévalorisation du réel que vient attaquer l’idéologie virtuelle (qui pense que « tout est possible »)

« Le virtuel - c’est ce que les financiers ont cru - nous fait croire que tous les possibles sont possibles, cela vaut pour un môme des banlieues qui est derrière son écran comme pour un financier formé par Polytechnique. (…) Cela ne s’oppose pas au réel, vous avez toujours votre corps devant l’ordinateur, simplement cette idée-là, elle vient dévaloriser le réel. Or dévaloriser le réel, c’est dévaloriser ce rapport à un espace-temps de proximité. Or c’est cet espace-temps proche qui fait que l’on a envie de vivre ensemble. Je pense qu’il est important de réfléchir sur la manière de refaire du corps, donc de retrouver des limites, parce que mon corps a des limites justement, mais il tend vers un monde qu’il croit illimité. Je pense que la question de la crise est là. (…) Il y a, d’un côté, l’illimitation, qu’il faut calmer, et de l’autre côté, l’importance de refaire des limites, c’est-à-dire de retrouver le sens du corps individuel et collectif. » (Paroles d’Olivier Mongin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Laurent Carroué

1. C’est la révolution néoconservatrice (1979) comme opération de dérégulation et de déréglementation complète qui amorce une transformation profonde des géo-économiques de la mondialisation

2. Cette révolution néoconservatrice a eu pour objectif géostratégique : la réaffirmation du prima impérial anglo-saxon sur le monde dans le cadre de la Guerre froide et la lutte contre l’URSS

« J’ai l’habitude de définir la mondialisation comme un dispositif géoéconomique, géopolitique et géostratégique. Si l’on s’inscrit dans cette logique-là, on a eu, à partir des années 1960-1970, un début d’internationalisation, sur des bases nouvelles, des bases financières, mais la réalité du mouvement s’inscrit à partir de 1979-80. C’est la révolution néoconservatrice qui apparaît d’abord au Royaume-Uni en 79, puis en 80, aux États-Unis, c’est une opération de dérégulation et de déréglementation complète, donc, c’est une transformation profonde des géoéconomiques de la mondialisation. Ça un objectif géostratégique, c’est la réaffirmation du prima impérial anglo-saxon sur le monde dans le cadre de la Guerre froide et la lutte contre l’URSS et cela va être une réussite puisque c’est lancé en 79-80 et en 90, au bout de dix ans, ça aboutit à l’effondrement de l’URSS, ça aboutit au fait qu’avec les réformes chinoises et russes l’ensemble de l’Europe centrale et orientale, l’ensemble de la Chine et de l’URSS basculent dans une économie de marché, une économie capitaliste. Donc, c’est une victoire géostratégique essentielle et on va nous vendre la fin de l’histoire. » (Paroles de Laurent Carroué, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 juin 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Les 5 milliards d’euros de l’affaire Kerviel représente un an de RMI pour l’ensemble des RMIstes ou l’équivalent de ce que verse l’Union Européenne pour l’aide au développement de l’ensemble de l’Afrique

« [L’affaire] Kerviel, un jeune spéculateur qui, à la Défense, va jouer avec des dizaines de milliards sur des indices boursiers entre Londres, Paris et l’Allemagne, va engager de l’argent, se trompe dans ses projections - il y a un renversement du marché -, et il va perdre des dizaines de milliards, et au total cela va coûter 5 milliards d’euros à la Société Générale. Cette perte est réelle, elle est inscrite dans les comptes, cela représente un an de RMI. Cela représente l’équivalent de ce que verse l’Union Européenne pour l’aide au développement de l’ensemble de l’Afrique. Il faut bien se rendre compte quand même que cet argent mobilisé dans la spéculation financière, qui va disparaître ou qui se recycle, est lié à un captage sur l’ensemble des activités économiques, sur l’ensemble des territoires, qui est extrêmement important, qui est considérable. » (Paroles de Laurent Carroué, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 juin 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Le prix du diamant s’est effondré de moitié : cela veut dire que pour la Namibie ou le Botswana on a 15 ou 20% du PIB de ces pays qui s’effondre

« On est parti sur une crise des ménages américains, puis sur une crise financière et l’on est aujourd’hui sur une crise économique profonde, qui fragilise en retour les sociétés financières. Aujourd’hui, ce ne sont pas les actifs boursiers ou financiers pourris qui posent problème, c’est la dette des ménages, les prêts étudiants, les prêts sur les cartes bancaires. On a une dynamique de la crise qui s’autoalimente et qui se développe aujourd’hui dans les pays du Sud. Les prix des matières premières se sont effondrés de moitié, cela veut dire que tous les pays producteurs de matières premières agricoles ou minérales aujourd’hui sont en voie d’étranglement. On voit l’effondrement de l’économie russe, les difficultés de l’économie brésilienne, en Afrique du sud, en Australie qui est en récession, etc. Je vous en parlais tout à l’heure, le prix du diamant s’est effondré de moitié, on peut en rigoler si vous voulez, mais cela veut dire que pour la Namibie ou le Botswana on a 15 ou 20% du PIB qui s’effondre et cela oblige ces États à faire appel soit à l’aide du FMI soit à la Banque Africaine du Développement. Tous les grands producteurs, des pays du Sud, des matières premières minérales et végétales aujourd’hui sont en extrême difficulté. » (Paroles de Laurent Carroué, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 juin 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Est-ce que l’on va laisser les pays du Sud dans une déliquescence des sociétés et des États telle que l’on va aller sur des logiques mafieuses ou claniques dans lesquelles les branchements sur la mondialisation se feront sur le style de la piraterie somalienne ?

« Les progrès de la démocratie et le recul relatif du nationalisme font que, contrairement à 1914 ou 1939, le recours à la guerre aujourd’hui est impossible. On a là une société civile internationale, de niveau mondial, qui, je crois, a très largement progressée. Il y a là un facteur de démocratie tout à fait essentiel. Il n’empêche qu’en même temps, on a des logiques de délitement. Je suis frappé, par exemple, par l’abstention aux élections européennes. (…) Un exemple très clair, au printemps dernier, au Bangladesh, les troupes de protection frontalière se sont révoltées, 30 à 40 mille personnes à Dakar, cela s’est fini dans un bain de sang. Qu’est-ce que réclamaient ces gens - qui ont été écrasés par l’armée ? Ils réclamaient des soldes un peu plus décentes et une soupe. Pensons à la Somalie. Le gros débat actuel par rapport à cette crise c’est : est-ce que l’on va laisser les pays du Sud dans une déliquescence des sociétés et des États telle que l’on va aller sur des logiques mafieuses ou claniques dans lesquelles les branchements sur la mondialisation se feront sur le style de la piraterie somalienne ? » (Paroles de Laurent Carroué, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 juin 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Il faut aujourd’hui sortir de la mise en équation du monde pour s’ouvrir sur les sociétés et les territoires réels

« Si l’on prend les Prix Nobel d’économie, 80% des Prix Nobel d’économie ont été donnés à des Anglo-saxons, sur le prima essentiellement du financier, de la financiarisation ou des modèles de mise en équation du monde. Il faut aujourd’hui sortir de la mise en équation du monde pour s’ouvrir sur les sociétés et les territoires réels. Je pense que c’est une grande leçon de la crise actuelle. » (Paroles de Laurent Carroué, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 juin 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Michèle Riot-Sarcey

Il n’y a plus d’alternative collective crédible, si bien que les individus sont enfermés dans leur petite sphère privée

« Il n’y a plus d’alternative collective crédible, si bien que les individus sont enfermés dans leur petite sphère privée et sont totalement impuissants… En utilisant des mots techniques, on leur a dénié la capacité de penser tout seul. On a tenté de faire croire que, eux-mêmes ne pouvaient pas participer à leur propre émancipation. Cette impuissance individuelle, à quoi aboutit-t- elle maintenant ? Au retour du religieux, à des tentatives pour essayer de sortir de cette réalité. » (Paroles de Michèle Riot-Sarcey, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 3 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La Modernité confond « acteur » et « sujet », or si l’acteur fait l’Histoire, le sujet lui est en capacité de dire ce qu’il fait

2. Comme le dit Rancière, on a fait parler les prolétaires, meilleure façon de les faire taire

« N’est sujet que celui qui exprime le sens de ses actes. [C’est sans doute ce qui fait défaut donc aujourd’hui…] Tout au long de l’Histoire, et en particulier à partir de la Modernité, on a confondu « acteur » et « sujet ». L’acteur fait l’Histoire, seulement on a interprété ce qu’ont fait les acteurs. Or, est sujet de l’Histoire, celui qui est en capacité de dire ce qu’il fait… C’est extrêmement simple, on a parlé pour d’autres comme le dit Rancière, on a fait parler les prolétaires, meilleure façon de les faire taire… » (Paroles de Michèle Riot-Sarcey, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 3 juillet 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-Pierre Winter

1. Je date la mondialisation du moment où l’homme a marché sur la lune, du moment où on a pu être dans le regard de celui qui voyait la terre globalement : à la place de Dieu, donc

2. La conséquence sur notre psychisme de cette perspective, de cette théoptique, est une grave et quatrième blessure narcissique : nous ne sommes qu’une petite poussière

« Je date la mondialisation (…) du moment où l’homme a marché sur la lune. C’est-à-dire du moment où la perspective pour regarder la terre a été changé. On a changé de perspective. Tout d’un coup, la terre est devenue globalement visible, entièrement visible. (…) Tout d’un coup, le monde était réduit, (…) grâce à la télévision d’ailleurs, ce n’était même pas un effort de l’imagination, on a pu être dans le regard de celui qui voyait la terre globalement. Cela ne s’était jamais vu. Ce point de vue-là, ça n’existait (…) dans l’esprit des gens que pour Dieu. (…) Cela a un certain nombre de conséquences sur notre psychisme, peut-être (…) [est-ce là notre] quatrième blessure narcissique, [lorsque l’on] découvre que l’on n’est rien, [et par l’effet de la perspective, que] tout cela est vain, c’est-à-dire que l’on n’est plus qu’une toute petite poussière, comme disait Rives, qu’on n’est plus rien. C’est quand même dur à supporter. » (Paroles de Jean-Pierre Winter, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 24 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

André Orléan

Les marchés financiers ne fonctionnent pas comme les marchés de biens : ils ne s’autorégulent pas et fonctionnent à l’excès

