Introduction

Ce texte de Cournot (Ce que l’histoire n’est pas.) se rapporte au thème de l’histoire, plus précisément au problème de sa définition. Selon l’auteur l’histoire doit décrire les événements en montrant les liens qui les unissent, mais sans présenter ces liens comme absolument nécessaires. Le texte se divise en trois parties : l’auteur rejette d’abord deux idées opposées que certains ont pu avoir sur l’histoire. Il nous indique ainsi ce que l’histoire n’est pas : elle n’est ni un ensemble de faits entièrement déterminés et obéissant à des lois strictes, ni un ensemble de faits entièrement indépendants et contingents. L’exposé de cette thèse est suivie d’une application à deux exemples précis - la loterie et les annales de l’Antiquité -, qui jouent le rôle de contre-exemples : Cournot montre pourquoi leur récit n’est pas historique. Il conclut en montrant que la relation au temps n’est pas suffisante pour parler d’Histoire. On commence à approcher le problème qui se pose : bien que le cours de l’histoire soit en apparence chaotique, l’expérience historique permet de dégager certaines "lois", mais celles-ci ne sont pas certaines. Ce problème est d’ordre épistémologique : ces "lois", qui sont indémontrables comme nous le verrons, doivent-elles pour autant être rejetées ? On saisit, du même coup, un enjeu du texte : hormis le rôle de l’historien, qui varie considérablement en fonction de la réponse apportée, on se rend compte que la place laissée à la liberté de l’homme dans ses actions historiques est totalement différente selon la vision que l’on a de l’histoire. Quelle définition peut-on donc donner de l’histoire ? A quelles conditions des événements peuvent-ils être qualifiés d’historiques ?

I/ ETUDE ORDONNEE

Dans une première partie du texte, l’auteur nous expose sa thèse. Il le fait par négation de la thèse opposée. On peut y distinguer deux temps. Dans un premier temps, Cournot rejette une première vision de l’histoire qu’il juge trop radicale. On note que l’histoire est envisagée ici comme l’étude des événements passés - en particulier ceux concernant le passé des sociétés humaines - et non ces événements eux-mêmes, c’est-à-dire que l’histoire représente le travail de l’historien. Cournot montre ainsi que ne sont pas historiques des faits qui "dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres". Or c’est précisément là la définition du déterminisme, selon lequel les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Des événements nécessaires sont en effet des événements qui n’auraient pas pu ne pas être, et les liens sont réguliers s’ils ne varient pas au cours du temps, s’ils restent toujours les mêmes. L’histoire, l’étude des événements historiques, ne peut donc pas être comparée aux sciences exactes qui prétendent découvrir des rapports immuables entre plusieurs phénomènes. Ces rapports sont les "lois constantes". L’auteur fait ici référence, parmi les sciences dites "exactes", à la physique et non aux mathématiques. Il ne s’agit pas en effet ici d’un système construit par l’homme et où les lois sont démontrées par déduction logique, mais de lois naturelles sur lesquelles l’homme n’a aucune influence mais qu’il peut découvrir en étudiant les phénomènes où la causalité contenue dans ces lois s’exprime. Mais ces découvertes s’effectuant dans un cadre précis, on ne peut affirmer la validité des lois découvertes qu’également dans un certain cadre, sous certaines conditions. On est donc amené par la suite à définir un "système", qui est l’ensemble des phénomènes étudiés et sur lesquels s’appliquent ces lois. L’histoire nous présenterait, dans le cas d’un déterminisme historique total, cet ensemble d’événements où les lois historiques s’appliqueraient. Or dans ce cas chaque événement aurait comme cause un événement précédent. Mais comme la connaissance que nous avons du passé nous enseigne que les événements ne se répètent pas, une cause ne pourrait jamais s’exprimer plus d’une fois. Il faudrait donc pour expliquer chaque événement une loi particulière. On voit donc que dans l’histoire il ne peut être question uniquement de lois "constantes" et régulières rendant compte de tous les événements.

