Introduction

L’imagination, adulée par les uns, en particulier depuis la période romantique, rejetée par les autres comme vice de la conscience, est une donnée que certains peuvent chercher à exalter, mais à laquelle nul ne peut se soustraire. Il est certain que la rêverie permet de s’échapper, de façon éphémère au moins, des contraintes de la vie quotidienne. Pourtant, si l’on peut classer cette faculté, ou les images qu’elle produit, dans la catégorie des phénomènes, elle devient alors soumise au déterminisme et ne représente plus de liberté. L’apparente liberté liée à l’imaginaire n’est-elle finalement qu’illusoire ? Ou bien l’imagination rend-elle l’homme libre, autrement dit est-elle un moyen d’évasion, d’émancipation ? Mais, la liberté pouvant être conçue comme indépendance, ou autonomie, cette question devient alors : l’imagination est-elle autonome ? Seule une étude préalable de l’imagination pourra permettre d’apporter une réponse. Si la liberté ne trouve pas de refuge dans l’imagination, elle perd son pouvoir moteur auprès des hommes. C’est l’idée même de liberté qui a guidé les hommes dans l’Histoire, c’est l’imagination de la liberté qui a enfanté les oeuvre d’Art. Cependant la question posée ici est quelque peu différente, et introduit un premier présupposé quant à l’impossibilité de la liberté dans le réel : il s’agit de savoir si la liberté ne peut s’exprimer que dans l’imagination. En effet si la liberté avait un champ d’application dans la réalité, nul besoin ne lui serait de trouver éventuellement "refuge" dans l’imagination. La liberté est-elle donc possible dans la vie concrète des hommes ou bien doit-elle chercher un abri dans la l’imagination ?
Dans l’Antiquité, le monde est conçu comme Cosmos, c’est-à-dire un monde "clos", ordonné et harmonieux, au sein duquel chaque chose doit trouver son emplacement. Ceci ne laisse pas de place à la liberté de l’homme qui, en tant qu’il appartient à ce cosmos, se doit de retrouver sa juste place au sein des choses, grâce notamment à la connaissance scientifique qui enseigne à chacun la sagesse. En fait, cette vision du monde ne correspond pas à celle que nous en avons aujourd’hui. Il se comprend désormais comme un Univers. Dans cet Univers, la science ne peut plus avoir la visée éthique qui vient d’être décrite. Par conséquent, l’homme n’est plus assigné à retrouver sa véritable place. La science ne peut donc pas nous dicter nos devoirs, mais elle donne une connaissance des phénomènes, en leur imposant une loi venant de l’esprit humain : la loi de la causalité, ou du déterminisme, selon laquelle tout phénomène observé est nécessairement entraîné par des causes qui produisent toujours les mêmes effets. Or cette connaissance dépend de deux facultés humaines que sont la sensibilité, ou faculté à recevoir des impressions par les sens, donc de faire des expériences, et l’entendement (intelligence, capacité à organiser le donné de l’expérience). La sensibilité a pour origine le corps. Or par le fait que nous avons un corps, matériel, nous sommes inscrits dans les phénomènes naturels, donc soumis au déterminisme, à la causalité. Mais les phénomènes, même l’existence de notre corps, peuvent être mis en doute par la Raison, provenant de l’esprit et mettant en évidence l’essence de l’homme, qui n’est autre que le cogito. Cette Raison impose des lois aux phénomènes afin de les expliquer, mais n’est pas elle-même soumise à la causalité. Elle impose au contraire des fins qui sont de l’ordre non pas de ce qui est mais de ce qui doit être. Ces lois de la Raison, ou devoir, n’entraînent donc pas un déterminisme mais une finalité. Ainsi, si la personne humaine n’était que sensibilité, elle serait déterminée naturellement par les lois de la nature, comme tout phénomène. Si au contraire elle était seulement constituée par sa Raison, elle ne pourrait qu’obéir au devoir que celle-ci lui prescrit. Dans les deux cas, elle n’aurait pas le choix. La liberté, si elle existe, ne peut donc provenir que du fait que l’homme soit à la fois sensibilité et Raison. Dans ce cas en effet il doit choisir entre ces deux facultés, et les lois opposées qui les accompagnent. Cette faculté de choisir n’est autre que le libre-arbitre, ou la volonté. La liberté ne peut donc consister que dans ce choix, qui est libre à condition que la volonté ne soit pas soumise au déterminisme, à savoir qu’elle ne soit pas un phénomène.

