Chapitre XVI

De la Volonté.

  • 27 août 2006


(1) Sachant maintenant ce qu’est le Bien et le Mal, la Vérité et la Fausseté, comme aussi en quoi consiste la santé d’âme d’un homme parfait, il sera temps d’en venir à l’étude de nous-mêmes et de voir une fois si c’est par libre volonté ou en vertu d’une nécessité que nous arrivons à un tel état de santé.
Pour cela, il faut rechercher ce qu’est la Volonté, pour ceux qui admettent la Volonté, et en quoi elle se distingue du Désir.

(2) Le Désir, avons-nous dit, est l’inclination qu’a l’âme pour quelque chose qu’elle choisit comme bon ; d’où suit qu’avant que notre désir tende extérieurement vers quelque objet, une décision a dû déjà être prise en nous, prononçant que cet objet est bon ; cette affirmation donc, ou, pris en général, le pouvoir d’affirmer et de nier est appelé Volonté [1].

(3) Il s’agit de voir maintenant si cette affirmation a lieu par notre libre volonté ou par nécessité, c’est-à-dire si nous pouvons affirmer ou nier quelque chose d’une chose sans y être contraints par aucune cause extérieure. Comme cependant il a été précédemment démontré par nous qu’une chose qui ne s’explique point par elle-même, ou dont l’existence n’appartient pas à l’essence, doit avoir nécessairement une cause extérieure, et qu’une cause qui doit produire quelque chose ne peut manquer de la produire nécessairement, il s’ensuit aussi que vouloir particulièrement ceci ou cela [2], affirmer ou nier particulièrement d’une chose ceci ou cela, que ces opérations, dis-je, doivent provenir de quelque cause extérieure, comme aussi que, d’après la définition que nous avons donnée de la cause, cette cause ne peut être libre.

(4) Cela pourra ne pas satisfaire certains, habitués à occuper leur Entendement plus des êtres de Raison que des choses particulières qui existent réellement dans la Nature, ensuite de quoi ils les considèrent non plus comme des êtres de Raison, mais comme des êtres réels. Car l’homme ayant tantôt cette volonté-ci, tantôt celle-là, il en fait dans son âme un mode général qu’il appelle Volonté : comme de l’idée de cet homme-ci et de celui-là il fait une Idée de l’homme [3], et, ne distinguant pas assez les êtres réels des êtres de Raison, il arrive qu’il considère les êtres de Raison comme des choses qui existent vraiment dans la Nature et se prend lui-même comme cause de certaines choses, comme il n’est point rare qu’on le fasse dans l’étude de la question dont nous parlons. Car, si l’on demande à quelqu’un : pourquoi l’homme veut-il ceci ou cela ? la réponse sera : parce qu’il a une volonté. Comme cependant la Volonté, ainsi que nous l’avons dit, n’est qu’une idée [générale] de telle ou telle volition et, par suite, uniquement un mode de penser, un être de Raison et non un être réel, rien ne peut aussi être causé par elle, car de rien, rien ne sort. Et je suis aussi d’avis, puisque nous avons montré que la Volonté n’est pas une chose existant dans la Nature, mais seulement une fiction, qu’on n’a pas besoin de demander si elle est libre ou non.

(5) Je ne dis pas cela [seulement] de la Volonté en général que nous avons montré qui est un mode de penser mais de chaque vouloir particulier, lequel vouloir consiste selon quelques-uns à affirmer ou nier [librement] ceci ou cela [****]. Quiconque est attentif seulement à tout ce que nous avons montré, le verra très clairement. Car nous avons dit que le Connaître est une pure passion, c’est-à-dire une perception dans l’âme de l’essence et de l’existence des choses ; de sorte que ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais quelque chose d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d’elle-même.

(6) Quelques-uns n’accorderont peut-être pas cela, parce qu’il leur semble qu’ils peuvent affirmer ou nier d’une chose autre chose que ce qu’ils ont d’elle dans la conscience ; cela provient de ce qu’ils n’ont aucune idée de la notion que l’âme a de la chose sans les mots ou en dehors des mots. Il est bien vrai (quand il existe des raisons pour nous y pousser) que nous pouvons donner à d’autres par des mots ou d’autres moyens une notion de la chose autre que la conscience que nous avons d’elle ; mais nous ne ferons cependant ni par des mots ni par aucun autre moyen que nous sentions à l’égard des choses autrement que nous ne sentons ; cela est impossible, comme il est clair pour tous ceux qui, en dehors de l’usage des mots ou d’autres signes expressifs, ont pris garde une fois à leur Entendement seul.