Si cette première thèse est rejetée, c’est essentiellement pour son caractère insuffisant. C’est en fait surtout à la seconde qu’entend s’attaquer l’auteur, comme le prouve la suite du texte, ainsi que l’organisation de la première phrase : Cournot nous avertit tout d’abord des limites de la thèse d’un déterminisme nécessaire. Toutefois, il semble que sa thèse en soit assez proche, car toute la suite de la démonstration s’applique à écarter la thèse opposée. Ce que l’histoire n’est pas, c’est donc surtout le récit d’une "suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux". En effet, si les événements ne dépendent pas les uns des autres, c’est qu’ils sont soit le fruit d’un pur hasard, et que le principe même d’une relation de causes à effets est inadéquate, soit issus d’une volonté supérieure et transcendantale, qui ne serait soumise à aucune loi, d’origine divine ou humaine. L’auteur affirme donc ici que les événements historiques ne sont pas contingents. Nous ne serions qu’en présence d’une suite d’événements qui pourraient éventuellement être décrits, mais en aucun cas compris. Cournot nous dit qu’ils ne peuvent pas, dans ce cas, s’inscrire dans une histoire, que l’histoire ne doit pas s’intéresser à des événements contingents dans le cas où il y en ait.

L’argumentation porte dans une deuxième partie sur l’étude de deux exemples. Il s’agit dans les deux cas d’une série d’événements indépendants. L’auteur montre que pour cette raison leur étude ne peut pas représenter une histoire. La loterie est bien une suite d’événements, ou "suite de coups singuliers", où les événements sont les coups, c’est-à-dire les numéros tirés successivement. Ils sont singuliers car indépendants, ne se rapportant qu’à eux-mêmes. On peut dans le cas de la loterie parler d’un hasard quant aux coups ou numéros tirés. Le tirage d’un numéro plutôt qu’un autre a pourtant bien une cause physique positive - voire plusieurs - mais cette cause ne peut donner lieu - c’est le principe du jeu - à aucune prévision car une différence très petite dans la cause ou dans l’assemblage des causes produit un effet considérable et entraîne des variations très grandes dans les résultats. Quoiqu’il en soit, même si des causes existent, elles sont de toute façon totalement extérieures au système qui est étudié, à savoir l’ensemble des coups tirés, et il n’existe aucune cause d’un coup qui puisse être trouvée dans un coup précédent : chaque coup n’exerce "aucune influence sur ceux qui [le] suivent". On ne peut donc énoncer aucune règle permettant, à partir de certains des événements, d’expliquer l’existence des autres, ni l’ordre dans lequel ils se sont déroulés. Il n’y a pas de liens logiques ou constants entre les coups : ils "se succèdent sans s’enchaîner". Par conséquent, d’après la thèse exposée dans la première partie du texte, le compte rendu des résultats n’est pas de l’histoire.

Pour la même raison, les annales de l’Antiquité ne sont pas historiques. Elles ne représentent en effet que des faits "consignés". Les événements, qui ont probablement eu lieu dans le passé, sont seulement décrits, mais pas expliqués, on n’en connaît pas les causes ni les raisons. Les prêtres de l’Antiquité ne sont donc pas des historiens, bien qu’ils nous transmettent leur "connaissance" des faits passés. La connaissance dont il est question ici n’est pas une connaissance intellectuelle qui permet de comprendre, et dans une certaine mesure de saisir l’essence des événements, en établissant entre eux des relations intelligibles de cause à effet. C’est plutôt une connaissance sensible. Les informations nous sont données par le texte comme elles nous seraient données par nos sens si nous assistions réellement aux événements. Cette connaissance - ou présence à notre esprit sous forme d’une représentation - seule ne suffit pas en effet à les rendre interprétables et compréhensibles. Elle pourrait tout aussi bien s’appliquer aux coups de la loterie ou n’importe quel événement contingent. Les événements décrits ne sont pas expliqués par des relations entre eux. Il faut donc faire intervenir soit le hasard, soit une force supérieure - en l’occurrence probablement les dieux. Comme ces événements paraissent ne pas être nécessaires, que l’on peut penser qu’ils auraient pu ne pas être - c’est-à-dire qu’ils sont contingents -, ils sont du même coup toujours inattendus. C’est pourquoi l’auteur peut parler par exemple de "prodiges".

