Leibniz

Je ne sais pas si le plus grand plaisir est possible

PHILALÈTHE. Si on demande outre cela ce que c’est qui excite le désir, nous répondons que c’est le bonheur et rien autre chose. Le bonheur et la misère sont des noms de deux extrémités dont les dernières bornes nous sont inconnues. C’est ce que l’oeil n’a point vu, que l’oreille n’a point entendu et que le coeur de l’homme n’a jamais compris. Mais il se fait en nous de vives impressions de l’un et de l’autre par différentes espèces de satisfaction et de joie, de tourments et de chagrin, que je comprends, pour abréger, sous les noms de plaisir et de douleur, qui conviennent l’un et l’autre à l’esprit aussi bien qu’au corps, ou qui, pour parler plus exactement, n’appartiennent qu’à l’esprit, quoique tantôt ils prennent leur origine dans l’esprit à l’occasion de certaines pensées et tantôt dans le corps à l’occasion de certaines modifications du mouvement. Ainsi le bonheur pris dans toute son étendue est le plus grand plaisir dont nous soyons capables, comme la misère, prise de même, est la plus grande douleur que nous puissions ressentir. Et le plus bas degré de ce qu’on peut appeler bonheur, c’est cet état où, délivré de toute douleur, on jouit d’une telle mesure de plaisir présent qu’on ne saurait être content avec moins. Nous appelons bien ce qui est propre à produire en nous du plaisir, et nous appelons mal ce qui est propre à produire en nous de la douleur. Cependant il arrive souvent que nous ne le nommons pas ainsi, lorsque l’un ou l’autre de ces biens ou de ces maux se trouvent en concurrence avec un plus grand bien ou un plus grand mal.

THÉOPHILE. Je ne sais si le plus grand plaisir est possible ; je croirais plutôt qu’il peut croître à l’infini, car nous ne savons pas jusqu’où nos connaissances et nos organes peuvent être portés dans toute cette éternité qui nous attend. Je croirais donc que le bonheur est un plaisir durable, ce qui ne saurait avoir lieu sans une progression continuelle à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux dont l’un ira incomparablement plus vite et par de plus grands plaisirs que l’autre, chacun sera heureux en soi même et à part soi, quoique leur bonheur soit fort inégal. Le bonheur est donc pour ainsi dire un chemin par des plaisirs ; et le plaisir n’est qu’un pas et un avancement vers le bonheur, le plus court qui se peut faire suivant les présentes impressions, mais non pas toujours le meilleur (...). On peut manquer le vrai chemin, en voulant suivre le plus court, comme la pierre allant droit peut rencontrer trop tôt des obstacles, qui l’empêchent d’avancer assez vers le centre de la terre. Ce qui fait connaître que c’est la raison et la volonté qui nous mènent vers le bonheur, mais que le sentiment et l’appétit ne nous portent que vers le plaisir. Or quoique le plaisir ne puisse point recevoir une définition nominale, non plus que la lumière ou la chaleur, il en peut pourtant recevoir une causale comme elles, et je crois que dans le fond le plaisir est un sentiment de perfection et la douleur un sentiment d’imperfection, pourvu qu’il soit assez notable pour faire qu’on s’en puisse apercevoir ; car les petites perceptions insensibles de quelque perfection ou imperfection, qui sont comme les éléments du plaisir et de la douleur, et dont j’ai parlé tant de fois, forment des inclinations et des penchants, mais pas encore les passions mêmes. Ainsi il y a des inclinations insensibles et dont on ne s’aperçoit pas ; il y en a de sensibles, dont on connaît l’existence et l’objet, mais dont on ne sent pas la formation, et ce sont des inclinations confuses, que nous attribuons au corps quoiqu’il y ait toujours quelque chose qui y réponde dans l’esprit ; enfin il y a des inclinations distinctes, que la raison nous donne, dont nous sentons et la force et la formation ; et les plaisirs de cette nature qui se trouvent dans la connaissance et la production de l’ordre et l’harmonie sont les plus estimables. L’auteur [1] a raison de dire que généralement toutes ces inclinations, passions, plaisirs et douleurs n’appartiennent qu’à l’esprit, ou à l’âme. J’ajouterai même que l’origine de chacune est dans l’âme même, en prenant les choLeibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, Chapitre XXI, §41-46
ses dans une certaine rigueur métaphysique, mais que néanmoins on a raison de dire que les pensées confuses viennent du corps, parce que là-dessus la considération du corps et non pas celle de l’âme fournit quelque chose de distinct et d’explicable. Le bien est ce qui sert ou confère au plaisir, comme le mal ce qui confère à la douleur. Mais dans le conflit avec un plus grand bien, le bien qui nous en priverait pourrait devenir véritablement un mal, en tant qu’il conférerait à la douleur qui en devrait naître.

[1Il s’agit de John Locke.

Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, Chapitre XXI, §41-46