(7) Quelques-uns pourront objecter cependant : si ce n’est pas nous qui affirmons ou nions, mais la chose seule qui en nous nie ou affirme d’elle-même, rien ne peut être affirmé ou nié que ce qui s’accorde avec la chose ; et, par suite, il ne peut y avoir de fausseté ; car la fausseté, avons-nous dit, consiste en ce que quelque chose est nié ou affirmé de la chose qui ne s’accorde pas avec elle, c’est-à-dire que la chose n’affirme pas ou ne nie pas d’elle-même. Mais j’estime qu’en étant seulement bien attentifs a ce que nous avons dit de la Vérité et de la Fausseté, nous verrons qu’il a déjà été suffisamment répondu à cette objection. Nous avons dit en effet que l’objet est cause de ce qui, vrai ou faux, est affirmé ou nié de lui ; la fausseté consistant, quand nous avons perçu quelque-chose qui venait de l’objet, à nous imaginer (bien que nous n’en ayons perçu qu’une petite partie) que l’objet dans sa totalité affirme ou nie de lui ce que nous en avons perçu ; et cela a lieu surtout dans des âmes faibles qui, dès qu’elles ont subi une action légère de l’objet, donnent très aisément accueil à un mode ou une Idée, en dehors de quoi il n’y a plus en elles ni affirmation ni négation.

(8) On pourrait enfin nous objecter encore qu’il y a beaucoup de choses que nous voulons et ne voulons pas, comme, par exemple, affirmer ou ne pas affirmer quelque chose d’une chose, dire la vérité et ne pas la dire, etc.. Cela vient de ce qu’on ne distingue pas assez le Désir de la Volonté ; car la Volonté, pour qui admettent la Volonté, est seulement l’œuvre de l’esprit [*****] par laquelle nous affirmons ou nions quelque chose d’une chose sans avoir égard au bien ni au mal ; le Désir, par contre, est une forme qui a pour objet dans l’âme la poursuite ou l’accomplissement d’une chose en ayant égard au bien et au mal qu’on voit en elle. De sorte que le Désir est aussi en nous après que nous avons affirmé ou nié quelque chose d’une chose, savoir : après que nous avons éprouvé ou affirmé qu’une chose est bonne, - en quoi, selon leur dire, consiste la Volonté, - alors seulement vient le désir ou l’inclination à poursuivre cette chose [******]. Ainsi, selon leur propre langage, la Volonté peut bien exister sans le Désir, mais non le Désir sans la Volonté qui doit l’avoir précédé.

(9) Toutes les actions dont nous avons parlé ci-dessus, attendu qu’elles sont accomplies pour cette raison qu’une chose paraît bonne, ou évitées pour cette raison qu’elle paraît mauvaise, ne peuvent être comprises que dans les inclinations qu’on nomme désirs, et non autrement que d’une façon tout à fait impropre sous la dénomination de Volonté.



[1La volonté donc, prise comme Affirmation ou Décision, est distincte de la Croyance Droite en ce qu’elle s’étend aussi à ce qui n’est pas vraiment bon ; et cela parce que la conviction n’est pas de telle sorte qu’on voie clairement qu’il ne peut pas en être autrement ; comme il arrive toujours et doit nécessairement arriver dans la croyance droite, puisque d’elle ne peut naître que le bon désir.
Elle diffère de l’Opinion en ce que parfois elle peut bien aussi être certaine et infaillible ; ce qui n’a pas lieu dans l’Opinion qui consiste à conjecturer et à tenir pour probable.
De façon qu’on pourrait l’appeler une Croyance en tant qu’elle peut être ainsi certaine et une opinion en tant qu’elle est sujette à l’erreur.

