L’individu

Notre attitude à l’égard de la mort.

Le fait que nous nous sentons aujourd’hui si étrangers dans un monde qui jadis nous paraissait si beau et si familier tient à une autre cause encore, que je vois dans le trouble que cette guerre a apporté dans notre attitude, jadis si ferme et si solidement établie, à l’égard de la mort.

Cette attitude n’était rien moins que franche et sincère. A nous entendre, on pouvait croire que nous étions naturellement convaincus que la mort était le couronnement nécessaire de toute vie, que chacun de nous avait à l’égard de la nature une dette dont il ne pouvait s’acquitter que par la mort, que nous devions être prêts à payer cette dette, que la mort était un phénomène naturel, irrésistible et inévitable. Mais en réalité, nous avions l’habitude de nous comporter comme s’il en était autrement. Nous tendions de toutes nos forces à écarter la mort, à l’éliminer de notre vie. Nous avons essayé de jeter sur elle le voile du silence et nous avons même imaginé un proverbe : « il pense à cela comme à la mort u (c’est-à-dire qu’il n’y pense pas du tout), bien entendu comme à sa propre mort (à laquelle on pense encore moins qu’à celle d’autrui). Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité.

Pour ce qui est de la mort d’autrui, l’homme civilisé évite soigneusement de parler de cette éventualité en présence de la personne dont la mort paraît imminente ou proche. Seuls les enfants ne connaissent pas cette discrétion : ils s’adressent sans ménagements des menaces impliquant des chances de mort et trouvent encore le moyen d’escompter la mort d’une personne aimée, en lui disant, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde : « Chère maman, quand tu seras morte, je ferai ceci ou cela. » L’homme civilisé adulte, à son tour, ne pensera pas volontiers à la perspective de la mort d’un de ses proches : ce serait faire preuve d’insensibilité ou de méchanceté, sauf lorsque, comme médecin, avocat, etc., on est amené à y penser en vertu de préoccupations professionnelles. Il se permettra encore moins de penser à la mort d’autrui dans les cas où cette mort doit lui apporter un surcroît de fortune ou de liberté ou une amélioration de sa situation. Certes, ces scrupules ne peuvent rien contre la mort, sont impuissants à l’empêcher, et toutes les fois que l’événement se produit, nous sommes profondément ébranlés et comme déçus dans notre attente. Nous insistons toujours sur le caractère occasionnel de la mort : accident, maladie, infection, profonde vieillesse, révélant ainsi nettement notre tendance à dépouiller la mort de tout caractère de nécessité, à en faire un événement purement accidentel. L’accumulation de cas de mort nous effraye. A l’égard du mort lui-même nous nous comportons d’une façon très singulière : nous nous abstenons de toute critique à son endroit, nous lui pardonnons ses injustices, nous ordonnons : de mortuis nil nisi bene, et nous trouvons naturel que, dans l’oraison funèbre qu’on prononce sur sa tombe et dans l’inscription qu’on fait graver sur son monument funéraire, on ne fasse ressortir que ses qualités. Le respect du mort, respect dont celui-ci n’a cependant plus nul besoin, nous apparaît comme supérieur à la vérité, et à beaucoup d’entre nous comme supérieur même à la considération que nous devons aux vivants.

A cette attitude conventionnelle que la civilisation nous impose à l’égard de la mort, fait pendant l’état de consternation, d’effondrement complet dans lequel nous plonge la mort d’une personne proche : père ou mère, époux ou épouse, frère ou sœur, enfant ou ami cher. Il nous semble qu’avec elle nous enterrons nos espérances, nos ambitions, nos joies, nous refusons toute consolation et déclarons qu’il s’agit d’une mort irremplaçable. Nous nous comportons alors comme un de ces Asras qui suivent dans la mort ceux qu’ils ont aimés dans la vie.

