EIV - Préface

  • 23 mai 2004

J’appelle Servitude l’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affections ; soumis aux affections, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, d’expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les affections. Avant de commencer, toutefois, il convient de présenter quelques observations préliminaires sur la perfection et l’imperfection et sur le bien et le mal.

Qui a résolu de faire une chose et l’a parfaite, son œuvre est parfaite, non seulement à l’en croire, mais au jugement de quiconque sait droitement ou croit savoir la pensée de l’Auteur et son but. Si, par exemple, on voit une œuvre (que je suppose n’être pas achevée) et si l’on sait que le but de l’Auteur est d’édifier une maison, on dira que la maison est imparfaite, et parfaite au contraire sitôt qu’on la verra portée au point d’achèvement que son Auteur avait résolu de lui faire atteindre. Mais, si l’on voit une œuvre sans avoir jamais vu rien de semblable et qu’on ignore la pensée de l’artisan, certes on ne pourra savoir si elle est parfaite ou imparfaite. Telle paraît être la première signification de ces vocables. Quand, toutefois, les hommes eurent commencé de former des idées générales et de se représenter par la pensée des modèles de maisons, d’édifices, de tours, etc., comme aussi de préférer certains modèles à d’autres, il est advenu que chacun appela parfait ce qu’il voyait s’accorder avec l’idée générale formée par lui des choses de même sorte, et imparfait au contraire ce qu’il voyait qui était moins conforme au modèle conçu par lui, encore que l’artisan eût entièrement exécuté son propre dessein. Il ne paraît pas qu’il y ait d’autre raison pourquoi l’on nomme parfaites ou imparfaites les choses de la nature, c’est-à-dire non faites par la main de l’homme ; les hommes, en effet, ont accoutumé de former tant des choses naturelles que des produits de leur art propre, des idées générales, qu’ils tiennent pour des modèles ; ils croient que la Nature y a égard (suivant leur opinion elle n’agit jamais que pour une fin) et se les propose comme modèles. Lors donc qu’ils voient se faire, dans la Nature, quelque chose de peu conforme au modèle par eux conçu pour une chose de même sorte, ils croient que la Nature elle-même s’est trouvée en défaut ou a péché, et qu’elle a laissé imparfaite son œuvre. Ainsi voyons-nous les hommes appeler coutumièrement parfaites ou imparfaites les choses naturelles, plus en vertu d’un préjugé que par une vraie connaissance de ces choses. Nous l’avons montré en effet dans l’Appendice de la Première Partie, la Nature n’agit pas pour une fin ; cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi, nous l’avons fait voir (Prop. 16, p. I), par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi il existe est une et toujours la même. N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe, ni fin. (Ce qu’on appelle cause finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exempte, nous disons que l’habitation a été la cause finale de tette ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. Pour ce qu’on dit vulgairement, que la Nature est en défaut ou pèche parfois et produit des choses imparfaites, je le range au nombre des propos que j’ai examinés dans l’Appendice de la Première Partie. La perfection donc et l’imperfection ne sont en réalité que des modes de penser, je veux dire des notions que nous avons accoutumé de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre ; à cause de quoi, j’ai dit plus haut (Défin. 6, p. II) que par perfection et réalité j’entendais la même chose. Nous avons coutume en effet de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique appelé généralissime, autrement dit, à la notion de l’Être qui appartient à tous les individus de la Nature absolument. En tant donc que nous ramenons les individus de la Nature à ce genre et les comparons entre eux, et dans la mesure où nous trouvons que les uns ont plus d’entité ou de réalité que les autres, nous disons qu’ils sont plus parfaits les uns que les autres, et en tant que nous leur attribuons quelque chose qui, telle une limite, une fin, une impuissance, enveloppe une négation, nous les appelons imparfaits, parce qu’ils n’affectent pas notre Âme pareillement à ceux que nous appelons parfaits, et non parce qu’il leur manque quelque chose qui leur appartienne ou que la Nature ait péché. Rien en effet n’appartient à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente arrive nécessairement.

