Introduction

De premier abord nous sommes tenté de rejeter la responsabilité d’une action sur celui qui nous l’a imposer, et de façon plus générale de mettre en doute toute valeur de la morale sous prétexte que l’action n’était pas librement consentie. Mais la résignation est une solution de facilité. N’est-il pas envisageable de placer la morale à un plus haut niveau ? La signification de la morale n’est-elle pas plus portée par la conscience que par la liberté ? Autrement dit, la liberté est-elle indispensable à la morale ? Celle-ci garde-t-elle un sens s’il n’y a pas de liberté ? Outre l’existence d’une morale universelle, absolue, d’un système de règles préétablit, externe à toute civilisation (en effet, si la morale ne trouve sa signification qu’auprès d’hommes libres, elle serait très relative), cette question entraîne celle du rôle de l’individu dans l’Histoire : si la morale disparaît avec la liberté, l’Homme qui a perdu sa liberté ne peut plus être considéré comme responsable moralement de ses actes ou de ses pensées. Dans quelle mesure peut-on donc affirmer que la morale présuppose la liberté, et, en particulier, quelle liberté éventuelle la morale présuppose-t-elle ?

1. La morale semble présupposer la liberté

a) quelle liberté ?

La morale peut être considérée comme l’ensemble de règles qu’un individu (ou un groupe d’individus) s’impose à soi-même et qui fait tendre son action vers l’idée qu’il a du bien. La morale doit donc jouer un rôle actif dans la vie de cet individu ou de ce groupe. La morale semble donc présupposer la possibilité d’agir selon la valeur que l’on a attribué à l’action en fonction de l’idée que l’on a du bien (ou du mal). Il faut, pour que la morale d’un individu le fasse tendre vers une action (bonne) plutôt qu’une autre, que ce choix entre au moins deux actions soit possible. La liberté nécessaire pour que la morale puisse jouer son rôle semble donc être a liberté de choix, c’est-à-dire la liberté d’agir sans qu’une contrainte ne vienne imposer une action ou, au contraire, en empêcher une autre, car alors l’action de l’individu ne serait pas déterminée par sa morale. Notre liberté, permettant la morale, c’est donc la possibilité d’une conformité de l’acte avec ce que la Raison exige de nous.

b) si je ne suis pas libre, mon action ne peut pas être morale.

Ainsi, on considérera qu’un individu a agi moralement quand on pourra attribuer la cause d’une bonne action à sa volonté. En effet c’est par la volonté qu’un individu peut agir de façon à respecter les règles morales. Pour que l’on considère que c’est la morale qui a déterminé l’action de l’individu, il est donc nécessaire que cette action soit le produit de sa volonté. Si je ne suis pas libre, mon action ne peut donc pas être morale. En effet, si je suis contraint, par exemple par un autre individu, à accomplir une action, la cause de cette action (bonne ou mauvaise) n’est pas ma volonté, mais plutôt la volonté de celui qui me contraint. L’action ne peut donc dans ce cas pas avoir de signification morale puisque ce n’est pas la volonté de l’agent qui l’a déterminée. Il faut en outre que l’agent accomplisse l’action de façon tout à fait désintéressée, c’est-à-dire sans porter attention à ses éventuelles conséquences pour l’agent lui-même. En effet une bonne action qui serait effectuée en fonction de ses conséquences pour l’agent, à savoir en vue d’une récompense ou pour éviter une sanction, ne serait pas morale car la cause de l’action reviendrait en grande partie à l’instauration de sa condition (récompense ou sanction) : il suffit en effet de retirer cette condition pour l’action n’ait plus lieu.
Ceci s’explique également par le fait que la morale n’a plus d’instrument efficace, et donc plus de pouvoir sur l’individu. En effet l’action morale, pour faire aller l’individu vers le bien, consiste essentiellement à limiter sa liberté en orientant son activité dans telle ou telle direction. Un acte moral est donc un acte que je me contraint à exercer contre ma nature ou mes instincts. Ainsi l’individu voit par sa morale certaine de ses actions prohibées, et d’autres prescrites. Or si la liberté est déjà empêchée à l’avance, la morale ne peut plus, alors, la limiter d’avantage. On peut envisager par exemple un individu qui se prive d’un certain confort pour aider financièrement une personne dans le besoin. Cette action est sans doute une bonne action. Elle peut donc être considérée comme morale, et tout à fait louable si le donneur y a consentit librement consenti, car c’est alors sa volonté de bien faire qui l’a poussé à un certain effort, cet effort étant rendu possible grâce à la volonté. Mais si, à l’inverse, la personne qui a aidé l’autre ne l’a fait que sous la contrainte, c’est-à-dire dans ce cas sous la menace, son action perd alors sa valeur morale. En effet dans ce second cas ce n’est pas sa volonté désintéressée qui a été à l’origine de l’action. Ce n’est pas sa morale qui a poussé l’homme à agir de cette façon, même si l’action peut être par ailleurs compatible avec sa morale. Ce n’est pas sa morale qui lui a fait opter pour ce choix : il n’avait pas le choix. En un mot il n’était pas libre.