Cette attitude à l’égard de la mort réagit cependant fortement sur notre vie. La vie s’appauvrit, elle perd en intérêt, dès l’instant où nous ne pouvons pas risquer ce qui en forme le suprême enjeu, c’est-à-dire la vie elle-même. Elle devient aussi vide, aussi creuse qu’un flirt dont on sait d’avance qu’il n’aboutira à rien, à la différence d’un amour réel, alors que les deux partenaires sont tenus de toujours penser aux sérieuses conséquences du jeu dans lequel ils se trouvent engagés. Nos attaches affectives, l’insupportable intensité de notre chagrin nous détournent de la recherche de dangers pour nous-mêmes et pour nos proches. Nous reculons devant de nombreuses entreprises, dangereuses, mais indispensables, telles qu’essais d’aviation, expéditions dans des pays lointains, expériences sur des substances explosives, etc. Et ce qui nous retient, c’est la question que nous nous posons dans chacune de ces occasions : qui remplacera, en cas de malheur, le fils à la mère, l’époux à l’épouse, le père aux enfants ? La tendance à éliminer la mort du registre de la vie nous a encore imposé beaucoup d’autres renoncements et éliminations. Et, cependant, la devise hanséatique proclamait : Navigare necesse est, vivere non necesse ! Naviguer est une nécessité ; vivre n’est pas une nécessité.

Et nous sommes amenés tout naturellement à chercher dans le monde de la fiction, dans la littérature, au théâtre ce que nous sommes obligés de nous refuser dans la vie réelle.

Nous y trouvons encore des hommes qui savent mourir et s’entendent à faire mourir les autres. Là seulement se trouve remplie la condition à la faveur de laquelle nous pourrions nous réconcilier avec la mort. Cette réconciliation, en effet, ne serait possible que si nous réussissions à nous pénétrer de la conviction que, quelles que soient les vicissitudes de la vie, nous continuerons toujours à vivre, mais d’une vie qui sera à l’abri de toute atteinte. Il est, en effet, trop triste de savoir que la vie ressemble à un jeu d’échecs où une seule fausse démarche peut nous obliger à renoncer à la partie, avec cette aggravation que, dans la vie, nous ne pouvons même pas compter sur une partie de revanche. Mais dans le domaine de la fiction nous trouvons cette multiplicité de vie dont nous avons besoin. Nous nous identifions avec un héros dans sa mort, et cependant nous lui survivons, tout prêts à mourir aussi inoffensivement une autre fois, avec un autre héros.

Il est évident que cette attitude conventionnelle à l’égard de la mort est incompatible avec la guerre. Il n’est plus possible de nier la mort ; on est obligé d’y croire. Les hommes meurent réellement, non plus un à un, mais par masse, par dizaines de mille le même jour. Et il ne s’agit plus de morts accidentelles cette fois. Sans doute, c’est un effet du hasard lorsque tel obus vient frapper celui-ci plutôt qu’un autre ; mais cet autre pourra être frappé par l’obus suivant. L’accumulation de cas de mort devient incompatible avec la notion du hasard. Et la vie est redevenue intéressante, elle a retrouvé tout son contenu.

Il convient de distinguer ici deux groupes : le groupe de ceux qui risquent leur vie dans les batailles, et le groupe de ceux qui, restés à l’arrière, s’attendent à apprendre qu’un être qui leur est cher est mort d’une blessure, d’une maladie ou d’une infection. Il serait sans doute très intéressant d’étudier les changements qui se produisent dans la psychologie des combattants, mais là-dessus je suis trop peu renseigné. Aussi devons-nous limiter nos recherches au second groupe, dont nous faisons partie nous-mêmes. J’ai déjà dit que si nous souffrons d’une perturbation et d’une diminution de notre puissance fonctionnelle, cela tient essentiellement, à mon avis, au fait que nous ne pouvons plus conserver notre ancienne attitude à l’égard de la mort et que nous n’en avons pas encore trouvé de nouvelle. Nous obtiendrons peut-être des résultats intéressants en étendant nos recherches à deux autres manières de se comporter à l’égard de la mort : à celle que nous pouvons attribuer à l’homme primitif, à l’homme des âges préhistoriques, et à celle qui s’est conservée encore en chacun de nous, mais qui, invisible à notre conscience, se cache dans les couches profondes de notre vie psychique.

En ce qui concerne la manière dont l’homme des âges préhistoriques se comportait à l’égard de la mort, nous ne la connaissons naturellement que par inférences et déductions, mais je pense que ces procédés nous ont donné des résultats auxquels on peut se fier suffisamment.