Quant au bon et au mauvais, ils n’indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être dans le même temps bonne et mauvaise et aussi indifférente, Par exemple la Musique est bonne pour le Mélancolique, mauvaise pour l’Affligé ; pour le Sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Bien qu’il en soit ainsi, cependant il nous faut conserver ces vocables. Désirant en effet former une idée de l’homme qui soit, comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux, il nous sera utile de conserver ces vocables dans le sens que j’ai dit. J’entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits, suivant qu’ils se rapprocheront plus ou moins de ce même modèle. Il faut l’observer avant tout en effet, si je dis que quelqu’un passe d’une moindre à une plus grande perfection, ou inversement, je n’entends point par là que d’une essence ou forme il se mue en une autre. Un cheval, par exemple, est détruit aussi bien s’il se mue en homme que s’il se mue en insecte ; c’est sa puissance d’agir, en tant qu’elle est ce qu’on entend par sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée. Par perfection en général enfin j’entendrai, comme je l’ai dit, la réalité, c’est-à-dire l’essence d’une chose quelconque en tant qu’elle existe et produit quelque effet en une certaine manière, n’ayant nul égard à sa durée. Nulle chose singu­lière en effet ne peut être dite plus parfaite, pour la raison qu’elle a persévéré plus longtemps dans l’existence ; car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l’essence des choses n’enveloppe aucun temps certain et déterminé d’existence, mais une chose quelconque, qu’elle soit plus ou moins parfaite, pourra persévérer toujours dans l’existence avec la même force par quoi elle a commencé d’exister, de sorte que toutes sont égales en cela. [*]


