Présentation

Incipit vita nova !... Ainsi s’expriment les créateurs quand ils créent. Et peu importe ce qu’ils créent - des images, des poèmes, des concepts ou des dieux. Incipit vita nova est ce qu’affirment les créateurs, en silence ou à voix haute, parce que créer est au commencement d’une vie nouvelle, ce commencement lui-même.

Pour être lié au commencement de quelque chose qui parvient à prendre forme grâce à lui, l’acte de création ne fait jamais la part belle aux puissances destructrices qui font inlassablement le siège de la vie afin d’y mettre fin. De même qu’il n’entend rien concéder à cet insidieux esprit de morbidité, à ce démon mortifère, que l’on voit régner un peu partout dans le monde de la culture. Au contraire, créer est cet événement générateur et généreux, singulier et singularisant, vital et vivifiant, qui élève en plein cœur de la vie comme une protestation de survie, à tous les sens du mot « survie ».

Pour l’éprouver à tout moment dans le tréfonds sa chair, tout créateur sait bien que l’antonyme de « mourir » n’est jamais « vivre », mais « créer ». C’est là, en tout cas, une des thèses que vise à élaborer et à justifier la théorie esth/éthique qui occupe la première partie de cet ouvrage, sa seconde partie étant consacrée à mettre en œuvre la question de l’expression comme « ex-pression » du Soi.

P.A.

Paul Audi est philosophe. Né en 1963, il est à ce jour l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, consacrés pour la plupart aux rapports de l’éthique et de l’esthétique. Son dernier essai, intitulé Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, est paru en 2004 aux Editions Encre Marine.


Extraits

On n’explique pas la vie, on s’explique avec elle. L’art, la philosophie, la religion, toutes les réalisations de l’esprit humain expriment, chacune à sa façon, la présence et la nécessité de cette lutte. Cette lutte sans cesse recommencée a la même diversité et la même plasticité que cette vie avec laquelle l’explication chaque fois se produit. Et elle est infinie, parce que, comme disait Kafka, « vivre signifie être au milieu de la vie » et que les confins de la vie (non seulement la naissance et la mort, mais aussi les commencements et les fins, et, avec ceux-ci, le pourquoi et le comment du fait de vivre) ne peuvent que paraître mystérieux à tout individu vivant et, donc, à plus forte raison, à celui qui, pour s’expliquer avec la vie, cherche à les deviner à partir de ce « milieu » toujours étrangement familier, toujours familièrement étrange, qu’il occupe sans parvenir à le représenter dans sa réalité vivante ni le justifier dans sa totalité. Mais comment, en dehors de toute « révélation », devinera-t-on ce qui ne saurait être donné ? Et comment se donnera-t-on ce que l’on ne peut que deviner ? En le créant.

II

Incipit vita nova !... Ainsi s’expriment les créateurs quand ils créent. Et peu importe ce qu’ils créent - des images, des poèmes, des concepts, ou des dieux. Incipit vita nova est ce qu’affirment les créateurs, en silence ou à voix haute, parce que créer est au commencement d’une vie nouvelle, ce commencement lui-même.

Étant lié au commencement de quelque chose, l’acte de création ne saurait faire la part belle aux puissances destructrices qui font inlassablement le siège de la vie afin d’y mettre fin. De même qu’il n’entend rien concéder à cet insidieux esprit de morbidité, à ce démon mortifère, que l’on voit régner un peu partout dans le monde. Au contraire, créer est cet événement générateur et généreux, singulier et singularisant, vital et vivifiant, qui élève en plein cœur de la vie comme une protestation de survie, à tous les sens du mot « survie ».
Que le concept de création ait partie liée avec l’idée de survie, que ce concept appartienne à l’économie très complexe de la survivance, cela veut dire deux choses. Premièrement, que survivre c’est « vivre davantage », c’est-à-dire continuer à vivre, ou vivre au-delà de la vie même, mais aussi vivre plus intensément, ou vivre plus que la vie même. Et, deuxièmement, que créer, selon un point de vue uniment éthique et esthétique, permet comme par miracle les deux choses à la fois. Créer donne au créateur de vivre au-delà de ce que la vie a la possibilité de le faire vivre, et il lui donne aussi d’éprouver plus de choses que ce que la vie a la possibilité de lui faire éprouver.