[2Il est certain que le vouloir particulier doit avoir une cause extérieure par laquelle il est ; car, puisque à son essence n’appartient pas l’existence, il doit être nécessairement par l’existence de quelque autre chose.
Il y en a qui disent : la cause efficiente d’un vouloir particulier n’est pas une Idée mais la Volonté même dans l’homme, et l’Entendement est une cause sans laquelle la volonté ne peut rien* ; et ainsi la Volonté prise sans détermination comme aussi l’Entendement ne sont pas des êtres de Raison, mais des êtres réels. En ce qui me concerne, quand je les considère attentivement, ils me semblent être des notions générales, et je ne puis leur attribuer aucune réalité. Supposons qu’il en soit comme ils le disent ; il faut avouer alors que la Volition est un mode de la Volonté, et que les Idées sont des modes de l’Entendement ; d’où suit nécessairement, puisque la substance, et non le mode, est modifiée, que l’Entendement et la Volonté sont des substances différentes et réellement distinctes. Si l’on dit alors que l’âme gouverne ces deux substances, c’est donc qu’il y a une troisième substance ; et tout cela rend les choses si confuses qu’il est impossible de s’en faire une idée claire et distincte. Car, puisque l’idée n’est pas dans la Volonté, mais dans l’entendement, en vertu de cette maxime qu’un mode d’une substance ne peut passer dans un autre, il ne peut naître aucun amour dans la Volonté : car il y a d’inextricables contradictions à ce que l’on puisse vouloir ce dont il n’existe aucune idée dans le pouvoir qui veut.
Dira-t-on que la Volonté, à cause de son union avec l’Entendement, perçoit aussi ce que conçoit l’Entendement et l’aime en conséquence ; [B : nous objectons qu’] une perception étant encore une idée, c’est donc aussi un mode de l’Entendement et que ce mode ne peut, d’après ce qui précède, se trouver dans la Volonté, quand bien même il y aurait une union telle que celle de l’âme et du corps. Car admettons que l’âme soit unie au corps comme l’enseignent habituellement les philosophes, encore le corps ne sent-il pas et l’âme n’est-elle pas étendue. Autrement une chimère dans laquelle nous réunissons par la pensée deux substances pourrait devenir une chose une, ce qui est faux**. Et si l’on dit que l’âme gouverne à la fois l’Entendement et la Volonté, cela n’est pas seulement impossible à concevoir, mais est contradictoire puisqu’en parlant ainsi on semble nier que la Volonté soit libre.
Et pour terminer ici, car je n’ai pas envie d’ajouter tout ce que j’ai à dire contre l’affirmation d’une substance finie créée, je montrerai seulement en bref que la Liberté de la Volonté ne s’accorde pas du tout avec une création continuée [B : comme celle qu’ils admettent], à savoir : qu’une même activité est requise en Dieu pour maintenir dans l’existence que pour créer, parce qu’autrement une chose ne pourrait pas subsister un instant ; s’il en est ainsi il ne faut parler de liberté au sujet d’aucune chose. On doit dire que Dieu l’a créée telle qu’elle est ; car, si elle n’a aucun pouvoir de se conserver aussi longtemps qu’elle est, encore bien moins peut-elle produire d’elle-même quelque chose. Si l’on disait que l’âme produit la volition d’elle-même, je demanderais : par quelle force ? non par celle qui a été, car celle-là n’est plus ; ni par celle qu’elle a maintenant, car elle n’en a absolument aucune, par où elle puisse subsister ou durer le plus petit instant puisqu’elle est continûment créée. N’y ayant donc aucune chose qui puisse avoir aucune force pour se conserver ou pour produire quelque chose, aucune conclusion n’est possible, sinon que Dieu seul est et doit être cause efficiente de toutes choses et que toutes les volitions sont déterminées par lui.
* Je traduis le texte donné par van Vloten et Land d’après le manuscrit A (laissant seulement de côté les mots mis entre crochets qui rendent le phrase inintelligible). Je serais cependant fort tenté d’admettre la correction de W. Meijer qui lit : het verstand een oorzaak zonder welke de Idea (au lieu de de wil) niet en zijn (mots ajoutés) kan, en français : l’entendement est une cause sans laquelle l’idée ne peut être. Cette correction me paraît plus satisfaisante que celle que propose Sigwart qui, d’ailleurs, admet la possibilité d’interpréter le passage, comme le fait Meijer. Spinoza réfute ici ceux qui font de la volonté la cause des volitions particulières et ce sont les mêmes qui font de l’entendement la cause des idées.
** Cette phrase, mise entre crochets par van Vloten et Land, ne se trouve que dans A.

[3Toute cette partie de la phrase depuis : car l’homme, etc., mise entre crochets par van Vloten et Land ne se trouve que dans A.

[****Je suis la leçon donnée dans le texte par van Vloten et Land (leçon du manuscrit A) ; Sigwart la rejette et la remplace par la leçon de B : Pour saisir maintenant si, quand nous voulons ceci ou cela, c’est-à-dire, affirmons ceci ou cela, nous sommes libres vraiment ou ne le sommes pas, nous n’avons qu’à nous rappeler, etc. Les deux mots entre crochets dans ma traduction me paraissent pouvoir être sous-entendus sans trop de peine.

[*****Verstand dans le texte ; il paraît difficile de traduire par entendement.

[******Je suis dans ce passage la leçon donnée par van Vloten et Land dans le texte, c’est-à-dire celle du manuscrit A. Celle du manuscrit B. assez différente, ne me parait pas s’accorder avec ce qui précède. Toutefois, j’ai dû, pour la clarté, me permettre une légère rectification.

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