c) lois positives et lois morales

On est amené alors à s’interroger sur l’aspect moral des lois positives, d’un état par exemple. Et on se rend compte, d’après ce qui précède, que les lois positives ne sont pas morales et que, par conséquent, ce n’est pas faire preuve de morale que d’obéir aux lois d’un pays. On peut trouver deux raisons à cette "non-moralité" des lois positives. Tout d’abord, puisque la morale doit faire tendre l’action de l’individu vers l’idée qu’il a du bien, il faut que ce soit sa volonté qui ait librement donné une valeur à son action. Or ce n’est pas le cas des lois positives. En effet ce n’est pas l’individu obéissant à ses lois et agissant en conséquence qui a donné une valeur (positive ou négative) à ses actions, mais ceux qui ont décidé cette loi. L’individu ne va donc pas forcément vers l’idée qu’il a lui-même du bien, et en conséquence l’action conforme à la loi n’est pas morale. En second lieu, la loi, pour être appliquée, doit être assortie d’une sanction, cette sanction s’appliquant en cas de non-respect de la loi, c’est-à-dire selon l’action de l’individu. La sanction apparaît donc comme une contrainte, et d’une certaine façon nous ne sommes pas libres puisque notre action est en partie déterminée par ses conséquences (sanctions) éventuelles. Ce ne peut donc pas être de façon désintéressée que la volonté opte pour une action "légale", "honnête", et cette action n’est alors pas morale. D’ailleurs, on rencontre dans le monde un très grand nombre de pays où les lois positives choque le sens le plus élémentaire que l’on peut avoir de la morale, et on ne peut donc pas penser qu’il puisse être moral de leur obéir.

La morale semble donc présupposer une certaine liberté en vue d’être appliquée dans les faits en étant le moteur d’une action "morale". Nous venons de voir que sans cette liberté aucune action ne peut être considérée comme "morale". Est-ce à dire pour autant que la morale n’a plus aucune signification ? La morale ne trouve-t-elle de sens que dans l’action qu’elle suscite ? Une action non-morale ne représente-t-elle rien pour celui qui l’accompli ?

2. Pourtant, même si l’on se voit contraint par un événement extérieur et que l’on perd sa liberté, la morale peut garder un sens.

a) on peut garder la distinction entre le bien & le mal, et les actions gardents une valeurs même si elles sont inévitables ou impossible.

Tout d’abord, si la morale est un ensemble de règles menant à l’action, sa signification est la valeur qui est attribuée à chaque action ce qu’elle représente pour l’agent, autrement dit la signification de la morale permet la distinction entre le bien et le mal à travers l’action. Or même lorsqu’un individu se voit privé de sa liberté d’agir, il peut garder en lui cette distinction. Ainsi, même lorsqu’un individu est contraint à une action par la force, cette action peut représenter pour lui une certaine valeur. C’est ce qui peut arriver dans le cadre d’un régime totalitaire. L’individu peut être contraint à certaines actions qui s’opposent à leur morale. Pourtant, même si l’on considère qu’il n’est absolument pas libre de s’y dérober, l’action qui est alors imposée et inévitable doit garder une signification morale. En effet aucune force extérieure ne peut empêcher l’individu de considéré que cette action est mauvaise. Inversement, si certaines actions, que l’individu voudrait accomplir par devoir, sont rendues impossibles, cela ne retire pas leur valeur morale pour l’individu.

b)la référence aux valeurs morales permet un homme de surmonter la perte de sa liberté