Parce que vivre signifie éprouver, et parce que la plupart des hommes cherchent constamment à résister aux Moires du désespoir, de la peur et de la perte - ces éternelles « filles de la Nuit » dont ils souhaiteraient tant qu’elles n’aient jamais raison de la jouissance et de la réjouissance de vivre -, toute vie se révèle dans le fond être une survie. Or, certains êtres réussissent momentanément à faire face à la douleur causée par le désespoir, la peur ou la perte, en décidant de donner vie à quelque chose qui n’existait pas auparavant - à quelque chose qui sans eux n’aurait pas pu avoir lieu. Comme si cette vie nouvelle était capable, par la grâce et la fraîcheur de sa présence, et d’abord par son jaillissement même, de conjurer cette inéluctable « limitation » à quoi leur finitude essentielle les condamne. Il y a là comme un sursaut de la liberté - ou plutôt comme un sursaut pour faire exister la liberté, pour la rendre possible à la mesure même de la vie.
Ceux-là, qui affrontent les Moires, les affrontent en créant. En créant, ils participent au pouvoir créateur de la vie, ils s’immiscent au sein de son mouvement intérieur et lui donnent ainsi, donnent à la vie elle-même, la possibilité prodigieuse de se surmonter tout en s’accroissant. C’est la vie elle-même qui veut cela. C’est l’excédence de la vie, la plénitude débordante, irréductible, du « vivre », que l’individu vivant ne peut mettre à distance de soi, c’est cela qui fonde dans les profondeurs de l’être le règne de l’activité créatrice. En d’autres termes, la création est un mode de la vie, une façon pour elle de se donner à soi, et c’est pourquoi elle devient pour certains individus ce que l’on appelle un mode de vie. Ceux-là, pour qui ce mode de la vie est un mode de vie, prennent part à cette « réjouissance » qui enveloppe inévitablement toute acte de création. En leur for intérieur, ils savent que « créer, c’est jouir, et [que] la souffrance dont l’élaboration de toute œuvre authentique s’accompagne est un sel de volupté ». Ils savent aussi que créer n’est pas que produire ; qu’il n’y a même pas d’autre création possible que la création de possibles, comme il n’y a de production que du réel. Ils savent, autrement dit, que créer veut dire en son concept : libérer des possibilités de vie susceptibles d’accroître à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivre. Et, par conséquent, que c’est à la seule condition qu’il réponde de la possibilité d’une vie « transfigurée », sans forcément qu’il en soit conscient ni qu’il l’exprime, que c’est à la seule et unique condition qu’il honore cette responsabilité dans le secret et le silence de son geste créateur, dans le mutisme et la « mystique » de son acte de création, que l’on peut être sûr qu’un créateur en est vraiment un - tout au moins sur ce plan indistinctement éthique et esthétique que nous nommerons ici le plan de l’esth/éthique.

III

Incipit vita nova ! Tel serait donc, réduit à sa plus simple et plus belle expression, l’enjeu que recouvre la théorie esth/éthique à laquelle vise à introduire la première parte de cet ouvrage.
Mais celui-ci porte un titre qui pourrait prêter à confusion. Car, dans aucune des six « études » dont il se compose , il ne s’agira d’analyser les conditions objectives - culturelles, historiques, géographiques, sociales, ou matérielles - qui président à l’activité créatrice. Et il ne s’agira pas davantage de décrire le « travail » psychique et physique du créateur, dont on peut tout de même affirmer, selon une immémoriale vision des choses, qu’il se tient, par principe, à égale distance de ces deux funestes écueils : la banalité quotidienne et les souffrances de la folie . Non, il ne s’agira pas de cela, quand bien même il nous paraît hors de doute que la singularité et, donc, la diversité des créateurs n’empêchent pas de dégager de ce travail, de cet effort, disons même de ce risque qu’est la création, des motifs invariables, ou des constantes.

Mais nous ne nous intéresserons pas non plus au résultat ou au terme de ce travail, c’est-à-dire à l’œuvre qui, grâce à l’effort souvent acharné de son créateur, parvient à prendre une forme nouvelle, originale. Pas plus que nous ne nous intéresserons aux raisons (« originalité », « nouveauté ») pour lesquelles la forme d’une œuvre permet de la ranger dans la rubrique des « objets de création ». Car ce dont traite le présent ouvrage, c’est d’abord, et surtout, de la création comme d’un « événement ». Ce qu’il s’attache à prendre en vue est l’acte de créer en tant que sur le plan de la vie subjective absolue il se comprend ce « mouvement (personnel) rendu à l’infini » - à l’infini des possibilités humaines - dont a parlé un jour le poète Mallarmé, et qu’il scelle par ses origines, mais aussi par ses fins, l’alliance de ces deux dimensions de l’esprit que sont l’éthique et l’esthétique.

Certes, si l’on se place la perspective d’une histoire des idées, le concept de création a d’abord été un concept onto-théologique - et non pas esthétique, ni encore moins esth/éthique. Dans cet ordre, créer caractérise l’acte de « démiurgie » divine qui, en vertu de son extrême puissance, fait exister quelque chose pour la toute première fois (au commencement, il s’agit donc de la création de l’univers, du monde, de la totalité de ce qui est). Aussi son application à l’artiste qui crée une œuvre a-t-elle été tardive et fort complexe. Et l’on comprend pourquoi : il convenait de conférer à l’homme un pouvoir que seul Dieu, comme origine du Tout, détenait jusque-là ; or, en raison de sa finitude essentielle, du pouvoir limité qui caractérise l’être humain, mais aussi en raison du fait qu’aucune création humaine ne se réalise ex nihilo, la création d’une œuvre par un artiste ne pouvait apparaître comme un simple équivalent de la « création du monde ».