« Mon diagnostic part de la question financière, [puisque] c’est de là évidemment qu’est venue la crise. À mon sens, ce qui est en cause, c’est le mécanisme financier lui-même, (…) c’est [le fait] que les marchés financiers ne fonctionnent pas tel que fonctionnent les marchés de biens. Ils fonctionnent à l’excès, ils ont une tendance à avoir les prix qui augmentent de manière très élevée ou au contraire qui baissent très fortement, comme en ce moment. (…) [En effet,] la théorie économique nous dit que les marchés s’auto-régulent, (…) cela veut dire que lorsque les prix dérivent, il y a des contre-forces qui ramènent les prix vers leur niveau. Donc, sur un marché de biens, quand le prix augmente la demande baisse et l’offre augmente, ce qui fait que le prix revient à son niveau [d’équilibre], et c’est cela qui fait que les marchés sont régulés, c’est pour cela que l’on aime bien la concurrence. Or, il se trouve que la concurrence financière fonctionne à l’inverse : quand les prix augmentent, les gens achètent encore plus du titre dont les prix augmentent. Pour une raison très simple, c’est que quand un actif voit son prix augmenter, cela veut dire qu’il fait du rendement, puisqu’une partie du rendement : c’est la différence de prix. Quand l’immobilier augmentait, les propriétaires de logement gagnaient de l’argent, avaient leur richesse qui augmentait. Donc, cela attire des investisseurs extérieurs qui viennent sur le marché. Quand le prix augmente, la demande augmente. Ce mécanisme tout simple nous montre qu’il y a une instabilité très profonde. Cela me semble être le cœur de la question financière. (…)[Le cœur du problème n’est donc pas] l’opacité des produits structurés, [ou le problème] de la dérégulation, etc., (…) [mais bien] une instabilité qui est propre à la finance elle-même. » (Paroles d’André Orléan, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 3 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Les valeurs financières naissent dans un environnement « autoréférentiel » (où chacun essaye de savoir ce que les autres pensent), proche d’une logique médiatique, si bien qu’elles se forment de manière totalement instable

« Ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières [en rapport par exemple aux valeurs issues d’un projet national], c’est là où la différence est grande, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode, je dirais délibératif, collectif, raisonné à la Habermas, quelque chose qui serait dominé où les gens donneraient leurs arguments. Elles se forment de manière financière (…) [c’est-à-dire] dans mon jargon [de manière] autoréférentielle, où chacun essaye de savoir ce que les autres pensent, [ce qui,] au fond, est assez proche d’une logique médiatique. Cette logique de la création des valeurs financières est fondamentalement instable. » (Paroles d’André Orléan, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 3 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Devant l’interconnexion mondiale des marchés financiers, il faut revenir à des systèmes cloisonnés, et éviter l’effet de corrélation, qui conduit à ce qu’un secteur en crise s’étend à tous les autres secteurs

[L’Anti-Titanic : Il s’agit de devenir insubmersible, soit prendre pour modèle l’architecture du sous-marin, et son système de cloisonnement interne (Bessis)]

« Mon diagnostic conduit à dire que la question de l’interconnexion est centrale, la question de marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale, et qu’il faut revenir à des systèmes cloisonnés dans lesquels les acteurs soient investis dans des projets beaucoup plus locaux (…). Prenons le cas de la crise immobilière, elle s’est diffusée à l’ensemble de la planète financière. Avant, ce n’était pas le cas parce qu’il y avait un secteur qui privilégiait les crédits à l’immobilier, si bien que lorsqu’il y avait une crise, elles n’étaient que des crises du secteur immobilier – bien qu’assez grande. Autre forme de cloisonnement, que l’on a connu par le passé, c’est le « Glass-Steagall Act » américain, crée par le « New Deal », qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers. (…) Cette crise est fondamentalement une crise de la corrélation : tout le monde agit simultanément, de la même manière, parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs, ont les mêmes réflexes, et pour les prix, elles font exactement les mêmes choses. Il faut essayer de re-segmenter. » (Paroles d’André Orléan, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 3 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Miguel Benasayag

Le modèle d’homme et de société qui avance est très destructeur, c’est celui d’un homme hyper-flexible, modulaire, tissable à la convenance du marché : un homme qui est tellement déterritorialisé qu’il n’existe plus

« Le modèle d’homme et de société qui avance est très destructeur (…) [c’est celui de] l’homme de la flexibilité : un homme qui est tellement déterritorialisé qu’il perd toute substance, il n’existe plus, il n’est plus. Il n’y a pas à s’étonner après que des reflux intégristes, sectaires viennent (…) [comme] des symptômes. (…) On ne peut pas construire des villes modulaires, que l’on arrange comme on veut du point de vue utilitariste, on ne peut pas créer l’homme modulaire, « sans qualités » (Musil), sans qu’il n’y ait un retour de ce qu’on est en train de refouler. [Notre question devient alors la suivante :] comment pouvons-nous re-territorialiser l’économie, re-territorialiser les problématiques sociales pour que les gens ne soient pas dans cette destruction de devenir de la flexibilité, qui est (…) quand même le pire cauchemar soviétique de la création de l’homme nouveau – (…) [qui conduit à] détisser l’homme et de le retisser à sa convenance. C’est pourtant ce que le néolibéralisme nous demande aujourd’hui. Or ce dé-tissage n’existe pas, on a simplement à faire à une destruction du niveau de vie. » (Paroles de Miguel Benasayag, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 6 février 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Michel Maffesoli

La crise correspond à un changement de paradigme : là où l’inconscient collectif de la modernité est bâtit sur trois valeurs ‘‘prométhéennes’’ (le travail, la raison, l’avenir), la société postmoderne surfe sur trois valeurs ‘‘dionysiaques’’ : la création, l’imagination, le présent

« Il y a des grands paradigmes. Foucault parle d’une épistémè. Des cycles qui durent pendant trois siècles où telle grande valeur va prédominer. Cet ensemble de valeurs qui se sont élaborées au XVIIème, XVIIIème, apogée au XIXème, ce qu’on appelait le mythe du progrès, c’est le travail, c’est la foi en l’avenir. (…) [Or] la nappe phréatique qui a fait la modernité, ce mythe du progrès, il est tari. Il faut donc passer à autre chose. (…) [Les valeurs de la modernité,] les valeurs prométhéennes, sont de trois ordres : la foi en l’avenir, la raison et le travail. (…) Voilà pour moi, le tripode en quelque sorte de l’inconscient collectif moderne. (…) [L’époque moderne] s’achève, pour moi, dans les années 50, (…) quand il y a une esthétisation de l’existence, pour dire bref, c’est l’invention du design. On va rendre belle la casserole. (…) Emergerait alors les valeurs dites dionysiaques. Dionysos, eh bien justement ce n’est pas le travail, c’est la création où on va intégrer des paramètres qu’on avait laissés de côté : le rêve, le jeu, l’imaginaire. Deuxièmement, ce n’est pas simplement la raison, mais l’imagination. Et troisièmement, ce n’est pas le futur, c’est le présent. Et on n’a là quelque chose qui de mon point de vue serait ces trois valeurs alternatives aux trois grandes valeurs qui ont fait la modernité. (…) [Or] c’est ce passage d’un ensemble à un autre qui marque la crise, même si on n’en est pas conscient. » (Paroles de Michel Maffesoli, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 16 janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Christian Amsperger

Devant la crise, tâchons : 1) d’éviter de réfléchir sur le court terme, 2) de promouvoir par l’éducation un sursaut d’autocritique qui conduit à une nouvelle vision de l’éthique, c’est-à-dire : à une convivialité beaucoup plus dépouillée (l’éthique de la simplicité volontaire), à une démocratisation radicale de nos institutions (y compris des entreprises), et enfin, à une éthique de l’égalitarisme profond (allant jusqu’à mettre en place une allocation universelle)

« [Face à la crise,] je pense qu’il y a deux choses à faire. D’abord, il faut éviter que nos plans de relance à court terme nous empêchent de réfléchir plus loin. C’est une de mes grandes craintes. Alors si on accepte de réfléchir plus loin, il y a deux choses essentiellement à faire : d’une part, promouvoir par l’éducation, par tous les discours, par les médias, une nouvelle vision de l’éthique. Deuxièmement, très important, promouvoir chez les citoyens que nous sommes un sursaut d’autocritique parce que nous sommes tous partie prenante dans ce système. Il ne faut pas croire qu’il y a les méchants et les gentils, nous sommes en tant que consommateurs, investisseurs, rentiers, (…) partie prenante dans ce système d’angoisse qui se nie. Les trois éthiques dont je parle, c’est essentiellement une éthique de la simplicité volontaire, un retour vers une convivialité beaucoup plus dépouillée… Deuxième éthique, une démocratisation radicale de nos institutions, y compris économiques, allant jusqu’à la démocratisation des entreprises. Et troisièmement, une éthique de l’égalitarisme profond, allant jusqu’à ce qu’on appelle « une allocation universelle », c’est-à-dire un revenu inconditionnel de base versé à tous les citoyens. » (Paroles de Christian Amsperger, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 6 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La finance n’est en fait que la contrepartie plus abstraite de nos pulsions de possession et d’accumulation

2. Le capitalisme nous a fait prendre nos envies pour des besoins, c’est pour cela que nous courrons après la consommation et l’accumulation sans arrêt

3. Le capitalisme est un système qui crée, d’une part, des compulsions répétitives d’achat et de consommation, d’autre part, des inégalités structurelles, et enfin, une obligation de croissance, laquelle est basée essentiellement sur le crédit et l’endettement

« On oppose souvent crise financière et crise économique, dans l’économie réelle, [mais] je crois que ce n’est pas une bonne distinction parce que la finance est en fait la contrepartie plus abstraite de nos pulsions de possession et d’accumulation. L’argent qui circule dans la finance, représente, symbolise mon pouvoir d’avoir, [et] pas seulement mon pouvoir d’achat (…), c’est-à-dire le pouvoir de pouvoir commander le travail d’autrui à mes propres fins, de plus en plus d’ailleurs sur toute la planète. Pourquoi est-ce que chacun de nous veut ce pouvoir ? Pourquoi est-ce que nous voulons tous, d’une certaine manière, posséder, accumuler ? C’est parce que (…) le capitalisme joue sur la confusion entre besoin et envie, [et il] a fini par nous faire prendre nos envies pour des besoins, c’est pour cela que l’on coure après la consommation et l’accumulation sans arrêt. [Mais de plus] il nous empêche aussi de satisfaire les vrais besoins de tous. Donc, c’est un système qui crée [d’une part] des compulsions répétitives chez la plupart d’entre nous, en tout cas tous ceux qui ont les moyens de se payer certaines choses, qui créée [d’autre part] en même temps des inégalités structurelles, et [qui, enfin], troisième élément, crée une obligation de croissance parce que toute cette machine (…) se base essentiellement sur le crédit et l’endettement. Donc, on est dans une sorte de machine infernale où l’on a trois éléments qui tournent en boucle. » (Paroles de Christian Amsperger, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 6 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Avec le capitalisme, mouvement religieux concurrent du christianisme, le ‘‘toujours plus’’ aurait remplacé/symbolisé le ‘‘très haut’’ (l’excès serait situé en lieu et place de la transcendance) [Cf Bataille]