Ces exemples, qui ont illustré la thèse exposée au début, permettent également de la préciser en montrant la relation entre l’histoire et la chronologie. L’histoire étudie des événements passés, c’est-à-dire des événements qui se sont déroulés à une époque différente de la nôtre, à un autre "temps". Le premier attribut qui leur est donné est donc d’ordre temporel : on les caractérise par une date, relative à un instant que l’on choisit comme origine, plus ou moins précise, qui permet de les classer chronologiquement. Ce travail n’est pas suffisant pour parler d’histoire car il n’explique pas les liens entre les événements qui permettent de les comprendre. Ainsi les registres de la loterie ou les annales retracent des événements dans l’ordre chronologique mais ces événements paraissent être sans liens entre eux si bien qu’il s’agit d’un ensemble, ordonné, de faits que l’on peut par ce moyen connaître mais pas comprendre c’est-à-dire que l’on peut savoir qu’ils ont existé mais pas pourquoi : ils paraissent contingents. Ceci montre bien que l’ordre chronologique est insuffisant. Il est toutefois nécessaire. On peut en effet comprendre la dernière ligne comme une nuance. L’auteur affirme que les annales ne relatent pas des événements historiques mais il ajoute "quoiqu’ils [ces événements] se succèdent suivant un certain ordre chronologique". Ceci montre bien que les annales, qui prennent en compte le temps, ne sont pas de l’histoire, mais en même temps on peut penser qu’elles apportent quand même une contribution qui va dans le sens d’une histoire. On ne peut nier en effet que se caler dans le temps soit un premier niveau relationnel. Cette relation au temps est indispensable à toute science historique : si celle-ci veut montrer des relations entre les événements, elle ne peut nier, par exemple, que la cause précède toujours l’effet dans un ordre chronologique. Les prêtres de l’Antiquité n’ont donc pas fait de l’histoire. Pourtant ils ont servi d’une certaine manière la cause historique.

II/ INTERET PHILOSOPHIQUE

Cournot nous offre ici une conception modérée (et prudente) de l’histoire, entre les deux extrêmes que sont les conceptions comme déterminée ou contingente. Mais ce texte est plus un exposé qu’une démonstration (celle-ci a peut-être sa place ailleurs dans l’ouvrage). De plus il s’agit moins de l’affirmation d’une thèse originale que du rejet de deux autres qui sont jugées insuffisantes. L’intérêt réside donc surtout dans la question que soulève l’auteur quant à l’étude historique et les conséquences sur la conception de la liberté et de la responsabilité humaines.