L’attitude de l’homme primitif à l’égard de la mort est assez remarquable, parce que nettement contradictoire. D’une part, il prenait la mort au sérieux, la considérait comme mettant fin à la vie et s’en servait en conséquence ; d’autre part il niait la mort, lui refusait toute signification et toute efficacité. Ce qui explique en partie cette contradiction, c’est le fait que sa manière d’envisager la mort d’autrui, de l’étranger, de l’ennemi différait radicalement de celle dont il envisageait la perspective de sa propre mort. La mort d’autrui lui paraissait sérieuse, il voyait en elle le moyen d’anéantir celui qu’il haïssait, et l’homme primitif n’éprouvait pas le moindre scrupule ni la moindre hésitation à causer la mort. Il était certainement un être très passionné, plus cruel et plus méchant que les autres animaux. Il tuait volontiers et le plus naturellement du monde. Nous n’avons aucune raison de lui attribuer l’instinct qui empêche tant d’autres animaux de tuer et de dévorer des individus de leur espèce.

Aussi l’histoire primitive de l’humanité est-elle remplie de meurtres. Ce que nos enfants apprennent encore de nos jours dans les écoles, sous le nom d’histoire universelle, n’est pas autre chose qu’une succession de meurtres collectifs, de meurtres de peuple à peuple. Le vague et obscur sentiment de culpabilité que l’humanité éprouve depuis les temps les plus primitifs et qui s’est cristallisé dans certaines religions sous la forme d’un dogme bien connu, celui de la faute primitive, du péché originel, n’est probablement que l’expression d’une faute sanglante dont se serait rendue coupable l’humanité préhistorique. Dans mon livre Totem et Tabou, j’avais essayé, en utilisant les données de W. Robertson Smith, Atkinson et Ch. Darwin, de me faire une idée de la nature de cette faute ancienne et je pense que la doctrine chrétienne actuelle contient encore des allusions qui permettent de conclure à son existence. Puisque le fils de Dieu a été obligé de sacrifier sa vie pour sauver l’humanité du péché originel, on doit conclure, d’après la règle du talion, de l’expiation de l’égal par l’égal, que ce péché ne pouvait consister que dans un meurtre. Seul un péché comme celui-là pouvait exiger, à titre d’expiation, le sacrifice d’une vie. Et puisque le péché originel était une faute commise contre Dieu le Père, le crime le plus ancien de l’humanité ne pouvait être qu’un parricide, le meurtre du père primitif de la horde humaine primitive, dont l’image conservée par le souvenir a été érigée plus tard en une divinité [1].

Certes, l’homme primitif pouvait se représenter aussi difficilement que nous-mêmes sa propre mort, et elle lui paraissait aussi irréelle que nous trouvons irréelle la nôtre. Mais il y avait un cas où ses deux certitudes opposées à l’égard de la mort devaient se rencontrer et entrer en conflit, cas très significatif et très riche en conséquences. C’était lorsqu’il voyait mourir un de ses proches, sa femme, son enfant, son ami qu’il aimait certainement comme nous aimons nous-mêmes nos proches, car l’amour ne doit guère être moins ancien que le penchant au meurtre. Dans sa douleur, il devait se dire alors que la mort n’épargne personne, qu’il mourra lui-même comme meurent les autres, et tout son être se révoltait contre cette constatation chacun de ces êtres chers n’était-il pas une partie de son propre moi qu’il aimait tant Y Mais, d’autre part, la mort d’un être cher lui paraissait naturelle, car si cet être faisait partie de son moi, il lui était, par certains côtés, étranger. La loi de l’ambivalence, qui régit encore aujourd’hui notre attitude à l’égard des personnes que nous aimons le plus, devait exercer une action moins limitée aux époques primitives. C’est ainsi que ces chers morts avaient été en même temps des étrangers et des ennemis à l’égard desquels il nourrissait également des sentiments hostiles [2].

