Cicéron

L’amitié épicurienne

Il me reste à parler d’une question qui est très étroitement liée à notre sujet, c’est l’amitié, dont vous affirmez que, si le plaisir est le souverain bien, elle sera complètement réduite à rien. Or Epicure dit précisément que, parmi toutes les choses dont la sagesse se munit pour vivre heureux, rien n’est plus grand que l’amitié, rien n’est plus fertile, rien n’est plus réjouissant. Et ce n’est pas seulement par cette sentence, mais beaucoup plus par sa vie, par ses actions et par ses mœurs qu’il l’a confirmé. Combien l’amitié est grande, les fables forgées par les anciens l’attestent, dans lesquelles, malgré leur nombre et leur variété et aussi loin qu’on peut remonter dans l’antiquité, on trouve à peine trois paires d’amis, de Thésée jusqu’à Oreste. Alors qu’Epicure, dans sa seule maison, et toute petite, quelles troupes d’amis a-t-il rassemblées, dans quel accord de sentiments, par quelle conspiration d’amour ! Ce qui, aujourd’hui encore, est le cas chez les épicuriens. Mais revenons à la chose même, il n’est pas nécessaire de parler des hommes.
66 Je vois donc que les nôtres ont parlé de l’amitié de trois manières. Les uns ont nié que les plaisirs qui touchent nos amis soient à rechercher pour eux-mêmes autant que nous recherchons les nôtres, thèse qui semble à certains faire vaciller la stabilité de l’amitié ; cependant ils la maintiennent et, me semble-t-il, ils s’en sortent facilement. A l’instar des vertus en effet, dont il a été question plus haut, ils nient que l’amitié puisse être séparée du plaisir. Car puisque la vie solitaire et sans amis est pleine d’embûches et de crainte, la raison elle-même conseille de se procurer des amitiés, dont l’acquisition donne une garantie à l’âme, et fait qu’elle ne peut se détacher de l’espoir d’acquérir des plaisirs. 67 Et de même que les haines, les envies, le mépris font obstacle aux plaisirs, de même les amitiés non seulement sont les plus fidèles conducteurs des plaisirs, mais encore en sont les producteurs, autant pour les amis que pour soi ; et elles jouissent non seulement de leur présence, mais sont encore relevées par l’espoir d’un avenir prochain et éloigné. Puisque nous ne pouvons, sans amitié, avoir la jouissance ferme et perpétuelle d’une vie heureuse, ni conserver l’amitié elle-même, si nous n’aimons nos amis à l’égal de nous-mêmes, voilà pourquoi cela a lieu dans l’amitié, et pourquoi l’amitié est connectée au plaisir. En effet nous sommes à la fois joyeux de la joie de nos amis à l’égal de la nôtre, et souffrons au même degré qu’eux de leurs tourments. 68 En conséquence le sage sera affecté à l’égard de son ami de la même manière qu’envers lui-même, et toutes les épreuves qu’il s’imposerait pour son propre plaisir, il se les imposera pour le plaisir de son ami. Tout ce qui a été dit des vertus, sur la manière dont elles sont solidaires du plaisir, doit être dit également de l’amitié. Epicure l’a dit magnifiquement en ces termes, à peu près : « c’est la même pensée qui a sécurisé l’âme pour qu’elle ne craigne aucun mal éternel ou durable, et qui a vu que dans les limites mêmes de la vie l’amitié est la plus ferme des sécurités. »
69 Mais il y a des épicuriens qui sont un peu plus timides devant vos protestations, mais qui sont cependant assez subtils, et qui craignent que, si nous pensons que l’amitié doit être recherchée pour notre plaisir, l’amitié ne paraisse toute entière pour ainsi dire clocher. Aussi disent-ils que les premiers rapprochements, les rencontres, et la volonté d’instituer des rapports d’habitude, se font pour le plaisir ; mais lorsque l’usage, en progressant, a produit la familiarité, alors on voit fleurir un amour tel que même si aucune utilité ne sort de l’amitié, cependant les amis eux-mêmes s’aiment pour eux-mêmes. En effet si à des lieux, à des sanctuaires, à des villes, à des gymnases, à un champ, à des chiens, à des chevaux, à des exercices, à la chasse, nous finissons par nous attacher par un lien d’amour grâce à l’habitude, combien plus facilement et plus justement cela pourra se faire par l’habitude des hommes.
70 Enfin il y en a qui disent qu’il existe entre les sages une sorte de contrat, qui les engage à n’aimer pas moins leurs amis qu’eux-mêmes. Nous comprenons que cela peut se faire et nous le voyons en effet souvent, et il est évident qu’on ne peut rien trouver de plus approprié pour vivre dans le plaisir qu’une conjonction de ce genre. De tout cela on peut juger non seulement que le principe de l’amitié n’est pas empêché si le souverain bien est placé dans le plaisir, mais encore que sans cela c’est toute l’institution de l’amitié qui ne peut être découverte.

Cicéron, De finibus, I, XX, 65-70