I

La liberté du choix de la volonté suppose donc que celle-ci ne soit pas contrainte par des causes extérieures à elle-même, en un mot qu’elle soit libre. Or cette liberté n’est jamais qu’un postulat métaphysique. En effet, la connaissance consciente ne peut avoir pour objet que des phénomènes sensibles toujours soumis à la causalité. La liberté ne peut donc pas, par définition, être connue, a fortiori elle ne peut pas être démontrée. On peut donc s’interroger sur sa réalité : n’est-elle pas simplement une illusion ? Rien ne prouve que le choix que l’on doit opérer entre la sensibilité ou la Raison ne soit pas lui-même déterminé par une cause antérieure. Cette cause pourrait être par exemple le conatus. Ce conatus est l’effort que chaque chose met en oeuvre, dans la limite de ses capacités afin de rester identique à elle-même malgré les attaques du milieu extérieur qui tendent à la modifier. C’est ce que l’on observe chez les animaux supérieurs qui illustrent le phénomène d’homéothermie (ils tendent par nature à conserver leur température intérieure alors qu’ils sont dans un milieu qui a une température inférieure). L’homéostasie, ou tendance à rester le même, permet aussi d’expliquer par exemple la cicatrisation, qui n’est autre qu’une réaction physiologique par laquelle le corps tend à retrouver son équilibre antérieur à la blessure entre son milieu intérieur et le milieu extérieur. Spinoza affirme ainsi que "chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans l’existence". Cet effort, ou conatus, nous détermine donc nécessairement à rechercher ce qui permettra de renforcer notre milieu intérieur, qui se heurte à l’extériorité, laquelle, d’après le second principe de la thermodynamique tend vers un nivellement où la vie n’est plus possible. Il se pourrait donc que ce conatus détermine notre volonté à choisir ce qui nous est le plus profitable. Ainsi dans l’Ethique, Spinoza ajoute : "Nous ne tendons vers une chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire nous la jugeons bonne parce que nous tendons vers elle". Dans ces conditions, le choix n’est plus du tout libre car la volonté ne juge pas de façon indépendante ; au contraire, il est entièrement déterminé par notre constitution d’être vivant, doté d’un conatus. La liberté ne serait donc absolument pas accessible dans la réalité de nos choix. Il ne lui resterait comme seul refuge que l’imagination.

Cependant, avant cette question de la liberté métaphysique, l’homme qui affirme ne trouver de liberté que dans son imagination ressent surtout les déterminations ou contraintes extérieures, en particulier dans sa vie "de tout les jours". Ces contraintes peuvent être de plusieurs natures. Il peut s’agir des contraintes dues à la constitution de l’homme et son opposition à la nature. Pour subsister, l’homme, qui est un être vivant, doit donc produire ce qui lui est nécessaire : en premier lieu sa nourriture. L’homme est donc contraint au travail, ce qu’il apréhende comme une importante limite à sa liberté, si l’on considère les efforts déployés depuis des millénaires pour s’en débarrasser (en le faisant par exemple exécuter par quelqu’un d’autre ...). L’incapacité physique à accomplir certaines actions, est pour un grand nombre de personnes une marque de leur absence de liberté et de leur nécessaire soumission à des règles préétablies. Un exemple d’une telle action peut être celle qui consiste à voler à l’image des oiseaux, ce qui serait ressenti comme une libération vis-à-vis des lois physiques qui s’imposent à tous. Un autre type de contrainte peut être représenté par les règles nécessaires à la vie en société, qui imposent des interdits ou des obligation aux individus. Quel que soit l’intérêt qu’ils peuvent tirer de ces règles et les raisons qui ont pu les, motiver, elles semblent s’imposer à l’individu et s’opposer à son entière liberté Ce pourrait être de disposer comme de la totalité de son argent au lieu de payer des impôts, d’aller et venir ou bon lui semble sans être limité par des frontières, de vivre sans vêtements quand le climat le permet, etc. Toutes ces contraintes extérieures qui pèsent sur l’homme dans sa vie réelle lui font conclure à une absence de liberté, ou tout au moins une limitation.

