Sartre

Je suis ce moi qu’un autre connaît.

Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou de la serrure. Je suis seul (...).

Or, voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que je suis soudain atteint dans mon être et que des modifications essentielles apparaissent dans mes structures - modifications que je puis saisir et fixer conceptuellement par le cogito réflexif.

D’abord. voici que j’existe en tant que moi pour ma conscience irréfléchie. C’est même cette irruption du moi qu’on a le plus souvent décrite : je me vois parce qu’on me voit, a-t-on pu écrire. Sous cette forme, ce n’est pas entièrement exact. Mais examinons mieux : tant que nous avons considéré le pour-soi dans sa solitude, nous avons pu soutenir que la conscience irréfléchie ne pouvait être habitée par un moi : le moi ne se donnait, à titre d’objet, que pour la conscience réflexive. Mais voici que le moi vient hanter la conscience irréfléchie. Or, la conscience irréfléchie est conscience du monde. Le moi existe donc pour elle sur le plan des objets du monde ; ce rôle qui n’incombait qu’à la conscience réflexive : la présentification du moi, appartient à présent à la conscience irréfléchie. Seulement, la conscience réflexive a directement le moi pour objet. La conscience irréfléchie ne saisit pas la personne directement et, comme son objet : la personne est présente à la conscience en tant qu’elle est objet pour autrui. Cela signifie que j’ai tout d’un coup conscience de moi en tant que je m’échappe, non pas en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j’ai mon fondement hors de moi. Je ne suis pour moi que comme pur renvoi à autrui. Toutefois, il ne faut pas entendre ici que l’objet est autrui et que l’ego présent à ma conscience est une structure secondaire ou une signification de l’objet-autrui ; autrui n’est pas objet ici et ne saurait être objet, nous l’avons montré, sans que, du même coup, le moi cesse d’être objet-pour-autrui et s’évanouisse. Ainsi, je ne vise pas autrui comme objet, ni mon ego comme objet pour moi-même, je ne puis même pas diriger une intention vide vers cet ego comme vers un objet présentement hors de mon atteinte ; en effet, il est séparé de moi par un néant que je ne puis combler, puisque je le saisis en tant qu’il n’est pas pour moi et qu’il existe par principe pour l’autre ; je ne le vise donc point en tant qu’il pourrait m’être donné un jour, mais, au contraire, en tant qu’il me fuit par principe et qu’il ne m’appartiendra jamais. Et, pourtant, je le suis, je ne le repousse pas comme une image étrangère, mais il m’est présent comme un moi que je suis sans le connaître, car c’est dans la honte (en d’autres cas, dans l’orgueil) que je le découvre. C’est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d’autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître la situation de regardé. Or, la honte, nous le notions au début de ce chapitre, est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. Je ne puis avoir honte que de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour devenir objet donné. Ainsi, originellement, le lien de ma conscience irréfléchie à mon ego-regardé est un lien non de connaître mais d’être. Je suis, par delà toute connaissance que je puis avoir, ce moi qu’un autre connaît. Et ce moi que je suis, je le suis dans un monde qu’autrui m’a aliéné, car le regard d’autrui embrasse mon être et corrélativement les murs, la porte, la serrure ; toutes ces choses-ustensiles, au milieu desquelles je suis, tournent vers l’autre une face qui m’échappe par principe.

Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, coll. TEL, pp. 305 et 306-307.