Weber

Le désenchantement du monde

Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires et à l’égard duquel certaines personnes adoptent de nos jours une position étrangement négative.

Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que tous devons à la science et à la technique scientifique.

Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un Indien ou un Hottentot [1] peut avoir des siennes ? Cela est peu probable. Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche - à moins d’être un physicien de métier. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir « compter » sur le tramway et d’orienter en conséquence notre comportement ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. Lorsqu’aujourd’hui nous dépensons une somme d’argent, je parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes, s’ils sont présents dans cette salle, donnerait une réponse différente à la question : comment se fait-il qu’avec la même somme d’argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt minime ? Mais le sauvage sait parfaitement comment s’y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l’y aident. L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation.

[1un peuple d’Afrique australe

Max Weber, Le savant et le politique, p. 62