On peut aller plus loin et affirmer que dans certains cas la référence aux valeurs morales permet à un homme de surmonter la perte de sa liberté. La signification de la morale dans ce cas peut être montrée par deux exemples.
Dans un premier temps, considérons un individu qui perd sa liberté de mouvement, donc de déplacement, les causes de cette situation, peu importantes pour la suite, pouvant être une déficience physique, ou une décision légale (pour le cas d’un prisonnier). Cet individu peut sombrer dans le désespoir ou, considérant son malheur présent et son malheur à venir, être tenté de mettre fin à ses jours. Quelle est dans ce cas le sens de la morale ? Tout d’abord, et accessoirement, elle garde le sens de montrer le bien. Mais en plus elle prend un rôle actif dans la vie de l’individu, a tel point que c’est souvent le seul facteur qui lui permette de surmonter la privation de sa liberté. Le prisonnier qui domine sa peine le fait grâce à sa morale (qui peut être différente de celle du groupe). Ainsi, loin de perdre toute signification, la morale conserve des valeurs dont la référence permet à un homme de surmonter la perte de sa liberté.
Ensuite, on s’intéresse à un homme, ou un groupe d’hommes, auquel on aurait retiré ses libertés démocratiques (liberté d’expression, de culte, etc.) : quel est le rôle de la morale si on prive un groupe d’homme de ses libertés ? Paradoxalement la morale devient une des seules libertés qui leur reste. Même s’ils sont dans l’impossibilité d’agir selon leur morale, ces personnes peuvent toutefois garder foi en cette morale et ses valeurs, ce qui leur permet de demeurer des individus, au lieu de devenir des "choses" passives entièrement asservies au groupe qui leur impose autre chose.

c) une action contrainte, et par conséquent pas morale, peut trouver a posteriori une signification morale.

Nous venons de voir que même sans liberté, une action peut conserver une valeur morale. On peut ajouter que même si l’action n’a pas de signification au moment où elle est accomplie elle peut en acquérir une par la suite. Ainsi une action contrainte, et par conséquent pas morale, peut trouver a posteriori une signification morale. Ceci provient du fait que de multiples raisons peuvent entraîner un homme libre à ne pas agir selon sa morale, à refuser d’accomplir une action à laquelle pourtant il donne une valeur morale positive. Ces raisons peuvent être par exemple la paresse ou une attirance inconsciente vers une autre action que sa conscience classe pourtant du côté du mal. Donc, si cet individu se voit forcé à agir dans le sens que lui préconisait sa morale, cette action ne peut pas être considérée comme morale, à cause justement de l’absence de liberté, mais elle garde toutefois un sens pour celui qui l’accomplit. On peut même ajouter que celui qui a été contraint à cette action pourra parfois être par la suite satisfait de cette contrainte et renouveler l’action de façon libre. On peut prendre l’exemple d’un enfant que ses parent contraignent à respecter ses semblables. Ceci a la forme d’un ordre pour l’enfant mais il peut prendre conscience par la suite de la valeur morale de cette attitude, y consentir librement et s’y plier par sa volonté.

d) la morale que l’on s’impose à soi-même libère de la morale imposée par les autres. la morale peut nous libérer d’une situation où on pensait être déterminé.

On peut même voir dans la morale une force libératrice. En premier lieu, par sa morale l’Homme peut s’affranchir des lois de la nature. C’est en effet la morale qui permet la construction par le travail d’un monde humain où l’Homme n’obéit plus qu’aux lois qu’ils se fixe lui-même. D’autre part, la morale que l’on s’impose à soi-même peut libérer des règles de ce qui se présente comme la morale collective. Ainsi, pendant la période de l’occupation, certain ont collaboré en prétendant ne faire qu’obéir à la loi représentant la morale collective. Ils se sont de cette façon rendus à la fois responsables et prisonniers d’un pouvoir et d’un système menant au crime et à la destruction des Hommes. D’autres au contraire ont refusé cette pseudo-morale, par respect pour leurs propres valeurs morales. Ils ont alors combattu le régime en place, pourtant considéré par la majorité comme légal, et, grâce à leur victoire, ils se sont libérés des règles qui leur avaient été imposées, et ils en ont par la même occasion libéré ceux qui en étaient prisonniers par leur faute. Ceci montre bien que même lorsque l’on peut penser ne pas être libre, la morale peut ne pas perdre pas son sens et devenir au contraire un moteur de libération. Enfin, la morale peut encore nous libérer d’une situation où l’on pensait être déterminé. Certains ont pu penser par exemple qu’il était dans la nature de l’Homme de venger systématiquement de tout préjudice subi. Par nature l’Homme serait déterminé à se venger de façon automatique : l’action du préjudice entraînerait invariablement et nécessairement la vengeance. La vengeance serait une part de l’animalité de l’homme. Mais la conscience morale peut permettre de stopper ce processus. La réaction spontanée de l’homme peut être de se venger mais la morale peut le pousser à pardonner. L’Homme se libère ainsi de cette part d’animalité, de déterminisme, ou certains se croient toujours enfermés. Hannah Arendt explique ce processus dans la Condition de l’homme moderne, et affirme, pour résumer : "le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée".

Mais il faut pour cela que l’Homme refuse de se considérer comme régit par un ordre naturel, et se considère au contraire comme libre de choisir son action, auquel cas, nous venons de le voir, il le devient réellement.