La première interrogation porte sur le caractère scientifique de l’histoire. Le souci fondamental de l’historien est celui de l’objectivité. Ce souci s’est posé dès l’Antiquité grecque, depuis Thucydide qui tenta de retrouver objectivement des réalités passées - en particulier les événements de la guerre du Péloponnèse - en confrontant différentes sources. Cette motivation de livrer à ses contemporains une version la plus vraie possible des événements passés a longtemps été la plus forte. Toutefois Cournot nous montre ici que l’on ne peut pas parler d’histoire si le travail s’arrête à la description des événements, aussi fidèle soit-elle. En effet une autre motivation a été par la suite de comprendre ces événements passés, c’est-à-dire de les expliquer. Or expliquer, c’est donner la cause, les raisons, il faut relier les faits entre eux. Ceci introduit donc le problème de la causalité. En effet seule la causalité historique permet d’expliquer un événement historique : toutes les sciences ne peuvent expliquer un phénomène qu’en ayant recours au principe de causalité, selon lequel tout phénomène a une cause qui le détermine. Ce qui permet d’établir un lien entre la cause et son effet, c’est le caractère nécessaire de la causalité. Donc si la causalité est nécessaire, la même cause, dans les mêmes conditions, est toujours suivie du même effet. Aron affirme ainsi dans l’Introduction à la philosophie de l’Histoire que "la causalité vise avant tout à établir des liens nécessaires en observant des régularités". Dans la pratique, le caractère nécessaire de la causalité est déduit de sa répétition : on observe, en particulier lors d’expériences, qu’un phénomène - que l’on nommera cause - est un très grand nombre, et à chaque fois, suivi d’un autre phénomène - l’effet - ; on extrapole alors en affirmant que la liaison est nécessaire et que la cause sera toujours suivie de l’effet. C’est ici qu’apparaît la difficulté : l’extrême paradoxe de la causalité historique - qui seule peut donner une explication aux événements - semble "contingente", une causalité qui aurait pu ne pas être ! En effet, la nécessité d’une causalité provient de son caractère pérenne, permanent. Les sciences dites "exactes" étudient des phénomènes reproductibles. Mais l’Histoire étudie des événements qui se déroulent dans le temps. Or ce temps n’est pas réversible, il s’écoule inexorablement et toujours dans le même sens. Un événement historique est donc un phénomène qui n’arrive qu’une seule fois, qu’il soit considéré en tant que cause ou effet d’un autre événement. Les même conditions ne sont jamais réunies plusieurs fois. On ne peut pas expérimenter des phénomènes qui ne se produisent qu’une fois. On ne peut donc pas expérimenter en histoire. Il est ainsi impossible en histoire d’observer une succession d’événements exactement identiques dans les mêmes conditions. Il semble donc impossible d’affirmer la nécessité stricte d’une causalité. La causalité suppose des rapports constants, or les faits historiques sont uniques. Si causalité il y a, elle ne peut fonctionner qu’une fois, ce qui semble rendre impossible la démonstration de sa nécessité.
De plus toute science observe des phénomènes particuliers mais étudie des phénomènes généraux en appliquant le principe de causalité. Ainsi l’observation de la chute de nombreux objets permet, à partir du moment où on admet le caractère nécessaire de ces chutes, de dégager des lois qui expliquent a priori toute chute de corps dans les conditions particulières de validité de la loi. Or en histoire il n’y a que des événements particulier et non-reproductibles ; si elle ne peut pas affirmer la nécessité d’une relation entre les événements historiques, l’étude historique ne peut pas, non plus, généraliser les événements particuliers pour faire des "lois historiques". Sans lois, pas de science. Le but de toute science est en effet d’établir des lois.
En outre, toute science est par nature prédictive. Puisque les lois décrivent des causalités nécessaires, la connaissance des causes que sont les phénomènes présents et de la loi qui les régit permet de prédire - avec une certitude qui dépend essentiellement de la précision de la connaissance des phénomènes présents - leurs effets, c’est-à-dire les phénomènes qui se dérouleront dans un futur plus ou moins proche. Par contre l’explication historique ne permet pas de prédire l’avenir. Toute prévision de l’avenir ne peut faire appel qu’à une plus ou moins grande probabilité, et on ne peut en aucun cas justifier son caractère nécessaire. Le système boursier par exemple n’a pu fonctionner qu’à cette condition. Finalement, on ne peut dégager aucune loi scientifique de l’Histoire, on ne peut donc prouver avec rigueur aucun lien entre les événements. L’historien ne peut pas affirmer que l’hypothèse explicative d’un événement qu’il formule soit la seule possible, et on ne peut pas non plus affirmer avec une totale certitude qu’une explication avancée soit fausse. C’est ce qui explique le grand nombre d’avis différents sur les liens entre plusieurs événements ou les causes d’un événement. On vient de montrer pourquoi, à l’inverse de la physique par exemple, l’Histoire ne pouvait pas décrire des événements qui "dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres en vertu de lois constantes".