[La figure infinie de la transcendance aurait laissé sa place à l’indéfinition illimitative de la transgression ? Inversion diabolique : n’est-ce pas là un discours chrétien ? (Bessis)]

« Les historiens de l’économie ne sont pas unanimes [à propos de l’apparition du capitalisme]. Pour faire court, [il est apparu] en Europe du Nord (…), autour du XVIème siècle (…). Certains disent que cela a coïncidé avec le début de la sécularisation, d’autres disent que cela a été propulsé au contraire par le protestantisme, mais qui lui-même a été une force de sécularisation. Il y a donc même des racines religieuses au capitalisme, mais cela date. [Insertion réflexive d’Antoine Mercier : « Le ‘‘toujours plus’’ aurait remplacé le ‘‘très haut’’ ».] Oui… [ou plutôt] aurait symbolisé le très haut. (…) En fait, le capitalisme est religieux. » (Paroles de Christian Amsperger, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 6 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. Le problème n’est pas tant le manque de confiance des gens dans l’avenir (problème superficiel), mais plutôt que l’on veut relancer la confiance en nous faisant re-consommer et réinvestir

2. Thèse : c’est parce que l’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir que l’on surconsomme [exemple : l’après-seconde-guerre-mondiale fut une attente de l’apocalypse nucléaire et l’émergence de la société de consommation]

3. L’autonomie nous est volée par le système capitaliste alors qu’il nous la promet (par ces prothèses aussi artificielles qu’hétéronomes, productrices de dépendances)

4. Il nous faut étudier d’urgence le lien entre capitalisme et angoisse

« Quand nos décideurs disent qu’il s’agit d’une crise de confiance, aujourd’hui dans le capitalisme, ils ont à la fois raison, parce c’est vrai qu’au niveau superficiel du fonctionnement du système, en effet, il y a des anticipations pessimistes qui se réalisent d’elles-mêmes parce que tout le monde croit que cela n’ira pas : il n’y a plus de prêts entre les banques, il n’y a plus de crédit de trésorerie d’investissement aux entreprises, l’emploi chute, la consommation chute, etc., donc, à court terme, superficiellement, c’est vrai qu’on a l’impression que le problème c’est la confiance des gens dans l’avenir. Le problème c’est qu’on veut relancer la confiance en nous faisant re-consommer et réinvestir or, moi je pense que c’est parce qu’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir qu’on surconsomme, qu’on sur-investit, qu’on se lance sans arrêt dans la course compétitive etc. on se crée des prothèses - Ivan Illich aurait dit des prothèses hétéronomes, c’est-à-dire des prothèses qui nous complètent – au lieu de travailler sur notre autonomie. L’autonomie nous est volée quelque part par le système alors qu’il nous la promet. (…) Il y a très peu d’endroits où l’on prend vraiment à bras le corps le lien entre capitalisme et angoisse, (…) [or] je pense que c’est quelque chose qu’il faut faire d’urgence (…). » (Paroles de Christian Amsperger, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 6 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Dany-Robert Dufour

Avec la crise on assiste à l’effondrement d’un mythe et principe toxique de la société libérale qui fut inventée au XVIIIème siècle (Mandeville, Smith), et qui postule : une auto-harmonisation des intérêts privés (principe qui fut mis en œuvre partout dans le monde depuis Reagan-Thatcher)

« La révolution culturelle libérale nous mène directement à la crise d’aujourd’hui. On assiste effectivement à une crise gravissime qui est causée par la mise en œuvre (…) d’un principe toxique qui a été appliqué partout dans le monde depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire en gros depuis Reagan-Thatcher. Ce principe, c’est celui de l’auto-harmonisation des intérêts privés. C’est un mythe. Ce principe est mensonger, (…) on nous a resservi une histoire ancienne, qui a été inventée au XVIIIème siècle par des auteurs comme Mandeville qui disait que les vices privés font la fortune publique, ou comme Adam Smith qui avait postulé l’existence d’une providence supérieure qui veillait à cette homogénéisation des intérêts privés. Or, ce qu’on constate, c’est que tout cela ne peut pas s’auto-harmoniser, tout simplement parce qu’il existe des intérêts qui sont plus forts que d’autres, et qui emportent toujours toutes les décisions. On assiste donc, en quelque sorte, à l’effondrement extrêmement douloureux d’un mythe et qui produit des effets dévastateurs, désastreux, dans toutes les grandes économies humaines (…). » (Paroles de Dany-Robert Dufour, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 30 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. L’économie libérale dérégulée appelle une nouvelle économie psychique, une nouvelle façon de gérer les pulsions par le sujet, sous trois formes : celles de la perversion, de la dépression et de l’addiction

2. La perversion est la pathologie la plus adaptée à l’économie libérale, la dépression arrive lorsque les individus n’ont pas les moyens de la perversion requise, et l’addiction correspond à un monde qui promet la satisfaction pulsionnelle généralisée

« Je crois que ce libéralisme financier [fondée sur la dérégulation] (...) - je ne suis pas contre le libéralisme mais contre cette forme de dérégulation qui a été mise en œuvre par les penseurs ultralibéraux : Hayek, Friedman, etc., - n’a pas fait que saper les bases de la finance mais ce sont toutes les économies humaines (politique, symbolique, sémiotique, psychique) qui sont atteintes par la diffusion de ce principe toxique [le principe d’une auto-harmonisation des intérêts privés]. (…) Je pense qu’il y a donc des effets de cette économie [financière dérégulée] sur l’économie psychique. (…) L’économie psychique, c’est précisément la façon dont sont gérés chez un individu, les passions, les pulsions ou les affects. Dans la névrose classique, il s’agissait de réprimer un certain nombre de passions et de pulsions pour qu’une économie dite du désir puisse se mettre en place. Avec l’économie marchande, au fond, c’est un autre cadre économique d’économie psychique qui se met en place, (…) un cadre qui est dominé par trois formes : celles de la perversion, de la dépression et de l’addiction. Pourquoi la perversion ? Eh bien parce que c’est tout simplement la pathologie la plus adaptée quand il s’agit de viser partout le coup gagnant. C’est-à-dire qu’il faut toujours circonvenir l’autre, il faut s’en méfier ou il faut l’instrumentaliser pour réussir son coup. C’est-à-dire qu’on assiste à des pulsions d’emprise sur l’autre et on assiste à des formes d’infatuations suggestives qui se manifestent parfois jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Alors, la dépression, c’est ce qui arrive quand les individus n’ont pas les moyens de la perversion requise et se mettent à déchoir à leurs propres yeux en quelque sorte. On sait que la dépression aujourd’hui, peut atteindre par roulement, 20 à 30% de la population. On sait d’ailleurs les profits que tire l’industrie pharmaceutique de cette pathologie. Et l’addiction, c’est tout ce qui ressort d’un monde qui promet la satisfaction pulsionnelle généralisée. C’est exactement ça l’économie de marché, puisque le marché est ce qui propose toujours un produit, un objet, un service, un fantasme, susceptible de combler toute appétence quelle qu’elle soit. » (Paroles de Dany-Robert Dufour, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 30 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Dans le champ de l’économie politique, l’un des effets de la dérégulation de l’économie libérale, est la disqualification de l’Etat au profit de « la gouvernance » - laquelle correspond à la prise de pouvoir des actionnaires dans la sphère du Capital

« [Pour ne] parler, par exemple, [que] des effets de la dérégulation de l’économie marchande dans l’économie politique, [nous pourrions évoquer] par exemple « l’obsolescence du gouvernement », [et] l’apparition d’un terme qui vient se substituer au gouvernement qui est celui de « la gouvernance » : tous les gouvernements se sont relayés, depuis une vingtaine d’années, pour nous dire que « l’État ne peux pas tout », qu’il faut « moins d’État », etc., et qu’il fallait absolument « déréguler ». (…) [D’où vient] le terme de gouvernance [?], il vient très directement de la « corporate gouvernance », c’est-à-dire de la prise du pouvoir des actionnaires dans la gestion du capital puisqu’auparavant nous avions un capitalisme industriel qui était tenu de trouver des arrangements avec le salariat, or, c’est la troisième partie, ce sont les actionnaires du capitalisme financier qui ont pris le pouvoir, qui ont éloigné le salariat, lequel est devenu de plus en plus un ‘‘salariat-Kleenex’’, et qui a acheté les dirigeants des grandes entreprises industrielles, avec trois choses essentiellement : des salaires mirobolants, des stock-options à bas prix et des retraites chapeau complètement exorbitantes, ce qui fait l’actualité dont vous nous entretenez sans cesse. » (Paroles de Dany-Robert Dufour, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 30 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Dans le champ de l’économie symbolique, l’un des effets de la dérégulation de l’économie libérale, est la disparition du pacte social républicain au profit de liens égo-grégaires, où les individus sont captés, tels des troupeaux de consommateurs, par des petits récits édifiants de la marchandise - qui est censée pouvoir nous sauver

« [Il y a aussi des effets de la dérégulation de l’économie libérale] dans l’économie symbolique. (…) L’économie symbolique c’est le lieu où un corps social s’entend sur un certain nombre de valeurs. Or, là, nous assistons à la disparition de la forme classique, que nous avons connue en France, en particulier ce que l’on appelait depuis Rousseau « le pacte social républicain ». [Complémentairement,] on assiste à l’apparition de nouvelles formes de lien social, [qui font] si peu lien, les liens égo-grégaires, où des individus, par leur égoïsme en recherche de satisfactions consommatoires, sont captés, capturés pour être mis dans ces formes que l’on a déjà appelées des troupeaux de consommateurs, [troupeaux] que l’on promène d’objet en objet… [Si] auparavant nous étions dans une disposition où nous devions rabattre une partie de notre jouissance pour la mettre à compte d’un tiers, [au compte de] l’État, (…) [aujourd’hui] nous sommes tenus par ce que nous attrapons, nous sommes tenus par les objets (…) que le marché ne cesse de nous présenter dans une multitude de petits récits édifiants sur les murs de la cité, à la télévision, etc., qui sont les récits de la marchandise, [une marchandise] qui est censée pouvoir nous sauver. » (Paroles de Dany-Robert Dufour, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 30 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Dans le champ de l’économie sémiotique, l’un des effets de la dérégulation de l’économie libérale, correspond à l’apparition d’une novlangue ultralibérale où la pensée fonctionne par association et non plus par démonstration), sous le modèle du copier-coller (Internet) 