Les philosophes prétendent que l’énigme intellectuelle que représentait pour l’homme primitif l’aspect de la mort s’est imposée à sa réflexion et doit être considérée comme le point de départ de toute spéculation. Il me semble que, sur ce point, les philosophes pensent trop... en philosophes et ne tiennent pas suffisamment compte de l’action de mobiles primitifs. Je crois donc devoir diminuer la portée de cette proposition et corriger celle-ci en disant que l’homme primitif triomphe auprès du cadavre de l’ennemi qu’il vient de tuer, sans avoir à se creuser la tête à propos des énigmes de la vie et de la mort. Ce qui poussa l’homme primitif à réfléchir, ce ne fut ni l’énigme intellectuelle ni la mort en général, mais ce fut le conflit affectif qui, pour la première fois, s’éleva dans son âme à la vue d’une personne aimée et, cependant, étrangère et haïe. C’est de ce conflit affectif qu’est née la psychologie. L’homme ne pouvait plus ne pas songer à la mort que la douleur causée par la disparition d’un être cher lui avait fait toucher du doigt ; mais, en même temps, il ne voulait pas en admettre la réalité, car il ne pouvait se représenter lui-même à la place du mort. Il se vit ainsi obligé d’adopter un compromis : tout en admettant qu’il puisse mourir à son tour, il se refusa à voir dans cette éventualité l’équivalent de sa disparition totale, alors qu’il trouvait tout naturel qu’il en fût ainsi de l’ennemi. C’est devant le cadavre de la personne aimée qu’il imagina les esprits et, comme il se sentait coupable d’un sentiment de satisfaction qui venait se mêler à son deuil, ces premiers esprits ne tardèrent pas à se transformer en démons méchants dont il fallait se méfier. Les changements qui suivent la mort lui suggèrent l’idée d’une décomposition de l’individu en un corps et en une (primitivement en plusieurs) âme. Le souvenir persistant du mort devint la base de la croyance à d’autres formes d’existence, lui suggéra l’idée d’une persistance de la vie après la mort apparente.

Ces existences ultérieures n’étaient au début que des prolongements de celle à laquelle la mort avait mis un terme : existences à l’état d’ombres, vides de tout contenu, auxquelles on n’attachait, jusqu’à une époque assez tardive, qu’une valeur insignifiante. Elles portent encore le caractère de misérables expédients. Rappelons-nous la réponse que fait l’âme d’Achille à Ulysse : « Vivant, nous, Akhileus, nous t’honorions comme un Dieu, et, maintenant, tu commandes à tous les morts. Tel que te voilà, et bien que mort, ne te plains pas, Akhileus. - Je parlai ainsi, et il me répondit : Ne me parle pas de la mort, illustre Odysseus ! J’aimerais mieux être un laboureur, et servir, pour un salaire, un homme pauvre, que de commander à tous les morts qui ne sont plus » (Odyssée, XI, v. 484-491, traduction Leconte de Lisle.)

Et souvenons-nous encore de cette parodie puissante et amère de Heine :

« Der kleinste lebendige Philister Zn Stuckert am Neckar
Viel glücklicher ist er
Als ich, der Pélide der tote Held,
Der Schattenfürst in der Unterwelt » [3]

C’est seulement plus tard que les religions en sont venues à proclamer cette existence qui suit la mort comme étant plus précieuse, plus complète, et à ne voir dans la vie à laquelle la mort met un terme qu’une préparation à cette existence meilleure. De là à prolonger la vie dans le passé, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut vite franchi : on attribua à l’homme un grand nombre d’existences antérieures à sa vie actuelle, on inventa la métempsycose et les réincarnations multiples, et tout cela dans le but de dépouiller la mort de toute valeur, de lui refuser le rôle d’un facteur opposé à la vie, destructeur de la vie. On le voit : la négation de la mort, dont nous avons parlé plus haut comme de l’une des conventions de la vie sociale, remonte à une antiquité très lointaine.

Devant le cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine des âmes, la croyance à l’immortalité, mais aussi, avec le sentiment de culpabilité humaine, qui ne tarda pas à pousser une puissante racine, les premiers commandements moraux. Le premier et le plus important commandement qui ait jailli de la conscience à peine éveillée était : tu ne tueras point. Il exprimait une réaction contre le sentiment de satisfaction haineuse qu’à côté de la tristesse on éprouvait devant le cadavre de la personne aimée et s’est étendu peu à peu aux étrangers indifférents et même aux ennemis détestés.