Nous voyons donc que les hommes peuvent, à la suite d’une réflexion métaphysique, ou de façon empirique en tirant des conclusions des expériences et observations qu’ils peuvent faire quotidiennement, en venir à considérer que la liberté leur est inaccessible dans leur vie et leur rapport au réel. La seule alternative permettant à la liberté de s’exprimer serait d’emprunter un moyen détourné qui s’affranchirait du réel. Ce moyen peut être précisément la faculté d’imagination. Mais il reste à savoir si la liberté peut s’y abriter. Dans quelle mesure peut-on donc affirmer que l’imagination est libre ou permet la liberté de l’homme ?

II

L’imagination peut effectivement sous de nombreux abords donner l’impression de s’affranchir du réel.
Tout d’abord, la perception par un sens, quel qu’il soit, est limitée à la description de la réalité. La connaissance sensible est la connaissance de ce qui est, et la science prédit des faits et explique des phénomènes qui ont eu lieu ou sont en train de se dérouler. Mais l’imagination se situe sur un autre plan. Pour imaginer un objet, une personne, ou n’importe quelle autre chose, il est nécessaire que cette chose ne soit pas perceptible par les sens (on s’en tiendra toujours ici au sens qui semble le plus évident dans l’imagination, à savoir la vue). En effet si cette chose était entièrement visible, il ne serait pas utile de l’imaginer. Imaginer un objet, c’est donc le poser comme n’étant pas là. Le souvenir peut amener à l’esprit la pensée ou l’image de quelque chose qui n’est pas actuellement là, mais qui s’inscrit pourtant dans une réalité passée : elle a été donnée à mes sens, et je me remémore l’image telle qu’elle m’a été offerte. L’imagination se distingue donc fondamentalement du souvenir en ce sens que l’objet de l’imagination n’a absolument aucun pied dans le réel. Je peux ainsi imaginer une chose ou un événement qui aurait pu se passer, mais contrairement au souvenir il faut pour que je l’imagine qu’il ne se soit pas passé dans la réalité. Je peux imaginer un événement passé qui s’est réellement déroulé, mais duquel je n’ai jamais été témoin. On peut donc considérer qu’il n’a jamais fait partie du réel sensible que je peux percevoir. Il en va de même en ce qui concerne l’imagination portant sur le présent ou l’avenir. Il faut toujours que l’objet sur lequel porte l’imagination soit absolument hors de ma portée, où que je ne pense pas qu’il puisse l’être dans l’avenir. Ceci pouvant se produire : soit parce que l’objet n’appartient absolument pas au réel (c’est le cas pour les créatures chimériques) soit parce qu’il n’appartient pas au réel qui est offert à mes sens (par exemple parce qu’il se trouve à un autre endroit géographique sans que je puisse le voir). L’objet de l’imagination est donc marqué par son absence. Sartre distingue ainsi, dans l’imaginaire, l’imagination du souvenir : "Si je me rappelle un événement de ma vie passée, je ne l’imagine pas, je m’en souviens. C’est-à-dire que je ne le pose pas comme donné-absent, mais comme donné-présent au passé". L’imagination consiste donc en une négation du réel (en tout cas du réel tel qu’il m’est présenté). Et puisque la négation porte sur une chose qui est niée comme ne faisant pas partie du réel, on peut considérer qu’imaginer, c’est refuser le réel, donc nier la négation. L’objet que vise l’imagination ne nous est pas donné, ou alors donné comme hors d’atteinte. On voit donc qu’il peut s’agir d’une forme de liberté : la liberté de se représenter cette image bien que l’objet soit absent, ce que ne permet en aucun cas la perception visuelle. Par exemple seule l’imagination me permet de me représenter un ami, une situation, etc., alors qu’ils ne sont pas là. Ceci constitue une certaine liberté.
Mais cela prouve aussi d’autres formes de liberté. On peut ainsi affirmer, d’après ce qui précède, que l’imagination permet la liberté car elle permet de mettre en doute le réel. L’imagination prouve en effet un possible recul par rapport au donné. Etant un phénomène conscient, elle prouve que la conscience n’est pas "engluée" dans le réel mais peut accéder à une forme de dépassement de celui-ci. Le donné n’est plus considéré comme nécessaire, puisque l’on peut se représenter mentalement quelque chose qui n’en fait pas partie. Il est au contraire possible de sortir de ses limites, ce qui est bien une libération. Kant, dans la Critique de la Faculté de Juger, définit ainsi l’activité de l’imagination comme un dépassement de la nature : "L’imagination a, en effet, une grande puissance pour créer en quelque sorte une seconde nature". On peut aussi affirmer avec Sartre que l’imagination prouve la liberté de la conscience car "toute création imaginaire serait totalement impossible à une conscience dont la nature serait précisément d’être "au-milieu-du-monde"", c’est-à-dire déterminée nécessairement comme tous les autres phénomènes.

