Si l’histoire est l’affaire de tous, Maurice Merleau-Ponty a vécu dans un contexte particulièrement favorable à la réflexion sur ce sujet. Ce philosophe du XXe siècle (1908-1961) est l’auteur de Sens et non-sens parut en 1948, au lendemain de deux conflits qui, pour la première fois, ont vu le monde entier entrer en guerre.L’ouvrage est en ensemble d’essais réunis en trois grandes perspectives : l’art, la philosophie et la politique. Le texte étudié porte sur cette dernière et son rapport à l’histoire. Car l’histoire est avant tout affaire de politique, en tant que succession de phénomènes mettant en scène les actions de la communauté.Ainsi l’auteur entreprend de maintenir une réflexion critique et politique en dépit des déceptions engendrées par son siècle. Effectivement le chaos sans précédent, le désordre universel qui en résultent sont le fruits d’événements d’une telle ampleur qu’ils ont forcément nourris le questionnement du philosophe : Où trouver un sens à l’histoire ? Faut-il en trouver un ? Dans cet extrait Merleau-Ponty admet que l’histoire est intelligible à condition d’être libre de s’affranchir des conceptions de l’histoire préconçues, de pouvoir y reconnaître à la fois cohérence et incohérence, sens et non-sens.C’est pourquoi le texte s’ouvre sur un rejet de la politique sceptique, fondée sur un postulat de l’homme se soustrayant à la subjectivité. L’inanité de ce postulat est démontrée dans un second temps, puis l’auteur propose enfin sa propre conception d’une philosophie de l’histoire.Car l’histoire doit-elle se réduire à être considérée comme obéissant à une direction, finalité, ou au contraire comme un enchaînement disparate d’événement indépendants les uns des autres ?N’y a-t-il pas, enfin, une alternative à de telles conceptions schématisées, caricaturées de l’histoire ?On peut alors se demander dans quelle mesure l’homme est-il libre face aux choix de l’histoire...

C’est une prosopopée de l’homme historique sceptique qui, en introduisant cet extrait, en prélude le fil conducteur : le rejet d’une politique sceptique en tant que négation de la subjectivité de l’histoire.Effectivement le scepticisme soutient qu’aucune vérité peut être déterminée avec certitude : ici il met en doute l’éventualité d’un sens de l’histoire en avançant que la politique doit « renoncer à se fonder sur une philosophie de l’histoire » (c’est à dire une réflexion sur le sens et les finalités du devenir historique). Pour parvenir à être aussi réaliste que possible face au concept d’histoire, l’homme sceptique prône le rejet de « nos voeux, nos jugements ou nos rêves ».
Autrement dit les choix d’actions de la communauté doivent écarter la notion de philosophie de l’histoire : et c’est en prenant le monde tel qu’il est, en mettant notre subjectivité de côté que l’on pourra déterminer les fins et les moyens engendrés par les faits.C’est bien ce mode d’agir, contraire à l’humanité de l’homme, que réfute Merleau-Ponty : car la prosopopée, formulée sous la forme d’une interrogation, appelle une réponse catégorique du philosophe. « On ne se passe pas de mise en perspective », puisque l’être humain est celui qui, par essence, par nécessité aussi, va faire l’effort de se projeter dans l’avenir afin d’anticiper ses besoins et en prévoir les moyens. Car si l’histoire est le récit de ces phénomènes et de leur succession, elle est indissociable de la contingence qui définit l’humanité, et par laquelle nous devons choisir selon nos « voeux » justement, nos « jugements de valeur », qui détermineront alors les faits et leur succession. A cet état de contingence, de liberté dans les choix des moyens, nous sommes « condamnés » affirme Merleau-Ponty, faisant ainsi écho à la célèbre formule de Sartre.Nous sommes ainsi obligés d’envisager une philosophie de l’histoire.

Afin d’étayer son propos, l’auteur entreprend de démontrer le mensonge que dissimule le mode d’action d’une politique sceptique.Et en effet l’antagonisme de celle-ci se ressent dès lors qu’on l’applique au domaine pratique : car le sceptique se contredit lui même étant donné qu’il soutient que l’histoire est absurde, irrationnelle (elle n’a pas de sens) mais que quand il agit, il prouve exactement le contraire...Ainsi le partisan d’une politique sceptique est, de par son appartenance à la condition humaine, amené à faire des choix.C’est pourquoi il y a toujours, dans notre manière de traiter les actions, l’établissement d’une hiérarchisation des faits. Deux phrases construites en parallèle permettent d’illustrer l’insistance du philosophe sur ce point : envisager une conception de l’histoire, c’est forcément traiter « certains faits comme dominants et d’autres comme secondaires », « certains faits comme plus importants que d’autres ».
De cette manière adopter la conception du scepticisme historique, c’est déjà établir un ordre de priorité et par conséquent faire des choix, cela selon certains critères faisant appel à la raison.Il est par conséquent impossible de se départir de notre subjectivité, alors même que nous essayons de traiter les faits de manière objective.C’est donc qu’il existe un lien entre les phénomènes découlant de notre comportement et l’action de notre conscience comme support de notre individualité.En ce sens le scepticisme historique n’est rien de plus qu’une philosophie de l’histoire qui se renie : car l’application même de son principe d’action le décrédibilise.Pour cela le scepticisme historique est « toujours conservateur », dans la mesure où en prétendant éliminer toute « perspective » il impose son mode de pensée, un mode où le changement n’a pas sa place.C’est ainsi qu’il « fige l’avenir », en abrogeant de l’histoire « le changement » et « les volontés des hommes » qui offraient la possibilité d’agir par soi-même, et ce indépendamment des circonstances extérieures.L’histoire n’est alors plus ce qu’elle est : le produit d’une succession d’actions issues de la volonté humaine.