A l’heure où nous sommes, les hommes restent sourds à ce commandement. Lorsque la lutte sauvage qui caractérise cette guerre aura pris fin, à l’avantage de l’une ou de l’autre partie, le combattant victorieux retournera joyeux dans son foyer, auprès de sa femme et de ses enfants, sans être le moins du monde troublé par le souvenir de tout ce qu’il a fait, de tous les ennemis qu’il a tués soit dans des luttes corps à corps, soit avec des armes agissant à distance. Il est à noter que les peuples sauvages qui survivent encore de nos jours et qui sont certainement plus proches de l’homme primitif se comportent sur ce point (ou, plutôt, se sont comportés tant qu’ils n’ont pas subi l’influence de notre civilisation) autrement. Le sauvage, qu’il s’agisse de l’Australien, du Boschiman ou d’un indigène de la Terre de Feu, n’est nullement un meurtrier impénitent ; lorsqu’il revient de la guerre en vainqueur, il n’a pas le droit d’entrer dans son village et de toucher à sa femme, tant qu’il n’a pas expié par des pénitences souvent fastidieuses et pénibles les meurtres qu’il a commis à la guerre. Il va sans dire que cette interdiction a sa source dans une superstition, le sauvage craignant la vengeance des esprits de ceux qu’il a tués. Mais ces esprits des ennemis tués ne sont autre chose que l’expression de sa mauvaise conscience, du remords qu’il éprouve à la suite des crimes commis. Il y a au fond de cette superstition une certaine finesse morale qui nous manque à nous autres civilisés [4].

Des âmes pieuses qui cherchent à se persuader que nous sommes étrangers à tout ce qui est mauvais et vulgaire ne manqueront pas de tirer de cette interdiction si ancienne et si formelle du meurtre des conclusions favorables quant à la force de nos penchants moraux innés. Malheureusement, cet argument peut servir à prouver, dans une mesure peut-être encore plus grande, le contraire. Une interdiction aussi impérieuse et formelle ne peut s’adresser qu’à une impulsion particulièrement forte. On n’a pas à interdire ce à quoi aucune âme humaine n’aspire [5]. C’est précisément la manière dont est formulée la prohibition : « tu ne tueras point », qui est de nature à nous donner la certitude que nous descendons d’une série infiniment longue de générations de meurtriers qui, comme nous-mêmes peut-être, avaient la passion du meurtre dans le sang. Les tendances morales de l’humanité, dont il serait oiseux de contester la force et l’importance, constituent une acquisition de l’histoire humaine et forment, à un degré malheureusement très variable, le patrimoine héréditaire des hommes d’aujourd’hui.

Laissons maintenant l’homme primitif et interrogeons l’inconscient de notre propre vie psychique. Cela n’est possible qu’à l’aide des méthodes de recherche psychanalytiques, les seules qui permettent de descendre à cette profondeur. Comment l’inconscient se comporte-t-il à l’égard du problème de la mort ? Exactement comme l’homme primitif. Sous ce rapport, comme sous tant d’autres, l’homme primitif survit tel quel dans notre inconscient. Comme l’homme primitif, notre inconscient ne croit pas à la possibilité de sa mort et se considère comme immortel. Ce que nous appelons notre « inconscient », c’est-à-dire les couches les plus profondes de notre âme, celles qui se composent d’instincts, ne connaît, en général, rien de négatif, ignore la négation (les contraires s’y concilient et s’y fondent) et, par conséquent, la mort à laquelle nous ne pouvons attribuer qu’un contenu négatif. La croyance à la mort ne trouve donc aucun point d’appui dans nos instincts, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’explication de ce qui constitue le mystère de l’héroïsme. L’explication rationnelle de l’héroïsme prétend qu’il y a des biens abstraits et universels plus précieux que la vie. Mais, à mon avis, l’héroïsme, qui est le plus souvent instinctif et impulsif, ignore cette motivation et affronte le danger sans penser à ce qui peut en résulter. Ou bien cette motivation ne sert qu’à écarter les doutes et les hésitations susceptibles de s’opposer à la réaction héroïque de l’inconscient. L’angoisse de la mort, au contraire, dont nous subissons l’empire plus souvent que nous ne le croyons, est quelque chose de secondaire et résulte le plus souvent du sentiment de culpabilité.

