Locke

L’intolérance pousse à la révolte

Comme si l’on ne voyait pas tous les jours que moins les sectes ont la liberté de s’assembler en public, plus elles sont unies dans leurs sentiments ? Mais il est permis à tout le monde, ajouterez-vous, de se trouver aux assemblées où il ne s’agit que de la police et du civil, au lieu qu’il n’y a que les sectaires qui se rendent à leurs conventicules, où il est ainsi facile de tramer des machinations secrètes au préjudice de l’État. Cela n’est pas exactement vrai, puisqu’il y a des assemblées où l’on ne traite que d’affaires temporelles, et où l’on n’admet point toute sorte de gens. D’un autre côté, si quelques personnes font des assemblées clandestines pour servir Dieu à leur manière, qui doit-on blâmer, je vous prie, ou ceux qui les célèbrent, ou ceux qui s’y opposent ? Mais la communion du même culte, insisterez-vous, unit étroitement les esprits, et c’est ce qui la rend beaucoup plus dangereuse. Je vous dirai à mon tour : Si cela est, d’où vient que le magistrat n’appréhende pas la même chose de la part de son Église, et qu’il ne lui défend pas de s’assembler ? Est-ce parce qu’il en est le chef et l’un de ses membres ? mais n’est-il pas aussi le chef et l’un des membres de tout le peuple ? Avouons la vérité : il craint les Églises non conformistes, et non pas la sienne, parce qu’il protège celle-ci et la comble de ses faveurs, pendant qu’il maltraite et opprime les autres ; parce qu’il caresse les uns comme les enfants de la maison, et qu’il a pour eux une indulgence presque aveugle, pendant qu’il regarde les autres comme des esclaves, qui ne doivent attendre le plus souvent, pour toute récompense d’une vie innocente, que la prison, les fers, l’exil, la perte de leurs biens et la mort même ; enfin, parce qu’il souffre tout aux uns, et que les autres sont punis pour le moindre sujet. Qu’il prenne des mesures tout opposées, ou que les non-conformistes jouissent des mêmes privilèges civils que leurs concitoyens, et il verra bientôt qu’il n’a rien à craindre des assemblées religieuses. Si les hommes pensent à la révolte, ce n’est pas à leur religion ni à leurs conventicules qu’on doit en attribuer la cause, mais plutôt aux châtiments et à l’oppression qu’ils endurent. La tranquillité règne partout où le gouvernement est doux et modéré ; au lieu que l’injustice et la tyrannie causent presque toujours le trouble et le désordre [...]. Cet esprit de révolte, dont on fait tant de bruit, n’est pas attaché à quelques Églises particulières, ou à certaines sociétés religieuses ; il est commun à tous les hommes, qui n’oublient rien pour secouer le joug sous le poids duquel ils gémissent[...]. Il n’y a que l’oppression toute seule qui engage le peuple à s’attrouper, à se porter à la révolte, et à courir aux armes.

Locke, Lettre sur la tolérance, trad. Le Clerc, GF, pp.207-209