Pourtant, on retrouve chez l’historien le même idéal de vérité et d’explication que chez le scientifique, et comme ce dernier il émet des hypothèses qu’il tente ensuite de valider. Il réactualise également sans cesse la somme de vérité dont il dispose afin de s’approcher le plus possible de l’explication vraie. De plus, si l’ensemble des événements historiques ne se répète pas, certains peuvent toutefois le faire. On peut ainsi trouver des situations similaires : de nombreuses fois, quand les conditions ont été semblables, les conséquences l’ont aussi été, ce qui permet aux historiens de justifier une corrélation, sinon nécessaire, du moins très forte entre les deux. Ainsi à d’innombrables reprises au cours du Moyen-âge, un hiver rigoureux a été suivi de mauvaises récoltes qui ont été suivies de famines et d’épidémies, lesquelles ont elles-mêmes précédé des périodes de révolte contre l’autorité, puis de répression de celle-ci. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’évolution, que les faits se soient répétés de façon identique. Il y eut au contraire de plus ou moins grandes variations des événements. Cependant les ressemblances constantes entre les séries d’événements peuvent permettre à l’historien de démontrer de façon presque scientifique les liens entre les phénomènes, en appelant cause d’un événement celui qui le précède. La causalité "qui ne fonctionne qu’une fois" peut donc en fait être démontrée contrairement à ce qu’il semblait au premier abord. Le travail de l’historien consistant à montrer des liens entre les événements peut donc être justifié, au moins dans certains cas. Pourtant il subsiste une difficulté qui est liée au fait que l’on ne peut pas séparer les différentes causes d’un phénomène. Le problème lié à l’impossibilité de l’expérimentation n’est pas résolu. Les causes d’un événement étant multiples, l’importance relative attribuée à chacune ne semble pas toujours démontrable, et porte donc une part de subjectivité. La causalité stricte ne peut donc être qu’une interprétation de l’historien puisqu’il y a un faisceau de causes.

Mais, avant de savoir si l’Histoire doit expliciter les liens de causalité entre les événements, on peut se demander si ces liens existent réellement. En d’autres termes, les événements historiques sont-ils entièrement déterminés par ceux qui ont précédé ou ne sont-ils que contingents ? La question est déplacée sur une définition de l’Histoire autre que celle dont il est question ici - mais qui est tout a fait liée. Cournot parle de l’Histoire comme de la science qui étudie les événements passés, mais on peut aussi appeler Histoire la succession même de ces événements. La seconde hypothèse peut être tout de suite rejetée car il existe des niveaux où s’appliquent les lois physiques : les actions des hommes ont bien des conséquences sur leur environnement. Les hommes agissent sur leur milieu et agissent entre eux, et les effets de ses actions sont des phénomènes qui ne sont pas du tout contingents mais bien déterminés par ces actions humaines. Cependant peut-on dire, à l’inverse, que les événements historiques sont à tous les niveaux déterminés ? Si l’Histoire est entièrement régie par le principe de déterminisme, le futur est déjà contenu dans le présent de même que celui-ci l’était dans le passé. Or on a vu que la nécessité des causalités est difficile à établir dans le domaine historique. De plus il y aurait alors un nombre presque infini de causes ayant déterminé chaque événement. On peut penser que l’événement historique est construit de croisement de faits déterminés. L’Histoire n’est ainsi pas la succession d’événements découlant les uns des autres comme chaîne de causes à effets, mais la jonction d’une multitude de chaînes de causes à effets. L’événement historique, instant de cette Histoire, est ainsi la rencontre à un moment donné des différentes séries causales. Mais plus le nombre de ces séries, c’est-à-dire le nombre de causes d’un événement, augmente, et plus l’importance de chacun diminue. Or ce nombre est très grand et l’importance moyenne de chaque cause est donc très faible. C’est ce qui explique que le cours de l’Histoire puisse paraître chaotique. Lorsqu’il y a trop de causes différentes à un événement, c’est la causalité qui perd de sa valeur aux yeux des hommes, car elle n’est plus perceptible, compréhensible. Ainsi, même si les causes d’un événement existent, c’est leur rencontre, qui est à l’origine de l’événement, et faute de pouvoir donner des explications, on est parfois réduit à parler de hasard pour cette rencontre et à l’exprimer en termes de probabilité.