D’autre part, nous trouvons toute naturelle la mort d’étrangers et d’ennemis que nous infligeons aussi volontiers et avec aussi peu de scrupules que le fait l’homme primitif. Sur ce point cependant il y a, entre l’homme primitif et nous, une différence qui, dans la réalité, apparaît comme décisive. Notre inconscient se contente de penser à la mort et de la souhaiter, sans la réaliser. Mais on aurait tort de sous-estimer cette réalité psychique par rapport à la réalité de fait. Cette réalité est déjà assez grave et grosse de conséquences. Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur, notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés. « Que le diable l’emporte ! » disons-nous couramment sur un ton de plaisanterie, destiné à dissimuler notre mauvaise humeur. Mais ce que nous voulons dire réellement, sans l’oser, c’est : « que la mort l’emporte ! », et ce souhait de mort, notre inconscient le prend plus au sérieux que nous ne le pensons nous-mêmes et lui donne un accent que notre conscience est prête à désavouer. Notre inconscient tue même pour des détails ; comme l’ancienne législation athénienne de Dracon, il ne connaît pas d’autre châtiment pour les crimes que la mort, en quoi il est assez logique, puisque tout tort infligé à notre moi tout-puissant et autocratique est, au fond, un crimen laesae majestatis.

C’est ainsi qu’à en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes nous-mêmes qu’une bande d’assassins. Heureusement, que tous ces désirs et souhaits ne possèdent pas la force que leur attribuaient les hommes des temps primitifs [6] ; s’il en était autrement, l’humanité aurait péri depuis longtemps sous les feux croisés des malédictions réciproques, lesquelles n’auraient épargné ni ses hommes les meilleurs et les plus sages, ni ses femmes les plus belles et les plus douces.

Ces affirmations de la psychanalyse ne trouvent aucun crédit auprès des profanes. On les repousse comme des calomnies qui ne résistent pas aux certitudes fournies par la conscience, et on néglige adroitement les petits indices par lesquels l’inconscient se révèle généralement à la conscience. Aussi ne serait-il pas inutile de rappeler que beaucoup de penseurs qui n’ont certainement pas pu subir l’influence de la psychanalyse se sont plaints de la facilité avec laquelle nous sommes disposés, ne tenant aucun compte de la prohibition du meurtre, à écarter, à supprimer mentalement tout ce qui se trouve sur notre chemin. Je me contenterai de citer un seul exemple, devenu d’ailleurs célèbre.

Dans le Père Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau, dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu’il ferait si, sans quitter Paris et, naturellement, avec la certitude de ne pas être découvert, il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer un vieux mandarin habitant Pékin et dont le mort lui procurerait un grand avantage. Il laisse deviner qu’il ne donnerait pas bien cher pour la vie de ce dignitaire. Tuer le mandarin est devenu alors une expression proverbiale de cette disposition secrète, inhérente même aux hommes de nos jours.

On connaît, en outre, un grand nombre de plaisanteries et d’anecdotes cyniques dans lesquelles s’exprime la même tendance, comme, par exemple, cette déclaration qu’on attribue à un mari : « Après la mort de l’un de nous deux, je viendrai habiter Paris ». Ces plaisanteries cyniques ne seraient pas possibles, si elles ne servaient pas à exprimer une vérité qu’on nie, dont on ne veut pas convenir lorsqu’elle est exprimée sérieusement et d’une façon non dissimulée. On sait, en effet, qu’en plaisantant on peut tout dire, même la vérité.

Comme pour l’homme primitif, il existe aussi pour notre inconscient un cas où les deux attitudes opposées à l’égard de la mort, celle qui la conçoit comme une destruction de la vie et celle qui la nie comme quelque chose d’irréel, se rencontrent et entrent en conflit. Et le cas est exactement le même que celui qui s’offre à l’homme primitif : la mort ou le danger de mort d’un être cher, d’un époux ou d’une épouse, du père ou de la mère, d’un frère ou d’une soeur, d’un enfant ou d’un ami. D’une part, ces êtres chers forment notre patrimoine intime, sont une partie de notre Moi ; mais, par d’autres côtés, ils sont, en partie tout au moins, pour nous des étrangers et des ennemis. A l’exception de quelques situations, nos attitudes amoureuses les plus tendres et les plus intimes sont nuancées d’une hostilité qui peut comporter un souhait de mort inconscient. Mais, cette fois, ce conflit ayant sa source dans l’ambivalence donne naissance, non plus à la doctrine de la transmigration et à la morale, mais à la névrose qui nous ouvre une large perspective, même sur la vie psychique normale. Les médecins psychanalystes savent combien est fréquent le symptôme par lequel les malades expriment leur préoccupation, toute d’amour et de tendresse, du bien de leurs proches, et combien sont fréquents les reproches, absolument injustifiés, dont ils s’accablent à la suite de la mort d’un être cher. L’étude de ces symptômes n’a laissé aux médecins en question aucun doute quant à la fréquence et à la signification des souhaits de mort inconscients.