Or cette liberté dont nous venons de parler, qui est permise par la morale et lui est en même temps nécessaire, c’est précisément l’autonomie, c’est-à-dire cette faculté qu’à l’Homme de se fixer à lui-même les règles auxquelles il doit obéir (et se libérant ainsi des lois naturelles qui pourraient le déterminer). Or, on retrouve ici la définition de la morale. Morale et autonomie sont donc étroitement liées, et on peut envisager que l’une ne puisse pas aller sans l’autre.

Cependant il faut, pour accéder à cette autonomie, que l’homme se reconnaisse lui-même libre. En effet, si l’Homme se considère comme de toute façon déterminé, ou, plus généralement comme privé de liberté et dans l’impossibilité d’agir comme lui ordonne sa volonté, il ne pourra que trouver totalement inutile de se prescire des règles auxquelles il ne pourra pas se tenir.

Un problème capital se pose alors, car nier la liberté, n’est-ce pas justement, de la part d’un individu, reconnaître soi-même que l’on n’est pas libre ? La signification de la morale subsiste-t-elle si c’est l’individu qui nie lui-même sa propre liberté ?

3. négation de sa popre liberté : reconnaître que je ne suis pas libre => la morale n’a plus de sens.

a) ce qui est nécessaire pour que la morale ait un sens, ce n’est pas la liberté de l’agent, mais l’idée qu’il en a.

Les exemples précédants ont en effet montré que ce qui est nécessaire pour que la morale ait un sens, ce n’est pas réellement la liberté de l’agent en elle-même, mais l’idée qu’il en a. Le sens de la moral est ainsi conditionné par la représentation que l’on a de soi : même en admettant que les Hommes n’ont aucune liberté, la morale gardera un sens pour ce qui se croiront libre. A l’inverse, même si les Hommes sont libre, il suffit de se croire déterminé, ou dans l’impossibilité d’agir comme on le veut pour retirer tout sens à la morale. C’est ainsi que si un prisonnier considère que, bien que sa liberté d’action soit réduite, sa volonté est toujours libre, alors il pourra se bâtir une morale ce qui le libérera en partie de sa condition de prisonnier ne pouvant jamais que subir une punition. Et, d’un autre côté, un Homme qui, bien qu’étant libre de se révolter contre un pouvoir injuste, ou au moins de le fuir, nie cette liberté, perdra toute morale puisque selon lui sa volonté ne pourra jamais gouverner ses actes. Cette négation de sa propre liberté suffit à ses yeux pour lui retirer, avec la morale, toute responsabilité quant à ses actions.

b) équivalence morale <-> autonomie.

On peut donc penser qu’il y a une équivalence entre l’autonomie et la morale. En effet l’autonomie d’un individu étant la soumission aux lois humaines prescrites par sa Raison. Si l’individu n’est pas autonomes, il ne peut donc pas avoir de morale, la morale étant justement parmi ces lois celle qui font tendre son action vers le bien. On voit donc que l’autonomie est nécessaire à l’instauration chez l’Homme d’une morale, mais elle n’est pas suffisante. En effet il faut en outre, pour que la morale ait un sens, que l’Homme ait une idée du bien et du mal, et pour pouvoir agir moralement, qu’il ait une volonté suffisamment puissante pour lui permettre d’agir selon ce que lui prescrit la morale. Mais lorsque ces deux conditions sont réunies, il n’y a plus que de l’autonomie que dépend la morale. Or l’autonomie est possible à partir du moment où l’Homme se déclare libre : si l’Homme se considère comme libre, rien ne l’empêche de s’imposer des règles, et donc de devenir autonome. Il pourra donc avoir une morale. Finalement celui pour qui la morale a un sens peut donc se définir comme celui qui veut être libre et se déclare tel. On se rend compte à nouveau que celui qui nie sa propre liberté n’accordera plus aucune signification à la morale.

Conclusion

Si nous voyons dans la négation de la liberté une action extérieure visant à la supprimer, l’action morale devient impossible, mais pourtant la morale garde une signification pour celui qui agit. Mais en fait nous avons vu que la négation de la liberté est plus sûrement une action de celui qui refuse d’admettre sa propre liberté. Dans ce cas on comprend que pour lui la morale n’ait plus de signification. Pourtant, la liberté nous la portons potentiellement en nous même, puisque l’Homme libre et moral est celui qui se définit comme tel. La signification de la morale est finalement plus une question de morale. Elle ne nécessite pas d’autre liberté que l’autonomie, elle-même possible à partir du moment ou l’Homme ne nie pas sa propre liberté.