Sur l’art et la vie

Tout est conquis, voulu, enlevé de haute lutte.

« Le mot dionysiaque exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la réalité quotidienne, la société, la réalité, l’abîme de l’éphémère ; un sentiment qui se gonfle et déborde passionnément, douloureusement, s’épanche dans des états plus obscurs, plus pleins, plus flottants, une affirmation extasiée de l’existence dans son ensemble, toujours égale à elle-même à travers tous les changements, également puissante, également bienheureuse ; la grande participation panthéiste à toute joie et à tout peine, qui accepte même les qualités les plus effroyables et les plus équivoques de l’existence et les considère comme sacrées ; l’éternelle volonté d’engendrer, de porter du fruit, de naître ; le sentiment de l’union nécessaire entre la création et la destruction.

Le mot apollinien exprime le besoin de s’accomplir en soi-même, d’être un « individu » type ; le goût de tout ce qui simplifie, souligne, rend fort, distinct, net, caractéristique ; la liberté sous la loi.

L’évolution ultérieure de l’art est liée à l’antagonisme de ces deux forces naturelles, aussi nécessairement que l’évolution de l’humanité est liée à l’antagonisme des sexes. La force surabondante et la mesure, la force suprême de l’affirmation de soi dans une beauté froide, aristocratique, distante : apollinisme de la volonté grecque.

Ce contraste du dionysisme et de l’apollinisme à l’intérieur de l’âme grecque est une des grandes énigmes qui m’ont séduit dans la nature hellénique. Au fond, je me suis efforcé de deviner pourquoi l’apollinisme grec a dû surgir d’un sous-sol dionysiaque ; pourquoi le grec dionysiaque a du nécessairement devenir apollinien, c’est-à-dire brisé son goût du démesuré, du complexe, de l’incertain, de l’horrible, contre une volonté qui lui imposait la mesure, la simplicité, la soumission à la règle et au concept. Ce qu’il produisait de son fonds, c’était les tendances extrêmes, désordonnées, asiatiques ; la bravoure du grec s’affirme dans sa lutte contre son asiatisme propre ; la beauté ne lui a pas été donnée, pas plus que la logique, pas plus que le naturel des mœurs ; tout est conquis, voulu, enlevé de haute lutte ; c’est sa victoire. »

F.Nietzsche, La volonté de puissance, Livre IV, §556