D’autre part, il y a peut-être plusieurs types de causes. Si sur une courte durée, les événements semblent se succéder en se répondant - une montée du chômage est généralement suivie de la défaite du parti au pouvoir lors des élections suivantes -, on peut penser qu’il existe également une longue durée, celle des évolutions économiques et démographiques par exemple. Quel type de cause faut-il alors privilégier pour expliquer un événement. Celui constitué par des évolutions lentes est beaucoup plus difficile à mettre en évidence, pourtant ce sont probablement ces courants profonds qui expliquent le mieux les événements à l’échelle humaine, qui ne seraient que des "agitations de surface". En effet, c’est en accordant de l’importance aux événements brefs, "anecdotiques" que l’on perçoit le plus l’Histoire comme livrée au hasard. En effet la cause la plus futile semble pouvoir changer considérablement son cours. Pascal affirme ainsi dans ses pensées : "Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la Terre en eût été changée", car selon lui la rencontre entre Cléopâtre et César va être décisive pour l’Histoire. Ceci rend effectivement toute notre histoire dépendante d’un pur hasard - en l’occurrence génétique, puisqu’il s’agit d’un caractère physique -. Il devient alors difficile de suivre Cournot en montrant les liaisons expliquant les événements car le lien que nous venons de voir par exemple est complètement irrationnel et peu compréhensible. Pourtant, si au contraire on laisse de côté ces événements ponctuels pour s’intéresser aux grandes évolutions, on en vient à la conclusion que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, cela aurait sûrement changé les événements sur le court terme, mais pas les grandes tendances. On peut ainsi expliquer l’Histoire des périodes suivantes de façon logique et rationnelle, ce que semble préconiser Cournot dans le texte qui nous est donné, sans faire intervenir de mobiles qui paraissent contingent. Le choix de telle ou telle cause explicative d’un événement étant celui de l’historien, l’intérêt de ce texte réside donc aussi dans l’orientation qui est indirectement donnée à celui-ci : il doit choisir les causes permettant une réelle explication.

Cependant une autre question est entièrement liée à cette interrogation sur l’Histoire : il s’agit de la question de la liberté humaine, liberté conçue comme s’opposant au déterminisme, liberté qu’a l’homme de faire correspondre ses actes à sa volonté. Cette liberté est à la fois une explication et un enjeu du problème soulevé par Cournot. En effet si l’on admet , avec l’auteur, que les événements historiques ne dérivent pas nécessairement les uns des autres, on peut admettre également qu’il y a un élément qui dans l’histoire introduit de la contingence. Or l’histoire est l’étude d’actes humains réalisés par des groupes humains qui ne se répètent pas car les individus qui les constituent ne se répètent pas. Ce qui est contingent, c’est l’individu qui survient et qui est unique. Il est vrai que tous les êtres vivants sont également uniques, cependant ils n’en ont pas conscience contrairement aux hommes. Le comportement des animaux est donc immuable et stéréotypé. Leurs actions sont entièrement déterminées et semblables quel que soit l’animal particulier de la même espèce. A l’inverse l’homme, qui a conscience de sa propre identité, d’être un individu différent des autres, ne s’appliquera pas à avoir le même comportement que tous les autres, c’est-à-dire qu’il réagira différemment des autres dans les mêmes circonstances. Ceci est particulièrement visible dans le travail, humain : contrairement aux techniques animales, les techniques humaines sont sans cesse soumises au changement sans pour autant qu’il y ait toujours un changement du milieu. Ceci montre bien la liberté dont il est question. Si l’histoire peut être considérée comme une science, elle ne peut donc pas fonctionner comme les autres sciences qui étudient des comportements absolument immuables et universels. L’histoire ne peut être qu’une science humaine. On peut conserver le terme de science car les comportements humains ne sont pas totalement aléatoires. En effet tout homme est porteur de son passé, de son éducation, des connaissances humaines qui ont été acquises avant lui, il ne surgit pas avec une intelligence et des connaissances nouvelles.