Le profane éprouve une horreur indicible devant cette possibilité affective, et il voit dans cette horreur même une raison suffisante et légitime pour repousser comme invraisemblables les affirmations des psychanalystes. A tort, à mon avis. Nous ne songeons nullement à rabaisser la vie amoureuse ; ce serait d’ailleurs aller à l’encontre de la réalité. Notre raison et notre sentiment se refusent, certes, à admettre une association aussi étroite entre l’amour et la haine, mais la nature sait utiliser cette association et maintenir en éveil et dans toute sa fraîcheur le sentiment d’amour, afin de le mettre mieux à l’abri des atteintes de la haine qui le guette. On peut dire que nous sommes redevables des plus beaux épanouissements de notre vie amoureuse à la réaction contre l’impulsion hostile que nous ressentons dans notre for intérieur.

Résumons-nous : impénétrabilité à la représentation de notre propre mort, souhait de mort à l’adresse de l’étranger et de l’ennemi, ambivalence à l’égard de la personne aimée : tels sont les traits communs à l’homme primitif et à notre inconscient. Combien est grande la distance qui sépare cette attitude primitive à l’égard de la mort et celle que nous imposent les conventions de notre vie civilisée !

Il est facile de définir la manière dont la guerre retentit sur cette double attitude. Elle emporte les couches d’alluvions déposées par la civilisation et ne laisse subssister en nous que l’homme primitif. Elle nous impose de nouveau une attitude de héros ne croyant pas à la possibilité de leur propre mort ; elle nous montre dans les étrangers des ennemis qu’il faut supprimer ou dont il faut souhaiter la mort ; elle nous recommande de garder notre calme et notre sang-froid en présence de la mort de personnes aimées. Mais les guerres elles-mêmes ne se laissent pas supprimer. Il y aura des guerres, tant qu’il y aura des différences tranchées entre les conditions d’existence des peuples et tant qu’ils éprouveront les uns envers les autres une aversion aussi profonde. La question qui se pose dans ces conditions est celle-ci : étant donné que les guerres sont à peu près inévitables, ne ferions-nous pas bien de nous incliner devant cette situation et de nous y adapter ? Ne ferions-nous pas bien de convenir que notre attitude à l’égard de la mort, telle qu’elle découle de notre vie civilisée, nous dépasse au point de vue psychologique et qu’il serait préférable pour nous de faire abstraction de cette attitude et de nous incliner devant la vérité ? Ne ferions-nous pas bien d’assigner à la mort, dans la réalité et dans nos idées, la place qui lui convient et de prêter une attention un peu plus grande à notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, à celle que nous nous sommes toujours si soigneusement appliqués à réprimer ? Ce ne serait pas un progrès que nous accomplirions ainsi, mais bien plutôt, sous certains rapports du moins, une régression, mais en nous résignant à celle-ci, nous aurions l’avantage d’être sincères avec nous-mêmes et de nous rendre de nouveau la vie supportable. En effet, rendre la vie supportable est le premier devoir du vivant. L’illusion perd toute sa valeur, lorsqu’elle est en opposition avec ce devoir.

Rappelons-nous le vieil adage : si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, sois toujours prêt à la guerre.

Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit prêt à accepter la mort.

[1Voir le dernier chapitre de Totem et Tabou : « Le retour infantile du totémisme »

[2Voir « Tabou et Ambivalence »(chap. II de Totem et Tabou).

[3« Le plus petit philistin vivant de Stuckert sur le Neckar est beaucoup plus heureux que moi, le Pélide, le héros mort, le prince des ombres dans le monde souterrain. »

[4Voir Totem et Tabou.

[5Voir la brillante démonstration de Frazer (Totem et Tabou).

[6Voir le chapitre sur la Toute-puissance des idées, dans Totem et Tabou.

Freud, "Notre attitude à l’égard de la mort", in Essais de psychanalyse, 4ème partie, chap. 2, trad. S Jankélévitch, PBP, 1977, p. 253-267.