Dans un dernier temps Merleau-Ponty apporte sa propre réponse à l’interrogation initiale du sceptique : afin d’être pleinement objective et « réaliste » dans son approche de l’histoire, la politique doit bannir tous les « postulats » (c’est à dire les idées préconçues), toute philosophie prétendant théoriser l’histoire. Car alors on lui imposerait des règles qui retireraient à l’histoire son caractère historique, c’est à dire le fait qu’elle soit le résultat d’une multitude de choix.De même la politique, en tant qu’ensemble de décisions d’actions qui guideront la communauté ne se soustrait pas à la contingence.En cela le philosophe justifie son rejet du scepticisme historique : ce n’est pas l’objectif de sa politique (prendre « le monde comme il est ») mais bien les moyens et les postulats mis en œuvre pour y arriver qu’il condamne.Deux conceptions de l’histoire sont alors inadmissibles : celle imposant un dessein, un « plan » à l’histoire en tant que produit d’une logique et celle niant toute finalité à l’histoire comme fruit du hasard et de l’imprévu.La première considère que l’histoire suit un fil conducteur, dont les actions ne sont que les moyens permettant d’évoluer vers une fin : c’est ce que l’auteur appelle le « sens » de l’histoire.Qu’elle soit l’objet d’une « ruse de la Nature » (Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite) ou d’une « ruse de la Raison » (Hegel, La Raison dans l’histoire), l’histoire est en tout cas soumise à un déterminisme inhérent aux activités humaines.La seconde école de pensée, d’où est issu le scepticisme historique, contredit celle-ci : l’histoire est « absurde », illogique et n’a aucune continuité. Il s’agit donc du « non-sens » de l’histoire. Mais si la succession de phénomènes qui constituent l’histoire s’opérait de manière totalement incohérente, la société n’aurait pas de raison d’être...Ces deux doctrines, apparemment antagonistes, peuvent être qualifiées d’histoire d’événements en tant qu’evenire (latin : ce qui arrive et donc ce qui vient de l’extérieur) par opposition à une histoire de faits, d’actions données par l’expérience et marquées par la contingence : une histoire libre.Effectivement ni « action », ni « humanité » ne sont présentes dans une vision imposée par une philosophie de l’histoire, car y est exclu cela même qui définit l’histoire : la liberté de choix. Ainsi Merleau-Ponty apporte la seule solution cohérente pour être « pleinement réaliste » face à l’histoire : envisager celle-ci sans en imaginer le sens, en acceptant que tout n’y soit pas lié, mais en sachant également y distinguer une relation de causalité, une « direction » quand elle se présente.Afin de comprendre qu’elle est la réelle différence entre ces visions de l’histoire, on peut examiner l’exemple du tirage de la loterie.Si j’adopte une politique du non-sens, je dirais que le numéro gagnant est affaire de pur hasard : le fait que ce soit tel ou tel numéro qui sorte ne résulte d’aucune logique, car on ne pouvait pas le prévoir.Si au contraire je choisis d’envisager une politique du sens, j’objecterais que ce numéro devait sortir ; puisqu’il faisait partie des possibles combinaisons gagnantes.Enfin en rejoignant la politique de Merleau-Ponty, je reconnais qu’il y a bien un lien de cause à effet entre les numéros pouvant sortir, ceux proposés aux joueurs et et la combinaison effectivement gagnante. Mais j’admets également qu’il est impossible de le déterminer à l’avance, car si un tel système ne comportait aucun imprévu, ses acteurs n’auraient pas de choix réels à faire, de risques à prendre en y jouant.Ainsi la meilleure conception de l’histoire est celle du présent ouvert à tous les possibles, où aucune règle, aucune idée arrêtée ne viendrait entraver la liberté que notre subjectivité, en participant à l’histoire, nous autorise.

Le philosophe se pose ici en défenseur de la liberté dans l’histoire, une liberté pleine, totale car ne refusant aucune manière de voir l’histoire.L’alternative proposée par Merleau-Ponty s’oppose ainsi à la fois à ceux qui expliquent les phénomènes uniquement par la causalité (domaine extérieur) et à ceux qui prétendent tout analyser à partir de la pure conscience (domaine intérieur).
Puisque la politique est affaire d’individus, libres et pourvus de contingence, pourquoi restreindre le champs des possibles en fixant des principes pré-déterminés sur une méthode, un chemin à suivre pour envisager l’histoire ?Cependant si l’individu seul peut sembler affranchi de toute règle, qu’en est-il de la vie en société, organisée pour répondre aux besoins de tous ?La conception d’une politique de l’histoire « libre » paraît alors inévitablement liée à l’établissement de certaines règles...