« [Les effets de la dérégulation de l’économie libérale se font sentir également dans le champ de] l’économie sémiotique, [c’est-à-dire dans] nos façons de parler. On assiste, je crois, à l’apparition de ce que l’on pourrait appeler, une novlangue ultralibérale qui est marquée, tant au niveau de la grammaire qu’au niveau sémantique, par des transformations de la grammaire. Par exemple, je vois chez mes étudiants qu’ils pratiquent, de plus en plus, la pensée par association, et non plus la pensée par démonstration. Nous n’avons plus affaire au « est » mais au « et », « et ceci et cela ». C’est un peu ce qui se déduit directement des modes actuelles de pensée par les technologies actuelles, soit le « copier-coller » [que l’on repère] sur Internet : on ajoute sans jamais qu’il n’y ait de forme propositionnelle, [et ce] parce que la forme propositionnelle, la forme qui procède de marqueurs logiques, apparaît comme trop autoritaire. » (Paroles de Dany-Robert Dufour, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 30 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Henriette Asséo

Notre rapport actuel à l’histoire est une histoire patrimonielle qui ne sert qu’à alimenter la concurrence entre des mémoires parcellisées, qui nous conduit à une dépacification

« [A l’heure actuelle, notre rapport à l’histoire] est une histoire abâtardie, c’est une histoire patrimonielle qui ne sert qu’à alimenter la concurrence entre des mémoires parcellisées et qui est un instrument, à l’heure actuelle, de dépacification, quand elle est utilisée par les politiques. » (Paroles d’Henriette Asséo, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 31 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Il existe un danger, que la crise va accélérer, de la recherche de boucs-émissaires transnationaux

« Je pense qu’il existe un danger, que la crise va accélérer, de la recherche de boucs-émissaires transnationaux. » (Paroles d’Henriette Asséo, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 31 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-Pierre Le Goff

L’activisme communicationnel et managérial tient lieu de vision historique, la gestion alliée à la psychologie comportementaliste remplace la culture historique, la réactivité domine sur le long terme,avec pour principe : « Allons-y, nous n’avons pas le choix »

« L’activisme communicationnel et managérial tient lieu de vision historique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vision historique. Par contre, on s’agite et on joue les pompiers. (…) Je pense que fondamentalement, depuis environ une trentaine d’années, les sociétés démocratiques européennes (…) sont des sociétés qui se sont déconnectées de l’histoire, et on est entré dans une période où je dirais que la gestion alliée à la psychologie remplace la culture historique. (…) La réactivité domine sur le long terme (…). Il faut bien préciser de quelle psychologie on parle, ce n’est pas la psychanalyse, avec tous les défauts qu’elle a eus, mais enfin la psychanalyse affrontait, d’une certaine façon, le conflit au cœur de l’homme et le tragique, avec même cette idée de pulsion de mort qui travaillait la civilisation. Là, on a affaire à une psychologie particulière, qui est une psychologie de type comportementaliste, où les enfants sont évalués très tôt à l’école, selon des termes de compétences on coche des cases, c’est ce genre de choses, dans une optique de performance et d’adaptation à un monde en plein bouleversement chaotique, dont même les élites n’arrivent pas à dire où il va. Elles ne cessent de développer ce même discours aux citoyens : Allons-y, nous n’avons pas le choix. » (Paroles de Jean-Pierre Le Goff, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 1er janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La situation qui marque notre présent se caractérise par le bricolage/mélange entre des formes réactives [traditionnelles] et des formes postmodernes [surmodernes]

« [Nous assistons], du point de vue des identités individuelles et collectives, à des bricolages qui mélangent des formes réactives - retour sur aux valeurs [traditionnelles] - et en même temps des formes très postmodernes. C’est cette situation qui est très spécifique, qui à mon avis marque le présent. » (Paroles de Jean-Pierre Le Goff, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 1er janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Nous sommes dans un fantasme qui consiste à se penser comme individu désaffilié, un être sans devoir et sans héritage [soit un être auto-fondé : figure de l’immortalité, ou plutôt, figure du supplice immortel pour les êtres bannis hors de la communauté des mortels ? (Bessis)]

« Qu’on le veuille ou non, nous sommes les héritiers d’une collectivité avec une histoire. Alors, il y a une espèce de fantasme qui consiste à s’en extraire et à se penser comme individu, d’être sans devoir et sans héritage et communiquant en toute transparence avec des individus, (…) j’allais dire, désaffiliés (…), d’où d’ailleurs un retour du réel qui peut être tragique (…). » (Paroles de Jean-Pierre Le Goff, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 1er janvier 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Pascal Bruckner

On s’est aperçu avec le Krach (avec entre autres le scandale Madoff) que le vice privé ne sert qu’au désastre collectif  : c’est la fin de cette fiction (néo)libérale érigé en dogme

« La fiction néolibérale supposait un individu soucieux de son bien-être et du bien-être de ses proches et dont l’immoralité même servait au bien collectif, c’est la vieille thèse d’Adam Smith, c’est qu’au fond nous devons à l’égoïsme des uns et des autres d’être heureux et de pouvoir nous épanouir en société. « La fable des abeilles » de Mandeville. Donc, le vice privé sert à la vertu commune. On s’est aperçu avec le Krach, avec le scandale Madoff et autres que le vice privé ne sert qu’au désastre collectif. (…) C’est la fin de cette croyance érigé en dogme (…). » (Paroles de Pascal Bruckner, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mardi 23 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-Claude Guillebaud

1. Plutôt qu’une crise, nous vivons un grand basculement anthropologique, un « moment axial » (Jaspers), qui nous plonge dans la hantise de l’effondrement

2. Il va falloir apprendre à penser, à décrire et à habiter ce Nouveau Monde

« Nous vivons non pas une crise, le mot « crise » est un peu trompeur parce qu’on a l’impression qu’une fois la crise finie, on revient à l’état d’avant, on ne vit pas une crise, on vit un grand basculement, anthropologique, historique, dans l’histoire des hommes, ce que le philosophe allemand Karl Jaspers appelait un « moment axial ». C’est-à-dire que nous vivons à la fois une révolution économique, une révolution technologique, une révolution géostratégique, une révolution génétique, véritablement nous entrons progressivement dans un monde entièrement nouveau, qui n’a pas encore été pensé, parce qu’il y a ce paradoxe étrange, qui est d’ailleurs source d’angoisse pour beaucoup de mes contemporains, et je le comprends très bien, c’est que cette fois les changements sont allés plus vite que les idées. Nous sommes, d’une certaine façon, dans un monde impensé, qui n’a pas encore été véritablement pensé, ça ne veut pas dire qu’il est impensable. Et nous sommes, de façon assez logique, habité comme d’une grande inquiétude, comme l’étaient les contemporains de Saint-Augustin au moment de la fin de l’Empire romain, la fin d’un monde qui avait duré mille ans, ou comme l’étaient les gens à la Renaissance, vous savez la Renaissance, ça a été aussi la fin d’un monde, la chrétienté médiévale qui avait duré mille ans. Autrement dit, nous sommes hantés par l’effondrement et il faut faire un effort pour accorder notre attention au surgissement, les deux vont ensemble. Aujourd’hui, il y a un monde entièrement neuf qui surgit sous nos yeux et qu’il va falloir apprendre à penser, à décrire et à habiter. » (Paroles de Jean-Claude Guillebaud, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 25 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Depuis les années 80, nous vivons trois révolutions : la révolution de la mondialisation : soit le décrochage entre le marché et la démocratie, la révolution du cyberespace : qui se caractérise par des difficultés de définition, par un Etat de non-droit et par un changement de nature des activités humaines qui y migrent, et enfin, la révolution génétique, qui produit entre autres une révision des structures de la parenté

« Depuis le début des années 80, nous vivons trois révolutions en même temps (…). Il y a la révolution économique, c’est-à-dire la mondialisation, [soit] en dernière analyse le décrochage entre [d’un côté] le marché - ce moteur, ce cheval fou qu’on avait réussi à domestiquer à l’intérieur des frontières d’un État-nation – (…) et [de l’autre côté] le politique, c’est-à-dire la démocratie – [soit] la capacité de construire le code du travail, d’imposer des règles, des limitations à cet incroyable instrument de fabrication de richesse mais aussi de violence, d’inégalité, d’injustice. (…) Il faudra bien qu’un jour ou l’autre on réapprenne à assujettir à nouveau le marché aux règles de la démocratie (…), [car] ils obéissent à des logiques différentes (…). Le projet européen s’inscrit dans cette logique-là, tous les projets de régulation internationale de type Tribunal pénal international, mondialisation des Droits de l’homme etc., s’inscrivent dans cette perspective. (…) La deuxième crise [qui] se passe en même temps (…) c’est la révolution numérique, c’est-à-dire l’informatisation du monde. (…) La révolution numérique (…) c’est l’apparition d’un sixième continent (…) : le cyberespace, le Net. (…) La pensée philosophique bute encore sur l’incapacité que nous avons à fournir des concepts pour penser des réalités aussi étranges que le virtuel, et le fait que dans le cyberespace (…) le temps et l’espace deviennent friables. (…) Donc, première caractéristique, nous ne savons pas encore définir ce nouveau monde. (…) Deuxième caractéristique de ce sixième continent (…) : c’est un État de non-droit, c’est une jungle. Nous ne pouvons pas appliquer l’État de droit dans un continent qui est partout et nulle part. (…) Puis, la troisième caractéristique (…) c’est que malgré cela, toutes les activités humaines se transposent insensiblement sur ce cyber-espace et en immigrant, elles changent de nature, changent de morphologie, et nous n’avons pas encore les outils pour penser cela. [Prenons] comme exemple le concept d’échange (…). [Sur Internet], si je vous envois une musique que j’ai beaucoup aimée et que j’ai numérisée, je vous la donne sans la perdre, [ce qui fait que] le concept d’échange lui-même doit être révisé de fond en comble. (…) A ces deux révolutions s’en ajoute une troisième, (…) c’est la révolution génétique, la capacité que ce sont donnée les hommes d’agir sur la procréation, sur la définition des espèces, sur la généalogie, sur les gènes. Là, tout d’un coup, c’est comme si l’on avait la main sur l’arbre de la connaissance ou sur la boîte noire. (…) On comprend très bien, maintenant, que des choses aussi élémentaires, par exemple que les structures de la parenté doivent être révisées, revues. [En effet,] un enfant peut maintenant avoir non pas deux parents mais cinq : un père donneur de sperme anonyme, une mère donneuse d’ovocytes anonymes, une mère porteuse, une mère légale et un père légal. Comment construire un sujet humain, reconstruire une structure de la parenté dans ce système-là ? Si vous additionnez ces trois révolutions, vous voyez bien que cette crise financière est peu de chose au regard de cet incroyable basculement, ce « moment axial » (Karl Jaspers), moment où l’histoire humaine bascule sur son axe, et où l’on passe d’une grande séquence à une autre. Nous sommes dans ce moment axial. (…) Ces trois révolutions nous échappent et sont porteuses du meilleur et du pire. Elles nous lancent un défi : premièrement les penser, deuxièmement les contrôler. » (Paroles de Jean-Claude Guillebaud, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 25 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Rémi Brague

Ce que la crise à fait surgir c’est un questionnement métaphysique : est-ce qu’on peut continuer à vendre du néant ? Quelle est notre volonté libre, profonde, concernant l’être et le néant ? Voulons-nous continuer à être ou plutôt disparaître ? Pour répondre à cette question, faut-il se reposer sur la volonté ?