De façon plus précise, l’imagination permet une autre libération, cette fois par rapport aux contraintes sociale, morale, ... . En effet l’homme, de par le fait qu’il vit en société, est soumis aux règles du groupe, c’est-à-dire aux lois positives. Celles-ci ne constituent pas une réelle obligation, mais bien une contrainte, car elles sont assorties de sanctions. Ainsi si l’homme n’agit pas conformément à ces lois, il risque de voir sa liberté encore plus diminuée (par exemple sa liberté de déplacement s’il est emprisonné). Il doit donc renoncer à certains désirs, par exemple des désirs érotiques. L’imagination permet dans ce cas la réalisation de ces désirs. L’imagination, que ce soit sous forme de rêves ou de pensées éveillées, n’est en effet pas soumise à la pression de la société. Comme seul le sujet a connaissance de ces pensées, il ne peut pas être question de sanction si elles ne sont pas conformes au devoir légal ou au devoir inculqué par la société, en particulier les parents. L’imagination peut donc paraître comme un espace libre, libéré des contraintes sociales, car le sujet serait seul sans que les autres individus puissent avoir d’action réelle sur lui. Freud nous explique dans son introduction à la psychanalyse : "Dans l’activité de sa fantaisie, l’homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il avait été obligé de renoncer depuis longtemps dans la vie réelle". La "seconde nature" créée par l’imagination serait donc aussi un monde où il serait possible de faire tout ce que l’on veut, car tout est permis, ce qui peut justement paraître de prime abord comme un idéal de liberté absolue. On peut penser que cette liberté joue un rôle régulateur, voire compensateur, de l’existence en donnant à ressentir à l’individu des états affectifs qui lui sont impossibles dans la réalité.

Il nous est permis de penser d’autre part que l’imagination révèle la liberté créatrice de l’homme qui produit quelque chose de nouveau. Il faut pour cela affiner l’idée que l’on a de l’imagination. On comprend tout d’abord l’imagination comme la formation mentale d’images. Mais l’expérience nous montre que cela n’est pas suffisant. Comme on l’a montré, l’imagination ne peut en aucun cas être une simple formation d’images déjà perçues, puisque l’on ne peut imaginer que quelque chose que l’on ne perçoit pas. Il faut donc accorder à l’imagination quelque chose de plus. L’imagination doit donc pouvoir déformer les images. En ce faisant, elle crée de nouvelles images, soit à partir de fragments empruntés au réel, soit peut-être même, ce que l’on examinera plus tard, en en créant de toute pièce sans élément extérieur. Bachelard introduit de cette façon son essai l’air et les songes : "On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images". La perception est, comme on l’a déjà dit, limitée à la description du réel. Par contre, on le voit ici, l’imagination n’a pas de limites. De plus, puisque les images ne se rapportent pas entièrement à la réalité, elles ne peuvent avoir de modèle stable. Elle ne peuvent donc jamais rester identiques à elles-mêmes et sont toujours déformées par le temps. Les images ainsi obtenues sont donc sans cesse nouvelles. Or l’homme a la possibilité de former ces images une infinité de fois, et on démontre ainsi le caractère infini des possibilités qui s’offrent à l’imagination. Bachelard parle ainsi de l’imaginaire comme "l’expérience même de la nouveauté" et ajoute qu’ "imaginer, c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle". On est en effet assuré, à chaque fois que l’on utilisera cette faculté, de vivre une expérience nouvelle. Ceci manifeste bien la liberté créatrice de l’homme.