Humanam impotentiam in moderandis et coercendis affectibus servitutem voco ; homo enim affectibus obnoxius sui juris non est sed fortunæ in cujus potestate ita est ut sæpe coactus sit quanquam meliora sibi videat, deteriora tamen sequi. Hujus rei causam et quid præterea affectus boni vel mali habent, in hac parte demonstrare proposui. Sed antequam incipiam, pauca de perfectione et imperfectione deque bono et malo præfari lubet.
Qui rem aliquam facere constituit eamque perfecit, rem suam perfectam esse non tantum ipse sed etiam unusquisque qui mentem auctoris illius operis et scopum recte noverit aut se novisse crediderit, dicet. Exempli gratia si quis aliquod opus (quod suppono nondum esse peractum) viderit noveritque scopum auctoris illius operis esse domum ædificare, is domum imperfectam esse dicet et contra perfectam simulatque opus ad finem quem ejus auctor eidem dare constituerat, perductum viderit. Verum si quis opus aliquod videt cujus simile nunquam viderat nec mentem opificis novit, is sane scire non poterit opusne illud perfectum an imperfectum sit. Atque hæc videtur prima fuisse horum vocabulorum significatio. Sed postquam homines ideas universales formare et domuum, ædificiorum, turrium etc. exemplaria excogitare et alia rerum exemplaria aliis præferre inceperunt, factum est ut unusquisque id perfectum vocaret quod cum universali idea quam ejusmodi rei formaverat, videret convenire et id contra imperfectum quod cum concepto suo exemplari minus convenire videret quanquam ex opificis sententia consummatum plane esset. Nec alia videtur esse ratio cur res naturales etiam quæ scilicet humana manu non sunt factæ, perfectas aut imperfectas vulgo appellent ; solent namque homines tam rerum naturalium quam artificialium ideas formare universales quas rerum veluti exemplaria habent et quas naturam (quam nihil nisi alicujus finis causa agere existimant) intueri credunt sibique exemplaria proponere. Cum itaque aliquid in natura fieri vident quod cum concepto exemplari quod rei ejusmodi habent, minus convenit, ipsam naturam tum defecisse vel peccavisse remque illam imperfectam reliquisse credunt. Videmus itaque homines consuevisse res naturales perfectas aut imperfectas vocare magis ex præjudicio quam ex earum vera cognitione. Ostendimus enim in primæ partis appendice Naturam propter finem non agere ; æternum namque illud et infinitum Ens quod Deum seu Naturam appellamus, eadem qua existit necessitate agit. Ex qua enim naturæ necessitate existit, ex eadem ipsum agere ostendimus (propositione 16 partis I). Ratio igitur seu causa cur Deus seu Natura agit et cur existit una eademque est. Ut ergo nullius finis causa existit, nullius etiam finis causa agit sed ut existendi, sic et agendi principium vel finem habet nullum. Causa autem quæ finalis dicitur, nihil est præter ipsum humanum appetitum quatenus is alicujus rei veluti principium seu causa primaria consideratur. Exempli gratia cum dicimus habitationem causam fuisse finalem hujus aut illius domus, nihil tum sane intelligimus aliud quam quod homo ex eo quod vitæ domesticæ commoda imaginatus est, appetitum habuit ædificandi domum. Quare habitatio quatenus ut finalis causa consideratur, nihil est præter hunc singularem appetitum qui revera causa est efficiens quæ ut prima consideratur quia homines suorum appetituum causas communiter ignorant. Sunt namque ut jam sæpe dixi suarum quidem actionum et appetituum conscii sed ignari causarum a quibus ad aliquid appetendum determinantur. Quod præterea vulgo aiunt Naturam aliquando deficere vel peccare resque imperfectas producere, inter commenta numero de quibus in appendice partis primæ egi. Perfectio igitur et imperfectio revera modi solummodo cogitandi sunt nempe notiones quas fingere solemus ex eo quod ejusdem speciei aut generis individua ad invicem comparamus et hac de causa supra (definitione 6 partis II) dixi me per realitatem et perfectionem idem intelligere ; solemus enim omnia Naturæ individua ad unum genus quod generalissimum appellatur, revocare nempe ad notionem entis quæ ad omnia absolute Naturæ individua pertinet. Quatenus itaque Naturæ individua ad hoc genus revocamus et ad invicem comparamus et alia plus entitatis seu realitatis quam alia habere comperimus eatenus alia aliis perfectiora esse dicimus et quatenus iisdem aliquid tribuimus quod negationem involvit ut terminus, finis, impotentia etc. eatenus ipsa imperfecta appellamus quia nostram mentem non æque afficiunt ac illa quæ perfecta vocamus et non quod ipsis aliquid quod suum sit, deficiat vel quod Natura peccaverit. Nihil enim naturæ alicujus rei competit nisi id quod ex necessitate naturæ causæ efficientis sequitur et quicquid ex necessitate naturæ causæ efficientis sequitur, id necessario fit.
Bonum et malum quod attinet, nihil etiam positivum in rebus in se scilicet consideratis indicant nec aliud sunt præter cogitandi modos seu notiones quas formamus ex eo quod res ad invicem comparamus. Nam una eademque res potest eodem tempore bona et mala et etiam indifferens esse. Exempli gratia musica bona est melancholico, mala lugenti, surdo autem neque bona neque mala. Verum quamvis se res ita habeat, nobis tamen hæc vocabula retinenda sunt. Nam quia ideam hominis tanquam naturæ humanæ exemplar quod intueamur formare cupimus, nobis ex usu erit hæc eadem vocabula eo quo dixi sensu retinere. Per bonum itaque in sequentibus intelligam id quod certo scimus medium esse ut ad exemplar humanæ naturæ quod nobis proponimus, magis magisque accedamus. Per malum autem id quod certo scimus impedire quominus idem exemplar referamus. Deinde homines perfectiores aut imperfectiores dicemus quatenus ad hoc idem exemplar magis aut minus accedunt. Nam apprime notandum est cum dico aliquem a minore ad majorem perfectionem transire et contra, me non intelligere quod ex una essentia seu forma in aliam mutatur. Equus namque exempli gratia tam destruitur si in hominem quam si in insectum mutetur sed quod ejus agendi potentiam quatenus hæc per ipsius naturam intelligitur, augeri vel minui concipimus. Deinde per perfectionem in genere realitatem uti dixi intelligam hoc est rei cujuscunque essentiam quatenus certo modo existit et operatur nulla ipsius durationis habita ratione. Nam nulla res singularis potest ideo dici perfectior quia plus temporis in existendo perseveravit ; quippe rerum duratio ex earum essentia determinari nequit quandoquidem rerum essentia nullum certum et determinatum existendi tempus involvit sed res quæcunque, sive ea perfectior sit sive minus, eadem vi qua existere incipit, semper in existendo perseverare poterit ita ut omnes hac in re æquales sint.