« L’économique c’est du concret, paraît-il, mais le plus amusant, c’est que cette crise semble bien être due, c’est ce que disent les gens compétents, au fait que l’on a vendu des choses qui n’existaient pas, donc, on a fait commerce de l’abstrait. C’est pourquoi un philosophe est tout à fait à l’aise dans ce genre de problème, où il est question de réalité nuageuse, tout à fait vaporeuse, et je voudrais simplement rappeler que la crise telle que nous la vivons en ce moment, a peut-être des raisons beaucoup plus anciennes et qui sont, vous excuserez le gros mot, de nature métaphysique. Je veux dire qu’il s’agit de l’être et du néant. Alors, est-ce qu’on peut continuer à vendre du néant ? On s’aperçoit que lorsqu’on en vend suffisamment, on ne produit peut-être pas suffisamment d’être, pas suffisamment de choses réelles. (…) Quelle est notre volonté libre, profonde, concernant l’être et le néant. En clair, est-ce que nous voulons continuer à exister ou non ? Or, (…) nous assistons depuis quelques dizaines d’années, à la mise en place d’une situation dans laquelle l’existence même de l’humanité dépend de plus en plus de sa volonté. Nous ne confions plus la poursuite de l’expérience humaine, disons à l’instinct, pour baptiser un peu la difficulté. On ne sait pas trop ce que c’est que ‘‘l’instinct’’, c’est la manière, en tout cas, dont la nature ou quelque chose qui dépasse la volonté de l’homme, contrôle celui-ci. Or, de plus en plus, l’homme, et c’est un bien, revendique pour la décision de sa liberté, la question de savoir s’il va continuer à être ou plutôt disparaître. » (Paroles de Rémi Brague, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La prise de contrôle de l’homme par lui-même (qu’autorise le mouvement séculaire amorcé par Descartes et exemplifié par la philosophie de Kant) mène-t-elle à une affirmation de l’homme ou plutôt à sa négation ?

2. Le suicide n’est-il pas le destin (à peine voilé) du mouvement séculaire (Descartes-Kant) ?

« Le projet de la modernité [apparu avec Galilée et Descartes] (…) se propose une dévolution à la liberté humaine de ce qui jusqu’à présent était confié, à la nature, au cycle de la nature (…). Le fait que la liberté humaine prenne le contrôle non seulement de l’environnement mais presque de l’humanité, même de l’homme est en soi quelque chose que je ne puis qu’approuver. Le problème, c’est que ce mouvement séculaire, qui trouve des sommets philosophiques extraordinaires chez Kant, (…) ce mouvement laisse de côté une question qui est justement celle de savoir si cette prise de contrôle de l’homme par lui-même va mener à une affirmation de l’homme ou plutôt à sa négation. (…) Le projet de se contrôler soi-même, de se transformer soi-même, est beaucoup plus facile dans le cas du suicide que dans tout autre cas. (…) Novalis, en 1797, ce poète du romantisme primitif allemand, qui avait beaucoup écouté les leçons de Fichte, écrit quelque part que le suicide est l’acte métaphysique par excellence. (…) Je trouve la formule extrêmement intéressante parce que justement dans la perspective d’une philosophie qui place l’action sur soi au sommet de tout, eh bien il n’y a pas d’action sur soi plus efficace que celle du suicide. » (Paroles de Rémi Brague, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 26 décembre 2008 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Maurizio Lazzarato

1. L’économie financière est une grande machine pour transformer les droits sociaux en crédits ou en dettes : vous ne devez pas demander une augmentation salariale mais un crédit à la consommation

2. La logique de la transformation d’un droit en un crédit, conduit à la transformation de salariés ou d’usagers en capital humain : un individu, c’est un fragment du capital qui doit investir lui-même dans sa formation, sa santé, sa retraite

3. Dans une « société du grand endettement », comme la nôtre, c’est la dette qui devient la forme principale de contrôle politique sur les individus : elle est un nouvel instrument de gestion de la population

4. Avec cette logique de l’endettement généralisée, si à un niveau individuel on déculpabilise les gens (« c’est très bien de vous endetter »), en revanche, à un niveau collectif, on ne cesse de les culpabiliser (« travailler plus, car qui va payer les retraites »)[L’individu est roi (ou souverain) et le collectif est un bouc émissaire (il est sacrifiable, homo sacer) (Bessis, lecteur d’Agamben)]

« L’économie financière est une grande machine pour transformer les droits sociaux en crédits ou en dettes. (…) Aux États-Unis, où tout le monde est endetté, le problème est que vous ne devez pas demander une augmentation salariale mais un crédit à la consommation. Vos n’avez pas le droit à la retraite mais à une assurance individuelle pour garantir votre retraite. Vous n’avez pas le droit à l’assurance maladie mais vous avez une assurance individuelle. C’est cela la logique, la transformation d’un droit en un crédit, et [plus exactement] en un crédit individuel. (…) Ça a des implications très importantes parce que - il y a un projet politique très cohérent derrière - c’est la transformation de salariés ou d’usagers en ce qu’ils appellent le « capital humain ». C’est-à-dire qu’un individu, c’est un fragment du capital qui doit investir lui-même dans sa formation, sa santé, sa retraite. [On a à faire là à] une logique complètement différente [de celle] des droits sociaux [qui] sont [bâtis sur la] conquête collective de la lutte des salariés et des usagers sociaux (…). Aux États-Unis, par exemple, les étudiants sont endettés avant de rentrer sur le marché du travail. Pour faire des études, vous êtes obligés de vous endetter. Cette logique [qui] a été généralisée aux Etats-Unis, (…) je l’interprète comme le passage d’une société du grand enfermement, dont parle Foucault - une société disciplinaires où les gens ont été enfermés à l’usine, dans les prisons ou à l’hôpital -, à un[e société du] grand endettement. C’est la dette fondamentalement qui devient la forme de contrôle politique sur les individus, (…) [comme] un nouvel instrument de gestion de la population. (…) Une étudiante américaine explique, dans une interview, comment le fait qu’elle [se soit] endettée autour de cent mille dollars (…) va la poursuivre toute sa vie, [et qu’]elle est [désormais] obligée d’adapter son budget économique, son temps, etc. à cette dette. Cette dette est une forme de contrôle [qui est présent] tout le temps, qui n’est pas une conception directe [consciente], mais qui va jouer sur la façon de dépenser, de travailler, de s’amuser, etc., c’est dans ce sens-là qu’il s’agit d’une forme de contrôle politique. (…)[Un phénomène intéressant, au cœur de cette logique c’est qu’on] déculpabilise les gens [à un niveau individuel]. Par exemple aux États-Unis, où toute la consommation passe par le crédit, on doit les déculpabiliser au niveau individuel : « Vous n’êtes pas coupables parce que vous vous endettez, c’est même très bien ». Par contre, on les culpabilise au niveau collectif, ce qui se passe aussi ici. Par exemple, c’est ce qui s’est passé avec les retraites, et c’est typiquement un problème de dette. [On leur dit, par exemple :] il y a un problème au niveau de l’endettement, il faut absolument que vous travailliez un peu plus. Pour la sécurité sociale, c’est la même chose. » (Paroles de Maurizio Lazzarato, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, lundi 16 février 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Yann Moulier-Boutang

1. En 1971 avec la suspension de la convertibilité du dollar, on entre dans une ère d’instabilité, car le dollar se met à fluctuer en fonction de l’offre et de la demande (au lieu de valoir 35 dollars l’once d’or)

2. Pour se prémunir contre le risque de change et contre les baisses et les hausses des taux d’intérêts, on invente la racine de la crise : les produits financiers, les produits dérivés et les prêts à taux variables

3. C’est avec les produits financiers que les Etats libéraux (Reagan-Thatcher, puis tous les autres) ont réduit leurs déficits budgétaires, car en compensation du gel des salaires, ces Etats ont invités les salariés à devenir propriétaire (en s’endettant par le biais de produits financiers)

« La crise commence par une crise d’endettement des ménages américains, d’endettements excessifs des ménages les plus pauvres qui ont acquis des crédits qu’ils ne peuvent plus rembourser et ces crédits ont été garantis par des mécanismes extrêmement sophistiqués que l’on appelle les produits dérivés. Et ces produits dérivés, il faut se demander d’où ils sortent, [car] la crise des subprimes a entraîné un effondrement financier gigantesque. Ça commence en 1971 avec la suspension de la convertibilité du dollar, où l’on entre dans une ère d’instabilité, c’est-à-dire que le dollar au lieu de valoir 35 dollars l’once et toutes les monnaies se définissent par rapport au dollar, le dollar se met à fluctuer en fonction de l’offre et de la demande. Donc, il commence à s’ouvrir d’énormes instabilités du taux du dollar par rapport au franc à l’époque et surtout des taux d’intérêt. Ces deux éléments-là nous font entrer dans une période incroyable d’instabilité, liée à la mondialisation généralisée qui commence à installer un marché des capitaux partout. A ce moment-là, pour se prémunir contre le risque de change et contre les baisses et les hausses des taux d’intérêts, on invente les instruments qui vont être à la racine de la crise : les produits financiers, comme par exemple la spéculation sur le change, les produits dérivés et les prêts à taux variables, ce qui veut dire que le montant de votre prêt vous ne savez pas combien vous allez payer de remboursement tout simplement parce que si le taux d’intérêt monte votre prêt est réajusté. (…) Face à cette instabilité pour que les monnaies et les économies s’organisent, on découvre soudain que la finance de marché - (…) avec ses produits dérivés, etc., - permet de financer les déficits budgétaires des États. [La] finance de marché (…) d’un côté, et les prêts hypothécaires à gogo, le crédit ouvert, [de l’autre côté,] ont permis l’opération Reagan-Thatcher [qui consistait], au fond, de battre définitivement le mouvement ouvrier classique, les hypothèses de gauche, le travailliste, pourquoi ? (…) C’est une période où on dit au salarié : vos salaires seront serrés, vous n’allez plus avoir des augmentations de salaires régulières, votre salaire va stagner, [mais] en revanche si vous épargnez vous allez avoir des produits financiers qui vont compenser cette baisse. Il y avait 37% de propriétaires aux Royaume-Uni, après 11 ans de Margaret Thatcher il y en a 57%, [et l’on repère] une déprolétarisation (…). [Ce système] a marché très longtemps, (…) des années 80 à 2007, cela fait quasiment 30 ans. » (Paroles de Yann Moulier-Boutang, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 8 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La crise amène une bifurcation politique fondamentale, par exemple, General Motors, la plus grande entreprise d’automobile du monde, va avoir un capital qui va être constitué de 40% tenu par le syndicat et 20% tenu par l’administration fédérale, ceci au pays de la libre entreprise la plus effrénée