La liberté de l’imagination s’exprime surtout à travers l’art, en particulier dans le jugement esthétique. On peut admettre qu’il existe des critères absolus de beauté. Cependant le jugement esthétique ne se préoccupe pas tant de l’objet considéré en lui-même que de son effet sur la personne qui le regarde. On ne s’intéresse donc pas vraiment à la réalité concrète de l’objet, mais plutôt à son pouvoir évocateur et symbolique. Or ceci est principalement du domaine de l’imagination. L’art est différent de la connaissance scientifique : celle-ci tente de rassembler les phénomènes sous des concepts généraux de l’entendement, alors qu’il n’existe pour l’art pas de concepts préétablis, le génie artistique consistant justement à ne pas appliquer des "recettes" ou des modèles, mais à faire toujours surgir quelque chose de nouveau. L’art, en tant qu’activité esthétique sans valeur de connaissance, ne peut être l’application de règles ou d’un savoir préalable. L’imagination dans le jugement artistique n’est donc pas contrainte par un concept ou une règle générale, puisqu’à chaque fois c’est le particulier qui est donné.
L’oeuvre d’art n’étant donc pas a priori bornée, l’interprétation quant à son sens ne semble pas non plus avoir de limite. On peut ainsi parler de "libre jeu de l’imagination", qui ne se manifeste d’ailleurs pas que dans l’art. L’imagination peut en effet donner plusieurs sens à ses représentations. Le symbolisme des images permet à l’imagination de faire des rapprochements entre les images ou les idées, et ainsi de donner à une représentation infiniment plus de sens que ce qui est réellement contenu dans son concept. L’imagination permet un élargissement de la signification des représentations, et cet élargissement est illimité puisque le nombre des images qui peuvent s’offrir à la représentation est illimité.

Parce qu’elle semble entièrement détachée du réel, de son déterminisme, des contraintes extérieures que la société fait peser sur l’individu, et qu’elle ne semble pas connaître de limites, l’imagination représente la liberté enfin atteinte de l’homme. Ou en tout cas la vision empirique qu’il a de cette liberté, comme absence de limitation et de contrainte. Mais cette première vision de l’imagination en explique-t-elle tous les mécanismes, et le sentiment d’indépendance, voire d’impunité, qui s’est dégagé correspond-il à une véritable liberté ?

On se rend compte en fait que d’une part l’imagination ne peut être totalement illimitée et délivrée du réel, et qu’elle est surtout déterminée par plusieurs facteurs, ce qui remet en doute la liberté qu’elle peut procurer.
On remarque d’abord que l’image imaginée est en fait plus pauvre et limitée que celle qui s’offre à la perception. En effet dans la perception, les choses, qui s’inscrivent dans le réel, sont toutes liées par des causes qui les déterminent. Elles entretiennent donc les unes avec les autres une infinité de rapports. Or les lois qui relient toutes ces choses ne sont pas produites par l’homme : celui-ci doit au contraire essayer de percer ces liens. C’est la complexité et la richesse de ces liens qui permettent de comprendre le mal qu’a la conscience pour les déchiffrer. Sartre explique donc que "l’objet de la perception déborde constamment la conscience" et qu’il faudrait un temps infini pour épuiser les richesses de cette perception. Par contre, ce que l’on a montré de l’imagination est qu’il s’agit d’une déformation des images par la conscience. L’image est donc un produit de la conscience qui a fixé les liens entre les objets. Le chemin inverse, qui consiste à comprendre cette image, est donc beaucoup plus aisé. Ainsi Sartre ajoute : "on peut observer indéfiniment une image, on n’y découvrira rien de plus que ce que l’on y a mis au départ". Ceci constitue une première limite à la liberté de l’imagination car on reconnaît que ses produits sont en fait réduits.
De surcroît, l’imagination est aussi limitée dans le choix des éléments qu’elle peut utiliser : ils doivent nécessairement à un certain niveau être réels. Les images des rêves où de l’imagination éveillée peuvent être comparées aux tableaux : elles ne sont composées que d’éléments empruntés au réel. Ainsi si les images formées ne correspondent à aucune réalité, elles doivent au moins être formées à partir d’éléments réels. Ainsi les créatures imaginées sont composées de détails anatomiques que l’on retrouve chez les êtres vivants. De même un paysage imaginé ne peut comporter que les 4 éléments traditionnellement attribués aux objets réels. Même si une image (comme un tableau) est abstraite, il faut bien qu’elle soit composée à partir des éléments fondamentaux de la géométrie : la droite, le cercle, le point, ... . Il faut en outre qu’elle ait des couleurs réelles, car on ne peut pas imaginer de couleurs qui ne seraient pas perceptibles par les sens. L’imagination ne peut donc pas dépasser une simple recombinaison d’éléments réels, et ne crée donc rien d’autre qu’un certain arrangement entre ces éléments. La liberté de création n’est donc pas totale, elle est en tout cas dépendante des sensations éprouvées auparavant. Cette idée, développée par Descartes dans la première méditation est reprise par Kant qui affirme que l’imagination reste conditionnée par les matériaux de l’existence empirique : "Pour grande artiste et magicienne que soit l’Imagination, elle n’est pas créatrice ; elle doit tirer des sens la matière de ses images". Or on se souvient que c’est cette liberté créatrice qui avait permis de justifier l’idée selon laquelle l’imagination n’était pas soumise au déterminisme. On peut donc remettre en cause cette affirmation.