Si la politique consiste à regrouper des individus libres au sein d’une cité, elle implique la corrélation entre plusieurs individualités et la nécessité de poser des lois afin de concilier les intérêts. De cette manière envisager une politique de l’histoire, ou l’histoire dans la politique, revient à se confronter à ces deux impératifs.En premier lieu penser une conception de l’histoire, comme étude de faits anthropologiques, revient à la conditionner en fonction de la nature humaine.Effectivement si l’historien en tant qu’être humain ne peut adopter une attitude totalement neutre, détachée des faits, c’est que les enjeux de l’histoire impliquent immanquablement des personnes, des subjectivités et des situations devant lesquelles il pourra faire des hypothèses interprétatives sans jamais être certain d’avoir raison.On ne peut pas démontrer de la même manière, par exemple, pourquoi deux individus en sont venus aux mains que l’on justifie le choc entre deux comètes...Dans tous les cas une suite d’événements ne peut être observée, étudiée que rétrospectivement : le choix d’une politique de l’histoire doit donc prendre ne compte le recul que l’on a face aux faits, qu’elle s’efforce de concilier avec la subjectivité inhérente à l’homme.De fait plus que notre individualité peut-être, c’est notre appartenance à une société, à un contexte culturel et temporel définis qui influence la vision adoptée d’une conception historique.Ainsi l’homme est-il selon Hegel, « le fils de son temps » puisque sa perception du monde est façonnée par l’esprit de l’époque et le contexte dans lequel il vit.D’une manière inédite Virginia Woolf, célèbre romancière anglaise, imagine au début du XXe siècle le récit biographique d’un individu qui, à son réveil, se retrouve propulsé dans une époque, une civilisation, voire même un sexe différents. Du jeune noble de la cour élisabéthaine du XVIe à la femme écrivain moderne des années 20, c’est bien une seule conscience qui traverse les siècles. Orlando, figure éponyme du roman, est alors une métaphore de l’individu qui voit sa subjectivité évoluer au fur et à mesure qu’il est confronté à l’histoire.Il symbolise ainsi la difficulté de singulariser cette subjectivité au regard de l’influence de la société qui, à travers ses codes, encadre la contingence humaine.

Il faut bien le reconnaître : dès notre plus jeune âge, nos esprits sont amenés à reconnaître la conception de l’histoire comme succession d’événements ayant une direction.Eb cela l’usage de la frise chronologique comme support de l’étude historique est révélateur de ce choix politique. Et si l’on considère chaque phénomène comme unique, on a du mal a imaginer que le règne des Capétiens ait joué un rôle dans l’accession d’Elisabeth I au pouvoir, ni que le discours du Général de Gaulle ait influencé les massacre en Syrie...Néanmoins ceci n’est que le choix d’une politique spécifique à une époque, une culture bien définies.Mais si l’on a vu que de telles décisions, de par l’influence qu’elles opèrent, ne sont pas à prendre à la légère, il est toutefois nécessaire d’établir des règles pour pouvoir accéder à une forme de liberté.Effectivement puisque l’homme est différent de l’animal, puisque son comportement n’est pas inné et donc prévisible, il doit s’imposer des principes, des lois afin de pouvoir persévérer dans son être et habiter le monde : tel est le rôle de la politique.Car enfin si, comme l’affirme Camus, il est vrai que « nous ne pouvons échapper à l’histoire »(Ni victimes ni bourreaux), nous sommes néanmoins libres de nous positionner face à elle, et ce justement grâce aux limites que nous nous sommes nous-mêmes imposées.

L’idée d’une histoire étant totalement tournée vers une finalité, un sens ou bien complètement incohérente et vouée au non-sens ne répond pas à la complexité de la société humaine et ses spécificités.C’est pourquoi Merleau-Ponty, à travers ce passage de Sens et non-sens, prône une philosophie de l’histoire débarrassée de tout présupposé qui interdirait de concevoir l’histoire de telle ou telle manière : nous sommes libres d’y reconnaître ordre et désordre, sens et non-sens.Pourtant comment parler de liberté, surtout dans un cadre politique, sans structure ni règles établies au préalable ?N’étant pas condamnée à recommencer de zéro à chaque génération, l’humanité peut grâce à l’histoire évoluer voire se perfectionner : c’est pour cela que l’individu vient au monde dans un univers déjà structuré, conditionné par les politiques précédentes.L’histoire est donc la réalisation de l’humanité en tant que telle : le problème n’est pas de connaître sa fin, mais de lui en donnait une comme l’affirmait Sartre.De fait en nous révélant les réactions de l’homme face à une succession de situations, les choix politiques permettent peu à peu d’esquisser un portrait plus précis de l’humanité.Car c’est à cela, en définitive, que sert l’action politique en conduisant l’histoire : révéler à l’homme qui il est.