« General Motors a, pour ses ouvriers à la retraite, une charge colossale dans le futur et pour faire marcher le Medicaid, c’est-à-dire l’assurance sociale, la dépense santé, une charge colossale. Qu’est-ce qui s’est passé ? Eh bien, le syndicat des travailleurs de l’automobile a accepté de prendre la moitié de cette dette en charge, contre 40% du capital de General Motors. Cela veut dire que la plus grande entreprise d’automobile du monde - parce qu’elle est dépassée par Toyota, mais elle a beaucoup plus de dépendants - va avoir un capital qui va être constitué de 40% tenu par le syndicat, 20% tenu par l’administration fédérale, ceci au pays de la libre entreprise la plus effrénée. Voilà, par exemple, une bifurcation. Quand on entend Obama qui, en décembre, lors du premier prêt, a dit : Attention, vous n’aurez de prêt que si vous faites un moteur émettant moins de 129 mg de CO2 au kilomètre, sinon vous n’avez pas le prêt, mais c’est de la planification. C’est de la planification écologique… C’est un exemple de bifurcation étonnant dans lequel on est toujours, en apparence, dans le capitalisme. » (Paroles de Yann Moulier-Boutang, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 8 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Michela Marzano

Notre époque a-démocratique, qui suspend la séparation entre sphère privée et sphère publique, fait converger deux phénomènes complémentaires : la publicisation de l’espace privé (la surexposition de la vie privé) et la privatisation de l’espace public (les institutions publics suivant la logique managériale des entreprises)

« On se retrouve avec deux phénomènes différents et en même temps complémentaires : (…) [d’une part,] la publicisation de l’espace privé, donc le fait que la vie privée des hommes politiques prend le dessus par rapport à ce qui est censé être les objets politiques en tant que tels, et d’autre part, parallèlement, on a une privatisation de l’espace public dans le sens où petit à petit des instances, comme par exemple la justice, l’université, les hôpitaux, sont de plus en plus traités comme des entreprises, [suivant] la logique des entreprises, [ainsi] la logique managériale est appliquée à des secteurs de la vie publique, [de] sorte qu’il y a progressivement une sorte de télescopage [entre sphère privée et sphère publique], et donc la séparation entre ces deux sphères devient de plus en plus fragile. Or, si on considère (…) [que] la garantie pour rester dans une démocratie est la séparation entre ces deux espaces, on peut effectivement s’interroger sur la suite de notre propre démocratie. » (Paroles de Michela Marzano, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 22 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

L’entreprise s’était présentée à partir des vingt dernières années comme étant une sorte d’institution totale, c’est-à-dire une institution capable de prendre le relais par rapport à l’Eglise, par rapport à la famille, par rapport à l’Etat

« L’entreprise s’était présentée à partir des vingt dernières années comme étant une sorte d’institution totale, c’est-à-dire une institution capable de prendre le relais par rapport à l’Eglise, par rapport à la famille, par rapport à l’Etat, et donc de pouvoir fédérer les salariés autour d’un certain nombre de valeurs. C’est ce qu’on appelle la culture d’entreprise qui était effectivement un moyen de susciter l’adhésion. Or, le problème c’est qu’à partir du moment où cette culture d’entreprise a commencé à envahir le domaine de la vie privée des individus, il y a eu petit à petit le rétrécissement d’autres sphères [dont la sphère familiale]. (…) [En effet,] comment peut-on avoir une vie indépendante, en famille, quand les seules valeurs qui comptent sont, par exemple, la performance, l’épanouissement sur le lieu du travail, le fait de s’investir à fond, le fait de prendre des risques, le fait d’être joignable à tout moment pour ne pas perdre son emploi ? » (Paroles de Michela Marzano, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 22 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Édouard Husson

L’origine de la crise, tient à la création inconsidérée de papiers monnaies, rendu possible par le fait que le dollar sert de monnaie de réserve unique pour le Monde depuis 1971

« Le dollar est en fait à l’origine de la crise, quand nous [Norman Palma et Édouard Husson] parlons [du] dollar, c’est [en fait, de] la création inconsidérée de papiers monnaies, que cela soit sous forme de billets ou de bons du Trésor par les Etats-Unis, [et ce] depuis plusieurs décennies, pour financer leur économie. Bien sûr, [ce] système [est] rendu possible par le fait que le dollar sert de monnaie de réserve unique pour le Monde depuis le début des années soixante-dix [1971]. Nous avions constaté sous la première présidence de Georges W. Bush une augmentation faramineuse de la masse monétaire américaine. (…) Pour nous, ce n’est pas simplement une crise de la finance, une crise du crédit, c’est une crise monétaire. (…) Ce qui caractérise la crise actuelle, c’est le fait que le Monde entier soit touché car le Monde entier tournait autour de l’étalon dollar. » (Paroles d’Édouard Husson, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 12 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Pendant vingt ans, les Etats-Unis pouvaient s’endetter sans que personne n’y trouve à redire, le reste du Monde finançait un pays qui était potentiellement insolvable

« Les Etats-Unis ont certes gagné la guerre froide, mais ils l’ont gagné par de mauvaises méthodes. L’Union soviétique a jeté l’éponge parce qu’elle n’arrivait plus à trouver les financements pour la course aux armements. Les américains, eux, pouvaient financer la course aux armements parce que le reste du Monde était près à financer leur endettement. C’est un système qui a survécu vingt ans [après la chute de l’Union Soviétique]. (…) Depuis vingt ans on vivait [véritablement] en état d’apesanteur : les Etats-Unis pouvaient s’endetter sans que personne n’y trouve à redire, le reste du Monde finançait un pays qui était potentiellement insolvable, et cela n’avait pas de conséquence : ni sur la monnaie, ni sur les taux de change, ni sur le crédit, ni sur quoi que ce soit. (…) C’est [donc] la première fois depuis longtemps que la loi du marché se réaffirme. » (Paroles d’Édouard Husson, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, jeudi 12 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Bernard Sichère

1. Il s’agit de cesser d’exploiter de manière illimitée des ressources qui ne sont pas illimitées : il s’agit d’éviter le désastre

2. Arrêtons d’avoir un rapport de maîtrise, de calcul, de consommation et de profit avec le monde : devenons poète

[Le désir d’illimitation de l’humain ne doit pas s’exercer dans les champs de l’exploitation et de la consommation, mais dans ceux de la reconnaissance de l’autre et de la singularité. La poésie nous protège d’un abîme de destruction et d’autodestruction (Bessis)]

« Le problème n’est pas de reconstituer un système financier fiable. Il s’agit de cesser d’exploiter de manière illimitée des ressources qui, elles, ne sont pas illimitées. (…) L’Homme n’est pas le maître de la Terre, il n’en est que le locataire. La terre lui a été prêtée, elle ne lui a pas été donnée. Sans une conversion spirituelle totale, on va continuer de s’enfoncer non pas dans la crise, mais dans ce que j’appelle moi, le désastre. (…) Arrêtons d’avoir un rapport (…) de maîtrise, de calcul, de consommation et de profit avec la réalité, avec le monde, car cela ne marche pas. Ayons un rapport qui ne soit plus de consommation mais de reconnaissance et de célébration de la réalité. C’est ce que font les poètes par exemple (…). » (Paroles de Bernard Sichère, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 20 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

La machine économique fait-elle encore vivre les gens ? Elle fait vivre certains, elle tue les autres

« [Question d’Antoire Mercier : « Si on enlève ce moteur de la progression économique, est-ce que l’on ne détruit pas la machine économique qui, malgré tout, fait encore vivre les gens ?] Elle les fait vivre comment ? Elle fait vivre qui ? Elle fait vivre certains, elle tue les autres. C’est cela qu’il faudrait quand même méditer. La machine économique, elle a cet effet pervers aussi, d’entraîner notamment les migrations [planétaires]. Comment se fait-il qu’alors que certains s’enrichissent, quelquefois de manière considérable, tous les jours il meurt des gens de faim ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette histoire. » (Paroles de Bernard Sichère, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 20 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Jean-Pierre Dupuy

1. Keynes a montré que le système capitaliste n’était pas un système autorégulé, et qu’il pouvait même aller à sa perte, à son autodestruction, par le biais des anticipations dont font preuve les humains

2. Dans nos sociétés contemporaines, l’économie occupe la place de ce qui devait faire contrepoids à l’économie, c’est-à-dire le sacré, bref : il n’y a plus d’extérieur à l’économie, il n’y a plus de transcendance (ou d’« auto-transcendance ») qui puisse se dresser face au système économique – ce dernier a pris la place du sacré