On en vient alors à penser que les associations symboliques, qui représentent le travail de l’imagination, ont peut-être été considérées comme libres du simple fait que l’on ne connaît pas les causes réelles qui les déterminent. Or cela semble justement être le cas : la création attribuée spontanément à une volonté où une inspiration autonome doit être considérée en fait comme en effet nécessaire de causes déterminantes
L’imagination est en premier lieu déterminée par le milieu extérieur et l’histoire personnelle de l’individu qui imagine. On remarque que de nombreuses fois l’imagination réagit comme un réflexe : la même image réelle initiale entraîne le même type d’images formées, ce qui ressemble beaucoup au principe du déterminisme selon lequel les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Par exemple la vue de la mer s’étendant à l’infini fera souvent songer au voyage, tandis qu’une impression de vertige ressentie pendant une journée risque d’entraîner peu de temps après des processus d’imagination fondés sur l’idée de chute. Autrement dit, le symbolisme qui est à l’origine de l’imagination peut être comparé en fait à un langage avec ses règles propres. L’imagination n’est donc absolument pas indépendante de la condition psychique de la personne au moment où elle imagine. On peut penser aussi, étant donné que l’imaginaire doit emprunter au réel les éléments constitutifs de ses représentations, que les liens symboliques qu’utilise l’imaginaire découlent eux aussi en partie de l’expérience sensible de l’individu, donc de son histoire.
L’imagination est encore déterminée par l’inconscient de l’individu. On étudie pour cela le rêve, qui est un des moyens d’expression de l’imaginaire. Si l’imagination est libre, les rêves, qui en sont le produit, ne doivent dépendre d’aucun facteur extérieur déterminant autre que cette imagination. Or la psychanalyse, en appliquant le principe du déterminisme au psychisme, montre que c’est précisément le cas. L’analyse des rêves permet de supposer en effet que le rêve conscient, c’est-à-dire son contenu manifeste, est en fait le produit d’une élaboration de son contenu latent, qui est du domaine de l’inconscient. Ce contenu latent s’avère être toujours constitué de désirs de type sexuel, qui sont incompatibles avec les règles morales du sujet. Mais ces désirs, ou pulsion, étant essentiellement caractérisés par leur dynamisme, tendent à s’exprimer en orientant le sujet vers un certain objet qui lui donnera satisfaction. Mais comme la conscience ne peut accepter de tels désirs, ceux-ci doivent s’exprimer autrement. Le rêve n’est donc qu’une substitution des pulsions inconscientes qui prennent ainsi une forme acceptable pour la conscience. On avait vu que l’imagination permettait de s’affranchir des contraintes morales, mais on s’aperçoit qu’elle est en fait déterminée. De ce point de vue, on ne peut donc pas parler de refuge pour la liberté.
On peut même considérer que l’imagination est contraire à la liberté, si l’on s’attache au véritable sens que doit prendre cette dernière. Dans un premier temps, la spontanéité de l’image avait pu être perçue comme marque de la liberté créatrice de l’esprit, mais, que l’image soit due au hasard ou qu’elle soit déterminée par d’autres causes, il n’y a dans tous les cas pas de réflexion, donc pas de liberté du sujet conscient qui ne maîtrise pas ses représentations. Mais surtout, la liberté doit être pensée comme autonomie, et non plus comme obéissance à ses impulsions. En effet, lorsque l’individu pense réaliser ses désirs par l’imagination, il ne fait en réalité que se laisser déterminer par ce qui en lui n’est que nature, c’est-à-dire par ses pulsions, alors que la véritable liberté consiste à obéir aux lois de la Raison. La liberté, comme possible conformité de l’acte avec ce que la Raison exige de nous, ne semble pas être possible dans l’imagination puisque l’imagination obéit à des règles qui lui sont propres et est déterminée par plusieurs facteurs réels.

