Aristote

Le plaisir n’est pas le bien, et n’est pas toujours désirable

Le fait que le plaisir n’est pas du nombre des qualités n’implique pas qu’il n’appartienne pas au nombre des biens. Car les différentes formes de la vertu en action ne sont pas des qualités, non plus que le bonheur.

On dit encore que le bien est quelque chose de fini, tandis que le plaisir est indéfini puisqu’il admet le plus et le moins.

Si l’on juge ainsi d’après les différences du plaisir selon les individus, on pourra en dire autant de la justice et des autres vertus, car ne dit-on pas avec raison que tels ou tels hommes sont plus ou moins bien disposés relativement à ces vertus et que, par rapport à elles, ils agissent plus ou moins bien ? Effectivement il en est de plus justes et de plus courageux que d’autres et la pratique de la justice et de la tempérance comporte du plus et du moins.

Mais si l’affirmation porte sur la nature des plaisirs, j’ai bien peur qu’elle ne remonte pas à la cause véritable, s’il est vrai qu’il y a des plaisirs purs et d’autres qui sont mêlés.

Qui empêche que le plaisir admette je plus et le moins et ressemble ainsi à la santé, qui, tout en étant définie, comporte des degrés ? Cette dernière ne présente pas chez tous les individus le même équilibre, pas plus qu’elle n’est identique dans la même personne ; même lorsqu’elle se relâche, elle subsiste jusqu’à un certain point et elle est susceptible de plus et de moins. Rien n’empêche qu’il en soit ainsi en ce qui concerne le plaisir.

On admet aussi que le bien est quelque chose d’achevé, tandis que le mouvement et la génération dans leurs différentes formes présentent un caractère d’inachèvement, et l’on s’efforce de montrer que le plaisir est mouvement et même génération.

Mais cette manière de parler semble défectueuse et le plaisir ne saurait être mouvement. L’opinion générale reconnaît, comme propriétés de tout mouvement, la rapidité et la lenteur, sinon absolument, comme c’est le cas pour le mouvement de l’univers, du moins relativement. Mais le plaisir ne présente ni l’un ni l’autre caractère. Sans doute, on peut éprouver un accès rapide de joie ou de colère ; mais le fait d’éprouver du plaisir ne saurait avoir de rapidité, non plus qu’être relatif, au contraire de ce qu’on constate dans le fait de marcher, de grandir et autres de ce genre. Ainsi, on peut passer rapidement ou lentement à un état de plaisir, mais l’acte du plaisir, je veux dire le fait même de sentir le plaisir, ne comporte aucune rapidité

Et comment le plaisir pourrait-il être une génération ? Car n’importe quoi, semble-t-il, ne peut provenir de n’importe quoi et tout être, en se dissolvant, présente les éléments dont il est formé. La douleur est la corruption de ce dont le plaisir a été la génération.

On dit encore que la douleur est la privation de ce que réclame la nature et que le plaisir en est la pleine satisfaction

Mais cela ne peut s’appliquer qu’aux affections du corps. Si donc le plaisir est la satisfaction de ce qui est conforme à la nature, il faudra que l’objet où se produit cette satisfaction éprouve, lui aussi, du plaisir ; il s’agirait donc du corps. Mais l’opinion générale ne souscrit pas à pareille affirmation. Le plaisir n’est donc pas une satisfaction de ce genre. Mais, cette satisfaction étant donnée, ne pourrait-on éprouver du plaisir, comme on peut éprouver de la douleur en se coupant ?

Cette opinion semble avoir été inspirée par les douleurs et les plaisirs qui concernent la nutrition. Quand nous avons subi des privations et des souffrances, la satisfaction donnée à nos besoins nous cause du plaisir. Toutefois, il n’en va pas de même pour tous nos plaisirs. Ceux qu’on éprouve en apprenant et, parmi les plaisirs des sens, ceux qui ont leur source dans l’odorat, ceux qui bien souvent intéressent l’ouïe et la vue, ceux qui concernent les souvenirs et les espérances, sont indemnes de toute douleur. De quel devenir seront-ils la source ? Ils n’ont été précédés d’aucune privation dont ils seraient, en quelque sorte, la satisfaction.

Quant à ceux qui invoquent contre Eudoxe les plaisirs infâmes, on pourrait leur objecter que ceux-là ne sont pas véritablement agréables. Car ce n’est pas une raison, parce qu’ils plaisent à ceux qui sont affligés de mauvaises dispositions, pour penser qu’ils exercent sur d’autres le même attrait que sur eux ; de même ce qui est salutaire, ou doux, ou amer pour les malades ne l’est pas forcément en soi, non plus que n’est réellement blanc ce qui paraît tel aux gens atteints de maladies des yeux.

On pourrait dire encore que, parmi les plaisirs, les uns sont désirables, mais qu’ils ne sauraient l’être quand ils proviennent de certaines causes. C’est le cas pour la richesse, mais à la condition qu’on ne l’acquière pas tir trahison, et pour la santé, mais à la condition qu’on n’utilise pas n’importe quelle nourriture.

On pourrait encore ajouter que les plaisirs diffèrent spécifiquement ; les uns, qui ont une noble cause, se distinguent de ceux, qui proviennent d’une cause honteuse. Enfin, l’on ne peut goûter le plaisir de la justice, si l’on n’est pas juste soi-même, ni celui de la musique, si l’on n’est pas musicien, et ainsi de suite.

La différence qui existe entre l’ami et le flatteur semble montrer clairement que le plaisir n’est pas un bien, ou tout au moins que les plaisirs diffèrent spécifiquement ; l’un dans ses relations a en vue, semble-t-il, le bien de son ami ; l’autre, son plaisir ; on blâme l’un, tandis qu’on fait l’éloge de l’autre, parce que les relations qu’il noue visent un but différent.

De plus, nul ne souhaiterait vivre en conservant toute sa vie la mentalité d’un enfant, même en prenant tout le plaisir possible à ce qui charme les enfants ; nul ne voudrait non plus tirer son plaisir de l’exécution d’actes infâmes, fût-ce à la condition de ne jamais devoir éprouver de peine.

Par contre, nous pourrions déployer beaucoup d’empressement dans bien des circonstances, quand bien même nous n’en retirerions aucun plaisir, comme voir, nous souvenir, savoir, posséder les vertus. Que le plaisir accompagne ces opérations, peu importe ; si même le plaisir n’en dérivait pas, nous voudrions tout autant éprouver ces sensations.

Il paraît donc clair que, d’une part, le plaisir ne se confond pas avec le bien et que tout plaisir n’est pas désirable ; quelques-uns sont souhaitables en eux-mêmes et ont une supériorité, soit spécifique, soit provenant des causes qui les produisent.

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre X, 1173a14 - 1174a9 (Trad. Voilquin).