« Keynes a montré qu’il pouvait y avoir simultanément des anticipations désastreuses dans tous les domaines… c’est-à-dire des entrepreneurs qui anticipent qu’ils ne vont pas trouver de débouchés, et qui du coup n’engagent pas de travailleurs, et des travailleurs qui anticipant qu’ils vont être au chômage ne consomment pas… [Autrement dit, il n’y a pas une autorégulation, et un rééquilibrage du système par lui-même.] Keynes a compris que les sociétés humaines, et pas seulement les économies, fonctionnaient en se projetant en quelque sorte dans l’avenir, c’est [ce qu’il faut entendre lorsqu’il parle] des anticipations. Je vais faire une comparaison ici, supposez que vous soyez un alpiniste, que vous ayez à monter le long d’une paroi rocheuse ou glacée, alors qu’est-ce que vous faites ? Vous projetez votre piolet vers le haut et vous vous tractez à partir de ce point d’appui. C’est ce que font les sociétés humaines par rapport à l’avenir (…). Il nous faut un point d’appui à l’extérieur, et cet appui à l’extérieur c’est nous-mêmes qui le créons. Ce que des philosophes appellent « auto-transcendance ». (…) C’est peut-être de cette manière-là que les hommes, dans une perspective laïque évidemment, créent des dieux. Si les dieux sont des créations humaines, alors ça veut bien dire que les sociétés humaines sont capables de se projeter au-delà d’elles-mêmes, et d’inventer des êtres extérieurs à elles, mais qui vont leur donner sens et qui vont leur permettre de se projeter en dehors d’elles-mêmes, vers l’avenir par exemple. L’auto-transcendance est d’autant plus facile, ou d’autant plus concevable, qu’il y a des points extérieurs où se raccrocher. Or, l’économie occupe toute la place : il n’y a plus d’extérieur à l’économie. Qu’est-ce qui pourrait jouer le rôle de cette paroi rocheuse ou glacée ? Ce pourrait être le politique par exemple. Or, que sont devenus les politiques ? Ils sont devenus des économistes, et en général de très mauvais économistes (…). Il n’y a plus que l’économie. L’économie est seule face à elle-même, avec elle-même, et donc elle s’est privée par là même de cette capacité d’auto-transcendance. [Intervention de d’Antoine Mercier : Vous voulez dire qu’aujourd’hui, l’économie a pris toute la place et que donc, il n’y a plus d’extériorité qui lui permettrait de s’auto-transcender ?] Si l’économie en est venue à occuper toute la place, c’est peut-être qu’elle joue un rôle [axial] dans nos sociétés. L’hypothèse que j’ai formulé il y a longtemps, c’est que ce développement de l’économie, dans nos pensées et dans la réalité, est concomitant du retrait du sacré de nos sociétés. Ce que Max Weber appelait « la sécularisation, le désenchantement du monde », qu’on peut appeler aussi la désacralisation du monde. Cette concomitance n’est pas un hasard : l’économie, sans doute, joue le rôle que jouait le sacré dans la régulation des sociétés humaines. » (Paroles de Jean-Pierre Dupuy, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 27 mars 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Emmanuel Finkiel

[Dans le grand-deuil de la Transcendance (Bessis)] on se fait la malle en fuyant le présent, par tous ces moyens technologiques qui nous aident à ne pas être, à fuir notre présence au monde [qui nous installe dans une dis-location (Bessis) de notre être] - soit ne jamais être totalement et pleinement là où on est

« J’ai l’impression que faute de transcendance vers laquelle on pourrait tendre, on essaye de se faire la malle en fuyant le présent… Le lieu réel, si tant est qu’il y ait quelque chose de réel dans lequel on vit, c’est le présent… Or, je vois bien qu’on est dans une fuite totale du présent, et je pense que fuir le présent, c’est fuir un noyau très, très intime, et très important. [Reprise et intervention d’Antoine Mercier : « Fuir le présent, c’est-à-dire fuir sa présence au monde d’une certaine façon. Comment y arrive-t-on ? Par le fait qu’ils aient des moyens technologiques de ne pas être, au moment où l’on est ? »] A tous les niveaux du quotidien, on peut constater que les choses sont faites pour ne pas être totalement et pleinement là où on est, quand on y est. » (Paroles d’Emmanuel Finkiel, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Au nom de la crise, pour un certain pouvoir, il n’est même plus besoin d’avancer masqué

« Au nom de la crise, pour un certain pouvoir, il n’est plus besoin d’avancer masqué. (…) Au lieu de parler du bouclier fiscal, on brandit un bouclier moral. C’est-à-dire qu’il faut bien sauver la situation générale, et s’il y a des pertes - comment dit-on ? – ‘‘collatérales’’ quand il s’agit d’une guerre, [eh bien] ce n’est pas grave… » (Paroles d’Emmanuel Finkiel, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 17 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Frédéric Lordon

1. La crise présente nous fait voir le retour du refoulé de la théorie économique dominante, ce que l’économie (néoclassique) a refoulé, et qui fait retour massivement, à savoir : le soubassement pulsionnel et passionnel de l’action humaine

2. La finance pousse sur le devant de la scène ces modèles mathématiques, mais pour mieux faire oublier qu’en dernière analyse elle fonctionne à l’opinion et à la croyance

« [Je repère] la faillite d’une certaine science économique, qui est celle de la théorie ultra-dominante dans le champ économique, que l’on appelle la théorie néoclassique (…). Qu’est-ce que la crise présente nous fait voir ? Elle nous fait voir une sorte de retour du refoulé théorique, sous la figure de l’impensé passionnel de l’économie. (…) Vous pouvez avoir l’intuition de la pertinence de ce point de vue simplement à regarder des traders à s’agiter dans une salle des marchés : vous les voyez basculer de l’hystérisation exorbitée à l’accablement le plus profond, en passant par divers accès de paniques collectives. (…) [Dans la théorie néoclassique] on nie [donc] tout ce soubassement pulsionnel et passionnel de l’action humaine, tel qu’il ne disparaît en aucun cas dans le champ des échanges marchands. (…) La finance pousse sur le devant de la scène : ces écrans scintillants, ces courbes en dents de scie, ces modèles mathématiques, mais pour mieux faire oublier qu’en dernière analyse elle fonctionne à l’opinion et à la croyance, et c’est [là] un message strictement inaudible pour la théorie économique. » (Paroles de Frédéric Lordon, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

L’origine de cette crise se situe dans l’économie réelle : elle est liée au défaut de croissance de la rémunération salariale, bien qu’elle s’exprime au travers de la sphère financière

« Fondamentalement, cette crise est née dans l’économie réelle. Pour faire simple, cette crise a à voir avec les caractéristiques profondes du capitalisme de basse pression salariale : c’est le défaut de croissance de la rémunération salariale qui a poussé les ménages dans l’endettement jusqu’à des niveaux qui sont devenus insoutenable, et qui pourtant ont été relayés par tout le système bancaire, notamment avec les instruments de la titrisation - toute cette dynamique là a atteint son point critique. Fondamentalement l’origine de cette crise se situe dans l’économie réelle, [bien qu’]elle s’exprime au travers de la sphère financière. » (Paroles de Frédéric Lordon, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 24 avril 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Marc-Alain Ouaknin

Cette crise porte, en son fond, sur la temporalité elle-même, sur la manière dont on s’inscrit dans le temps : on ne fait plus accueil à l’autre ; l’autre n’a plus la possibilité de se dire et de se raconter ; on ne laisse plus les choses devenir, être, se montrer (selon leurs temporalités)

« Cette crise serait une crise de la temporalité elle-même, (…) comme si ce qui est cassé serait le temps lui-même, [c’est-à-dire] (…) la manière dont on s’inscrit dans le temps : [l’accueil que l’on fait à l’autre]. (…) [D’une certaine façon,] Emmanuel Levinas, dès 1947, dans son livre (…) : Le temps et l’autre, va prévoir cette crise, (…) [sous le nom d’une] crise de l’éthique [entendue] comme une crise de l’effondrement du temps de l’accueil. (…) [Il faut peut-être rappeler] qu’en hébreu, le temps se dit « zeman », ce mot est construit à partir de la racine « zimen », qui veut dire « inviter », faire une invitation, au point que « fabriquer du temps », faire du temps, produire du temps : « léhazmin » signifie précisément la même chose qu’« inviter l’autre », « inviter une personne ». (…) Pour sortir de la crise, on le verra, il y a un (…) réapprentissage de l’écoute [à faire]. (…) Ecouter l’autre, ou écouter le monde, ou écouter les signes, (…) [cela correspond à] l’humilité bizarrement de se taire, c’est l’humilité d’un silence, parce (…) notre propre parole vient recouvrir la parole de l’autre (…) [et] lui n’a plus la possibilité de se dire et de se raconter (…). Aujourd’hui, il y a certainement une responsabilité due justement à la vitesse de l’information, [du fait] qu’on ne laisse plus les choses devenir, être, se montrer (…) [et vivre dans le temps, le rythme, qui leur est nécessaire]. » (Paroles de Marc-Alain Ouaknin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 8 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La crise peut être résolue par la création d’une nouvelle manière d’être au temps, et à l’autre

2. Notre tâche est de passer de la crise-fracture à la résolution-par-le-partage : un partage de la parole, qui se fait dans l’humilité d’un non-savoir, où j’ai confiance en l’autre et dans le don de sa réponse, sous la condition que je partage avec lui cette inquiétude de la pensée

3. Aujourd’hui, le péril tient dans le fait que le temps entre le non-savoir et le savoir est devenu quasiment nul, il tient dans la négation du temps qui me fait aller et vivre du non-savoir au savoir

4. Si je veux qu’il y ait une maturation intellectuelle et existentielle, il faut que je me laisse le temps de ne pas savoir – un minimum

« Je crois que la crise peut être résolue par la création d’une nouvelle manière d’être au temps, qui est fondée sur une nouvelle manière d’interroger le monde, d’une interrogation qui ne soit pas dans la solitude de soi-même, mais (…) où je pose la question à l’autre. C’est là, la différence entre le savoir et le non-savoir. Quand je sais, je sais en moi-même, et donc je suis dans la solitude, dans le solipsisme, dans un sujet qui est enfermé en soi. Mais quand j’ai l’humilité de ne pas savoir, et que je vais demander à l’autre, je créé d’une part une relation, il y a une parole qui se partage et il y a une adresse qui est faite à l’autre. [Si l’on] va passer de la crise-fracture à (…) la résolution-par-le-partage, [cela se fera] par le partage de la parole, qui se fait dans l’humilité d’un non-savoir, où j’ai confiance que l’autre pourra éventuellement me donner une réponse, (…) [dans le cas où] je partage avec lui cette inquiétude par rapport à la pensée. (…) Aujourd’hui, si quelqu’un joue à un jeu où il faut savoir quelque chose, [eh bien avec un ordinateur relié à l’internet,] il met le mot : il a immédiatement l’information et la réponse sur Wikipédia par exemple. Cela veut dire que le temps entre le non-savoir et le savoir est devenu quasiment nul. On tend aujourd’hui vers la négation du temps entre la question et la réponse. Or qu’est-ce qu’était le temps ? Le temps (…) c’est justement le temps du non-savoir, entre l’inquiétude de savoir qui est la question, et le résultat, qui sera la réponse. Or, on est dans une crise du temps, parce que l’on a plus de temps entre l’interrogation et la réponse. (…) Si je veux qu’il y ait un cheminement, qu’il y ait une maturation intellectuelle et presque existentielle, il faut que je me laisse le temps de ne pas savoir – un minimum. » (Paroles de Marc-Alain Ouaknin, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 8 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Christian Laval