Nous venons de voir que la liberté telle qu’elle a été décrite permet d’expliquer la position soutenue par Cournot d’une Histoire située entre la contingence et le déterminisme. Or cette position est, dans l’autre sens, la seule qui permette cette liberté. En effet si l’Histoire, à l’instar de la loterie, s’explique uniquement par des calculs ou lois de probabilités, l’homme n’a pas de liberté, car ses actes ne dépendent de rien, donc pas de sa volonté. Envisager le monde comme contingent, c’est affirmer que les choses auraient pu se passer autrement, c’est-à-dire se faire une raison, se résigner. Mais si les événements sont déterminés et s’expliquent par des relations constantes, il n’a pas non plus de liberté, car les événements ne dépendent pas plus de sa volonté, mais de causes que sont les événements qui ont précédé. Dans ce dernier cas, on peut parler pour celui qui comprend le monde comme nécessaire et s’en détache pour rechercher la sérénité intérieure de liberté stoïcienne d’ataraxie. Mais cette liberté ne produit pas d’effet dans le monde, elle ne se retrouve pas dans les actes humains, dans les événements, et donc pas non plus dans l’histoire. Ce n’est donc qu’entre les deux que peut se situer la liberté humaine.
Mais comment peut on alors la définir ? On a vu que les événements historiques, les actions humaines, résultaient d’une multitude de séries causales, mais cela ne donne pas l’importance relative des causes, ni le résultat, par exemple, de causes ayant a priori des effets contraires. C’est peut-être par la connaissance de ces différentes causes et l’importance qui leur est consciemment attribuée que les hommes peuvent décider, par leur volonté, de se laisser déterminer par l’une ou l’autre de ces causes, c’est-à-dire être libres de leurs actes. En effet, l’importance des différentes causes ne semble pas être donnée a priori. C’est donc chaque individu qui, en donnant plus d’importance à certaines, oriente son action dans le sens déterminé par ces causes "choisies". Si cela relève d’une opération de la volonté, on peut alors parler de liberté. Ceci suppose un autre degré de liberté : la liberté de choix.
On trouve un exemple de cette situation dans le choix entre deux facultés humaines qui peuvent déterminer notre action : la sensibilité - faculté de recevoir des impressions par les sens - et la raison - faculté intellectuelle des concepts universels. La sensibilité a comme origine le corps qui est inscrit dans les phénomènes naturels. Nos penchants, qui relèvent de cette sensibilité, sont donc explicables par des lois. La raison oppose à ces penchants le devoir, qui nous détermine à agir par la représentation d’une fin. Nos penchants comme le devoir peuvent être causes de notre action. S’il n’y avait qu’une de ces deux causes, l’homme serait déterminé, soit par des lois naturelles, soit par la morale. C’est donc, comme on l’a vu, la coexistence de plusieurs causes qui permet la liberté. Le poids de chacune de ces deux causes n’étant pas donné à l’avance, c’est la volonté qui opère un choix supposé libre. L’individu agit alors ensuite en fonction de la cause jugée la plus importante. On peut considérer que dans les actions qui découlent de ce choix, l’homme est libre. On voit bien que seule la conception de l’histoire qui a été retenue permet une telle liberté car l’existence de plusieurs causes est indispensable. Quand cette prise de conscience des causes qui agissent sur lui se fait par un groupe d’individus, et que celui-ci choisit librement les causes qui vont le déterminer à agir, il devient un peuple que ce choix a uni, et il agit librement dans l’Histoire. Le travail de l’historien sera alors ensuite de retrouver ces causes qui ont déterminé les actions des hommes, c’est-à-dire les causes auxquelles ces hommes ont choisi de donner le plus d’importance. Si l’homme dispose d’une telle liberté, chacun devient responsable de l’avenir de l’humanité.

Conclusion

Quel est finalement le travail de l’historien ? Il ne s’arrête pas à une simple découverte et organisation chronologique des événements passés, même si cette première phase est indispensable. L’historien doit surtout montrer les rapports qu’entretiennent les événements entre eux. En particulier, lorsqu’il étudie le passé des hommes, il doit essayer de découvrir et mettre en valeur les causes qui ont poussé les hommes à agir comme ils l’ont fait. Quel est le rôle des individus dans l’histoire ? Les hommes doivent prendre conscience de la liberté - et dans un même temps l’obligation - qui est la leur d’agir en fonction des causes désignées par la volonté. Si cette volonté est libre de toute contrainte, on comprend alors que l’histoire ne puisse décrire ni des événements liés nécessairement car la volonté introduit une part de contingence - qui rend du même coup le futur imprédictible - ni des événements entièrement déliés et dus au hasard car chaque événement peut trouver une explication dans ce qui a précédé. On pourra appeler cause cette explication, en donnant au mot un sens différent de celui qui est utilisé en science, car il s’agit ici de cause non nécessaire.