On peut même montrer que la l’imagination a un rôle négatif dans la liberté positive des hommes. En effet elle pourrait être la source des dominations politique et sociale des puissants qui sauraient utiliser l’imaginaire du peuple. C’est en effet elle qui entraîne une confusion entre un signe extérieur de pouvoir, comme un uniforme, une arme, et un caractère réel de la personne. L’imagination permet donc bien à un pouvoir arbitraire d’exercer une influence considérable sur le peuple.Or ce pouvoir n’est en réalité qu’une illusion, que l’imaginaire contribue à maintenir. Pascal affirme ainsi dans ses pensées : "Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ?"

On apprend donc que l’imagination n’est ni illimitée ni libre, et que le sujet qui imagine n’est pas libre non plus quand il imagine. Mais l’imagination semble aussi nuire à la liberté de l’individu dans sa vie réelle. Est-ce que ce dernier point est réellement inhérent à l’imagination ?

III

L’imagination a en effet été décrite comme "maîtresse d’erreurs", ce qui peut se justifier notamment par la pauvreté de ses représentations, et l’impossibilité de leur concordance avec le réel. Mais ce n’est en fait pas tant l’imagination qui est coupable que l’utilisation qui en est faite. Ainsi l’imagination ne trompe pas si, alors qu’on imagine, on est bien conscient du caractère irréel de nos représentations. A ces conditions, l’imagination cesse d’être une source d’erreurs et de passions pour devenir une source d’invention. L’imagination permet en effet une représentation de l’avenir. La vie des sociétés est ainsi conditionnée par la représentation de possibles, attendus ou recherchés : utopies, messianismes, millénarismes, qui ont permis d’annoncer aux peuples un futur radieux sont liés à une imagination qui détermine des croyances au progrès ou à des apocalypses. L’imaginaire entraîne alors des formes d’engagement ou de désengagement dans la Cité sous forme d’activismes sociaux violents ou au contraire d’imaginaire de replis intimiste sur la quotidienneté. L’imagination peut aussi avoir un rôle positif dans l’évolution des sciences : avant toute vérification expérimentale ou théorique, l’hypothèse d’une réponse à un problème donné ne peut être qu’imaginée.

On observe ici que les relations entre l’imaginaire et le réel sont plus complexes que ce qu’il ne semblait au départ : non seulement l’imaginaire emprunte ses éléments au réel, mais l’échange inverse existe aussi, à savoir que le réel porte une certaine part des produits de l’imagination. On peut s’interroger sur les mécanismes qui rendent cette remarque possible.

Cette étude permet d’établir que c’est en tant que moyen d’expression des désirs que l’imagination retrouve ses produits dans le réel, ce qui permet une certaine liberté.