[*(Saisset :) Ce que j’appelle esclavage, c’est l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses passions. L’homme en effet, quand il est soumis à ses passions, ne se possède plus ; livré à la fortune, il en est dominé à ce point que tout en voyant le mieux il est souvent forcé de faire le pire. J’ai dessein d’exposer dans cette quatrième partie la cause de cet esclavage, et de dire aussi ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans les passions. Mais avant d’entrer en matière, il convient de dire quelques mots sur la perfection et l’imperfection, ainsi que sur le bien et le mal.
Celui qui après avoir résolu de faire un certain ouvrage est parvenu à l’accomplir, à le parfaire, dira que son ouvrage est parfait, et quiconque connaît ou croit connaître l’intention de l’auteur et l’objet qu’il se proposait dira exactement comme lui. Par exemple, si une personne vient à voir quelque construction (et je la suppose inachevée) et qu’elle sache que l’intention de l’architecte a été de bâtir une maison, elle dira que cette maison est imparfaite ; elle l’appellera parfaite, au contraire, aussitôt qu’elle reconnaîtra que l’ouvrage a été conduit jusqu’au point où il remplit la destination qu’on lui voulait donner. Admettez maintenant que cette personne ait devant les yeux un ouvrage tel qu’elle n’en a jamais vu de semblable et qu’elle ne connaisse pas l’intention de l’ouvrier ; elle ne pourra dire si cet ouvrage est achevé ou inachevé, parfait ou imparfait. Voilà quelle a été, à ce qu’il semble, la première signification de ces mots. Mais quand les hommes ont commencé à se former des idées universelles, à concevoir des types divers de maisons, d’édifices, de tours, etc., et à mettre certains types au-dessus des autres, il est arrivé que chacun a donné à un ouvrage le nom de parfait, quand il lui a paru conforme à l’idée universelle qu’il s’était formée, et celui d’imparfait, au contraire, quand il ne lui a pas paru complètement conforme à l’exemplaire qu’il avait conçu ; et cela, bien que cet ouvrage fût aux yeux de l’auteur parfaitement accompli. Telle est, à n’en pas douter, la raison qui explique pourquoi l’on donne communément le nom de parfaites ou d’imparfaites aux choses de la nature, lesquelles ne sont pourtant pas l’ouvrage de la main des hommes. Car les hommes ont coutume de se former des idées universelles tant des choses de la nature que de celles de l’art, et ces idées deviennent pour eux comme les modèles des choses. Or, comme ils sont persuadés d’ailleurs que la nature ne fait rien que pour une certaine fin, ils s’imaginent qu’elle contemple ces modèles et les imite dans ses ouvrages. C’est pourquoi, quand ils voient un être se former dans la nature, qui ne cadre pas avec l’exemplaire idéal qu’ils ont conçu d’un être semblable, ils croient que la nature a été en défaut, qu’elle a manqué son ouvrage, qu’elle l’a laissé imparfait. Nous voyons donc que l’habitude où sont les hommes de donner aux choses le nom de parfaites ou d’imparfaites est fondée sur un préjugé plutôt que sur une vraie connaissance de la nature. Nous avons montré, en effet, dans l’appendice de la première partie, que la nature n’agit jamais pour une fin. Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir (Propos. 16, part. 1). La raison donc ou la cause par laquelle il agit, et par laquelle il existe, est donc une seule et même raison, une seule et même cause. Or, comme il n’existe pas à cause d’une certaine fin, ce n’est pas non plus pour une fin qu’il agit. Il est lui-même le principe de l’action comme il est celui de l’existence, et n’a rien à voir avec aucune fin. Cette espèce de cause, qu’on appelle finale, n’est rien autre chose que l’appétit humain, en tant qu’on le considère comme le principe ou la cause principale d’une certaine chose. Par exemple, quand nous disons que la cause finale d’une maison c’est de se loger, nous n’entendons rien de plus par là sinon que l’homme, s’étant représenté les avantages de la vie domestique, a eu le désir de bâtir une maison. Ainsi donc cette cause finale n’est rien de plus que le désir particulier qu’on vient de dire, lequel est vraiment la cause efficiente de la maison ; et cette cause est pour les hommes la cause première, parce qu’ils sont dans une ignorance commune des causes de leurs appétits. Ils ont bien conscience, en effet, comme je l’ai souvent répété, de leurs actions et de leurs désirs, mais ils ne connaissent pas les causes qui les déterminent à désirer telle ou telle chose.
Quant à cette pensée du vulgaire, que la nature est quelquefois en défaut, qu’elle manque son ouvrage et produit des choses imparfaites, je la mets au nombre de ces chimères dont j’ai traité dans l’appendice de la première partie. Ainsi donc la perfection et l’imperfection ne sont véritablement que des façons de penser, des notions que nous sommes accoutumés à nous faire en comparant les uns aux autres les individus d’une même espèce ou d’un même genre, et c’est pour cela que j’ai dit plus haut (Déf. 6, part. 2) que réalités et perfection étaient pour moi la même chose. Nous sommes habitués en effet à rapporter tous les individus de la nature à un seul genre, auquel on donne le nom de généralissime, savoir, la notion de l’être qui embrasse d’une manière absolue tous les individus de la nature. Quand donc nous rapportons les individus de la nature à ce genre unique, et qu’en les comparant les uns aux autres nous reconnaissons que ceux-ci ont plus d’entité ou de réalité que ceux-là, nous disons qu’ils ont plus de perfection ; et quand nous attribuons à certains individus quelque chose qui implique une négation, comme une limite, un terme, une certaine impuissance, etc., nous les appelons imparfaits, par cette seule raison qu’ils n’affectent pas notre âme de la même manière que ceux que nous nommons parfaits ; et ce n’est point à dire pour cela qu’il leur manque quelque chose qui soit compris dans leur nature, ou que la nature ait manqué son ouvrage. Rien en effet ne convient à la nature d’une chose que ce qui résulte nécessairement de la nature de sa cause efficiente, et tout ce qui résulte nécessairement de la nature d’une cause efficiente se produit nécessairement.
Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses. Une seule et même chose en effet peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancolique qui se lamente sur ses maux ; pour un sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins de ce même modèle. Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. Ainsi donc, en général, j’entendrai par perfection d’une chose sa réalité ; en d’autres termes, son essence en tant que cette chose existe et agit d’une manière déterminée. Car on ne peut pas dire d’une chose qu’elle soit plus parfaite qu’une autre parce qu’elle persévère pendant plus longtemps dans l’existence. La durée des choses, en effet, ne peut se déterminer d’après leur essence ; l’essence des choses n’enveloppe aucune durée fixe et déterminée ; mais chaque chose, qu’elle soit plus parfaite ou qu’elle le soit moins, tend à persévérer dans l’être avec la même force par laquelle elle a commencé d’exister ; de façon que sous ce point de vue toutes choses sont égales.