1. Le néo-libéralisme correspond à la construction d’une société selon la norme générale de la concurrence, et ce, jusqu’à réduire le sujet à la notion de « capital humain »

2. Si la raison du monde c’est celle de la compétition généralisée, nous appelons à une autre raison du monde gouvernée par le commun

« Le néo-libéralisme c’est la construction d’une société selon la norme générale de la concurrence. (…) Au fond, ce qui se met en place avec le néolibéralisme c’est une extension de la problématique capitaliste à l’ensemble des sphères sociales et jusqu’au sujet lui-même. [Par exemple,] la notion de « capital humain » (…) signifie que tout individu doit se concevoir lui-même, en totalité en quelque sorte comme un capital, capital qui doit fructifier, augmenter, de façon a priori illimité tout au long de la vie. Ce schéma de pensée est aujourd’hui une espèce de guide pour des politiques dans des domaines aussi différents que l’éducation ou les retraites. [Si] la raison du monde c’est celle de la compétition généralisée, (…) une autre rationalité est possible, une rationalité ou une raison que nous appelons la raison du commun. (…) [Ce qui nous conduit à cette question :] quel est le bien, et en particulier, le bien commun que nous désirons, et qui au fond peut ordonner une collectivité ? » (Paroles de Christian Laval, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 13 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Pierre Dardot

Au-delà de la gouvernementalité de type ‘‘néolibérale’’ ou ‘‘administrative’’, il faudrait faire advenir une gouvernementalité démocratique dans laquelle les sujets ne seraient ni réduit à des entreprises de soi-même, ni des bénéficiaires passifs d’un certain nombre de services assuré par l’Etat centralisateur

« La gauche a sans cesse oscillé entre ces deux types de gouvernementalité (…) : une gouvernementalité administrative ou une gouvernementalité néolibérale. Il faudrait réfléchir à une gouvernementalité qui serait démocratique, c’est-à-dire dans laquelle l’élaboration et la définition du bien commun serait une véritable affaire commune. Donc une gouvernementalité dans laquelle les sujets ne seraient pas réduit à des entreprises de soi-même, mais une gouvernementalité dans laquelle ils ne seraient pas non plus réduit à des bénéficiaires passifs d’un certain nombre de services assuré par l’Etat centralisateur. (…) Cela implique une rupture avec ce que nous a légué le marxisme, qui vient du saint-simonisme, avec une pensée politique comme celle de Rousseau, où à la limite l’idéal serait que les lois gouvernent d’elle-même avec une implacabilité telle que les hommes ne pourraient pas… » (Paroles de Pierre Dardot, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 13 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

1. La gouvernementalité néolibérale se caractérise par une logique d’hybridation entre le public et le privé, dans laquelle les Etats eux-mêmes ont pris l’initiative de confier aux acteurs privés les normes de leur propre surveillance

2. Ce n’est pas l’absence de règle qui est à l’origine de la crise, c’est la défaillance des règles qui avaient été mise au point au cours des accords de Bâle II (1988)

« Depuis les années 80-90, les Etats eux-mêmes ont pris l’initiative de confier à des acteurs privés – de l’économie, de la gouvernance,…- en concertation avec les Etats les normes de surveillance. C’est-à-dire qu’ils ont donné aux acteurs privés la responsabilité de se surveiller eux-mêmes. Ce qui est en faillite, c’est précisément cette logique d’hybridation entre le public et le privé. La gouvernementalité néolibérale se caractérise par cette logique d’hybridation, c’est-à-dire que l’on a presque une coproduction public-privé des normes. (…) Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, ce n’est pas l’absence de règle qui est à l’origine de la crise, c’est la défaillance des règles qui avaient été mise au point précisément au cours des accords de Bâle II [dispositif prudentiel destiné à mieux appréhender les risques bancaires et principalement le risque de crédit]. » (Paroles de Pierre Dardot, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, mercredi 13 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Heinz Wismann

1. Notre crise porte essentiellement sur la consommation, qui valorise une consommation-destruction, celle de denrées périssables, sur la consommation-sublimation, celle des denrées que l’on garde en raison de leur prestige et excellence : une consommation durable qui nous élève

2. Par l’éducation à la désublimation, on a démotivé les personnes à vouloir consommer du non-jetable, du non-détruisable, et au contraire, on a valorisé la gratification immédiate, qui fait entrer la personne dans un cycle de stimulation, presque à vide, du désir, à la manière du drogué

[Notre consommation est à la fois une destruction partielle et transformatrice de l’objet en déchet (une consumation et un devenir-déchet du monde humain), une désublimation pour soi (nous enfermant dans des attitudes régressées), et une automation du sujet sans désirs (mais plein de besoins artificiels). (Automation du sujet = transformation du sujet en automate) (Bessis)]

« La crise est essentiellement (…) une crise de la consommation. (…) Le terme « consommation » a deux racines en latin : c’est le verbe « consumer » qui veut dire détruire et le verbe « consumare », avec le mot « suma », qui veut dire « porter à la perfection ». Il suffit de se rappeler qu’en français « le steak consommé » a disparu, mais « l’Art consommé » demeure… Tout le problème, tel que je le vois, se situe du côté de « l’Art consommé », c’est-à-dire d’une consommation qui ne porte pas exclusivement sur des denrées périssables, qu’on fait disparaître en les consommant, mais sur des denrées qu’on voudrait garder en raison de leur prestige, valeur, beauté, excellence. (…) Le désir culturel de se procurer quelque chose qui est peut-être plus cher, mais moins périssable, a intentionnellement été brisé par ce qu’on appelle la « désublimation », c’est-à-dire par une offre fortement érotisée à travers la publicité de ce qui se consomme en vue de sa destruction. La plupart des choses qui nous sont proposées aujourd’hui sont des choses qui, finalement, disparaissent, alors que le ressort principal d’une consommation durable, c’est le désir de se procurer quelque chose qui reste avec nous. (…) [Cette « désublimation » a commencé] avec les pin-up sur les tracteurs dans les années 30 aux Etats-Unis. On a de plus en plus assimilé la consommation à un acte, je dirais presque, de consommation sexuelle rapide. (…) Depuis 15 ans, on donne aux gens à crédit les moyens de consommer parce qu’il faut maintenir la machine en marche par la consommation (…). La consommation dans ce cas, c’est la consommation « steak consommé », c’est-à-dire du jetable. Or, le vrai problème, depuis trop longtemps, c’est qu’on a démotivé les gens culturellement par l’éducation à vouloir des choses qui ne sont pas consommables de cette manière-là, mais qui restent, qui sont plus chères et qui demandent des investissements plus importants. [C’est pourquoi] la disparition d’un certain type d’exigence culturelle est une des causes majeures de la crise que nous vivons sur le plan financier et économique (…). L’éducation ça suppose qu’on apprenne à désirer des choses malgré l’effort, c’est-à-dire l’investissement en temps et en énergie, qu’elles demandent. La gratification ressentie après est à la mesure de l’effort consenti. Si on veut avoir la gratification immédiatement, on entre dans un cycle de stimulation, presque à vide, du désir, dont l’expression la plus poussée est la consommation de drogue, puisque dans la drogue on stimule un besoin primitif, purement physiologique, à l’infini, jusqu’à ce que l’organisme craque - et ça c’est la crise mortelle. » (Paroles de Heinz Wismann, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 29 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/doc/29-Wismann.pdf )

Georges Mink

1. Dans des situations de crise où le sentiment de désorientation prime, plusieurs discours tranquillisant (ou formes d’« opium du peuple ») sont possibles : d’un côté, des mobilisations de type sacré, et de l’autre côté, des mobilisations plus civiques, autour de nouvelles formes de construction de ‘‘Cause’’ collective, fondées sur la protestation

2. Car, la protestation elle-même peut fonctionner comme une sorte de béquille psychologique dans une situation de désorientation spirituelle

« Au fond, le sacré pose la question du besoin de recours, du sentiment de déperdition, les recherches de valeurs sûres et réconfortantes, et quelque chose de tranquillisant. En ce sens là, le retour du sacré est possible, la métaphysique donne aux personnes le sentiment qu’il existe, en fait, une sécurité métaphysique. Mais cela peut être aussi, tout simplement, en termes beaucoup plus laïque, séculaire, la renaissance de la protestation. La protestation elle-même peut fonctionner comme une sorte de béquille psychologique dans une situation de désorientation spirituelle. Cela peut être la montée des mobilisations collectives, de nouvelles formes de construction de ‘‘Cause’’ collective (…). Il y a « l’opium du peuple » comme dirait l’autre [cf Marx], mais il y a plusieurs qualités [ou formes] d’opium du peuple. (…) Dans des situations où on a l’impression d’un désordre, de l’absence de paramètres qui nous permettent de nous orienter, plusieurs discours sont possible autour desquels s’agrégeraient les mobilisations par rapport à cette recherche de sécurité, cognitive en quelque sorte. Donc, je vois bien, d’un côté, des mobilisations de type sacré, et de l’autre côté, des mobilisations qui seraient plus civiques, qui peuvent aussi avoir une tonalité sacré, bien entendu, on a vu cela avec certaines idéologies totalitaires (…). » (Paroles de Georges Mink, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 15 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

Isabelle Stengers

1. Des gens peuvent hurler : « mais vous nous foutez notre vie en l’air », on leur dira : « le marché jugera »

2. Avec le capitalisme, vous n’avez pas le droit de faire attention, et finalement ceux qui disent : « attention » sont ‘‘des empêcheurs de croître en rond’’

« Le capitalisme réclame que ce qu’il propose d’innovation soit évalué selon son succès sur ce qu’il appelle le ‘‘marché’’. C’est-à-dire que des gens peuvent hurler : « mais vous nous foutez notre vie en l’air, mais vous avez pensé aux conséquences », on leur dira : « le marché jugera ». [Avec le capitalisme] vous n’avez pas le droit de faire attention. Ceux qui disent : « attention, attention » sont des empêcheurs de croître en rond, sont des ennemis de la libre entreprise. Au moment où nous devons faire attention sur un mode beaucoup plus exigeant que jamais dans le passé, nous sommes en situation de désapprentissage total de cette capacité d’imaginer les conséquences, de prendre en compte les conséquences, de composer avec, bref, de faire attention. » (Paroles d’Isabelle Stengers, exprimées lors d’un entretien mené en compagnie d’Antoine Mercier in Analyses. D’autres regards sur la crise, France Culture, vendredi 22 mai 2009 ; paroles retranscrites par Raphaël Bessis : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2008/regards-crise/report_fiche.php?report_id=270010078&pg=3 )

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