L’enjeu dogmatique et juridique de ce transfert, de cette metabasis eis allo genos, a été magistralement étudié par Ernst Kantorowicz ; il n’est donc pas utile de s’y attarder. Rappelons plutôt, pour commencer, que la notion de « création du monde » semblait déjà à Nietzsche « totalement indéfinissable, inapplicable : ce n’est qu’un mot [disait-il] qui subsiste à l’état rudimentaire, depuis les temps de la superstition ; [et] par un mot, on n’explique rien ». Car le fait est que cette pensée n’appartient pas seulement à Nietzsche : elle découle du bon usage de la raison humaine, qui ne peut voir dans le passage du non-être à l’être qu’un pur mystère digne de foi, ou plutôt dont seule la foi peut être digne. Si bien que sur le plan strict de la raison, la réalité objective du concept de création a fini par déserter la sphère onto-théologique dans laquelle il avait d’abord surgi, pour ne plus désigner que cet acte qui se situe à l’origine de l’existence d’une chose qui n’existait pas auparavant sous la forme ou la figure que sa manifestation lui confère.

Cette « définition » de l’acte de création, en dépit de son caractère purement nominal, sera, de fait, le point de départ de notre présente réflexion. Et comme toute réflexion philosophique, la nôtre dans ce livre s’efforcera de problématiser cette représentation courante en vue de l’élever à la puissance du concept.

Or, dans la mesure où il s’agira de nous interroger ici sur la nature esth/éthique de ce pur événement appelé création, il est nécessaire que nous nous posions d’entrée la question de savoir ce que nous entendons par esth/éthique.

Nous ne pouvons qu’anticiper, à ce stade. En disant, par exemple, que la création artistique considérée d’un point de vue esth/éthique n’apparaît plus du tout comme un problème d’art. Ou bien que l’art ne s’y montre jamais comme étant la fin ou l’origine de la création artistique. Ou bien encore que l’activité créatrice en général est une façon de répondre à - et de répondre de - cette « question » formulée par Wittgenstein dans ses carnets intimes et que nous ne citons ici que parce qu’elle nous semble résumer l’enjeu de toute éthique :

La question est : Comment traverses-tu cette vie ? - (Ou bien : que ce soit ta question !)

Car telle est bien la question de l’éthique. L’éthique consiste même dans le fait de s’approprier pareille « question ». L’éthique, autrement dit, et c’est bien ce que suggère la citation de Wittgenstein, c’est cette exigence que la question « comment traverses-tu la vie ? » soit résolument la mienne ; c’est le fait que je sois requis par cette « question » et que je me décide en sa faveur, en me vouant sans réserve à sa demande.

Tel que nous venons de l’employer, le mot « éthique » ne désigne guère la même chose que celui de « morale ». Certes, sur un simple plan lexical, il n’est pas aisé de faire la différence. Étymologiquement, « éthique » provient du grec ethos, alors que « morale » vient du latin mores, ces deux termes renvoyant à peu près à la même chose : à l’idée de mœurs, de modes et de règles de vie. Penser que l’éthique puisse se distinguer de la morale, cela n’a donc de sens que sur un plan conceptuel, en vertu d’une décision philosophique qui doit être motivée. Or, il existe plusieurs manières de distinguer conceptuellement l’éthique et la morale. De très nombreux auteurs y font allusion, et la conclusion qu’il nous semble possible d’en tirer est que cette distinction ne s’effectue que là où la pensée se résout à tracer une ligne de partage en dehors de tout arbitraire. En ce qui nous concerne tout particulièrement, notre parti pris, comme nous avons déjà eu l’occasion de le justifier dans deux ouvrages précédents , est de considérer le point de séparation de l’éthique et de la morale à partir de la différence entre le pour-soi (dimension de l’éthique) et le pour-autrui (dimension de la morale). Ce parti pris se comprend au regard de la perspective de pensée qui est la nôtre : c’est en effet dans le cadre d’une phénoménologie de la vie subjective absolue qu’il apparaît légitime de penser que l’éthique relève d’un certain « travail sur soi », visant à faire au mieux pour se tirer d’affaire quand la souffrance de vivre s’empare de tout son être .

Par conséquent, si l’éthique doit se comprendre comme ce pur travail sur soi censé, facultativement, conduire le moi, en tant qu’il se sent responsable de lui-même, à se réjouir de la vie et, donc, de lui-même, par le truchement d’un certain « art de vivre », la morale investit, pour sa part, la « sphère du général », comme disait Kierkegaard, en exigeant impérativement de la personne (en tant que « personne morale ») qu’elle exerce une forme de bienveillance ou de bienfaisance à l’égard d’autrui. Ainsi, la morale se fonde sur le devoir universel et impératif de faire du bien, ou de ne pas faire du mal, à autrui - ce qui suppose des règles, des maximes ou des lois que l’on qualifie de morales -, alors que l’éthique répond à l’exigence individuelle et facultative de vivre en bonne intelligence avec la vie - ce qui suppose le développement d’un art de vivre.