Il convient avant tout de justifier cette expression "moyen d’expression des désirs". Le désir est un mouvement, causé par un manque, qui me jette vers un objet que je conçois comme pouvant me satisfaire, c’est-à-dire combler le manque. Il se différencie notamment du besoin, tendance spontanée, par son caractère conscient en tant que but conçu que je me représente. La conception ou représentation de l’objet du désir est donc nécessairement représentation d’un objet considéré comme hors d’atteinte, n’appartenant donc pas au réel. Il s’agit en outre d’une négation du réel donné qui ne peut satisfaire le désir. La faculté permettant cette représentation ne peut être que l’imagination, qui a également, comme on l’a montré, cette capacité d’une double négation. Ce vers quoi je tends dans le désir, c’est donc la représentation imaginaire de l’objet du désir. On comprend ainsi que le désir, en tant qu’il tend vers un objet imaginaire, soit illimité. La représentation imaginaire est le moteur du désir. Dans le désir, l’imagination vient engendrer la représentation de l’objet manquant, qui peut être aussi bien réel, mais situé ailleurs, qu’irréel. Rousseau montre cette relation dans l’Emile : "C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l’espoir de les satisfaire".
Or l’étude des désirs montre que même s’il se heurte à un monde extérieur qui obéit à un autre ordre, le désir vise un transformation, donc une négation, de ce qui est donné. Cette incomplétude nous pousse à agir, c’est-à-dire à transformer la nature donnée, à cause de la contradiction entre le manque et l’état de chose donné. Dans l’action, la conscience se heurte à cette nature, mais pour la modifier. C’est la négation de cette nature et son dépassement qui permet l’instauration d’un monde. Ce processus est illustré entre autre par la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. Le donné premier y est la nature, mais le caractère désirant entraîne une négation de cette nature et son dépassement vers un monde technique qui est visé comme pouvant satisfaire le désir. L’esclave se libère ainsi des contraintes naturelles en imposant à l’extériorité les marques de sa conscience. Une liberté donnant une extériorité à la forme de la conscience peut alors se révéler dans l’action. Il s’agit bien dans ce cas d’une autonomie puisque la conscience se donne à elle-même ses lois qu’elle tend à imposer à l’extérieur. Ainsi le désir tend a dépasser le donné. Mais encore faut-il que le donné soit dépassé vers quelque chose. L’imagination, qui produit la représentation de l’objet pouvant satisfaire le manque, peut apporter ce quelque chose, et elle permet ainsi la liberté de l’individu.
Cette conclusion n’est pas contradictoire avec celle qui affirmait que cette liberté était impossible dans l’imagination. En effet il ne s’agit pas là d’une liberté dans l’imagination, mais d’une liberté dans la réalité qui est rendue possible en partie grâce à l’imagination (peu importe ici que l’imagination ne soit elle-même pas libre).

Conclusion

L’imagination se révèle, en fin de compte, comme une faculté complexe, ambivalente, voire contradictoire dans ces effets comme dans ses modes de fonctionnement, et particulièrement dans ses rapports à la liberté. D’un côté elle est capable d’élaborer des représentations nouvelles par des réseaux symboliques autonomes, mais de l’autre elle soumet le sujet à des réactions déterminées qu’il ne maîtrise pas, et même ne comprend pas. L’homme qui imagine a l’impression de réaliser son rêve de liberté absolue, mais en fait il n’est absolument pas libre car il ne fait que suivre ses pulsions, c’est-à-dire sa sensibilité, sans que la Raison permette une autonomie dans l’imagination. Pourtant cette imagination, comme moteur du désir, permet néanmoins l’expression de cette liberté à travers l’intervention de l’individu qui agit dans le monde réel. L’imagination ne peut donc pas vraiment être qualifiée de refuge pour la liberté, car ce n’est pas au cours du processus de l’imagination que la liberté peut s’exprimer. La liberté semble ne pouvoir se rencontrer que dans le réel. Pourtant l’imagination permet justement à cette liberté de s’exprimer dans la réalité. Tout ceci doit permettre de guider l’individu dans une but éthique, visant sa liberté, quant à ses rapports avec son imaginaire. L’imaginaire est nécessaire à la liberté, mais en aucun cas un replis total, qui pourrait être suggérer par l’idée du refuge, sur l’imaginaire ne peut constituer une solution car l’expérience de la liberté ne peut être faite que dans le réel. Notons que si l’homme est libre, l’imagination peut lui permettre d’accéder à un état qui n’est pas forcément lié à cette liberté : le bonheur.