Dans la même rubrique

EIV - Définition 1

EIV - Préface (voyez la remarque suivant la définition 2).
J’entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile.
Per (...)

EIV - Définition 2

EIV - Préface.
J’entendrai par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions un bien.
(Sur les (...)

EIV - Définition 3

J’appelle les choses singulières contingentes, en tant qu’ayant égard à leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur (...)

EIV - Définition 4

EI - Proposition 33 - scolie 1.
J’appelle les mêmes choses singulières possibles, en tant qu’ayant égard aux causes par où elles doivent (...)

EIV - Définition 5

J’entendrai dans ce qui suit par affections contraires celles qui traînent l’homme dans des directions différentes, même si elles sont du même (...)

EIV - Définition 6

EIII - Proposition 18 - scolie 1 et EIII - Proposition 18 - scolie 2.
J’ai expliqué dans les Scolies 1 et 2 de Proposition 18, Partie III, (...)

EIV - Définition 7

EIV - Définition 6
Par fin pour laquelle nous faisons quelque chose j’entends l’appétit. [*]
EIV - Définition 8
Per finem cujus causa (...)

EIV - Définition 8

EIII - Proposition 7.
Par vertu et puissance j’entends la même chose ; c’est-à-dire (Prop. 7, p. III) la vertu, en tant qu’elle se rapporte (...)

EIV - Axiome

Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulière qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, si une chose (...)