"L’éternité des âmes dans la philosophie de Spinoza", par Victor Brochard

Les historiens ne sont pas d’accord sur le sens et la portée qu’il convient d’attribuer à la doctrine de l’éternité des âmes exposée dans la seconde moitié de la cinquième partie de l’Éthique. Qu’il ne s’agisse pas de l’immortalité au sens vulgaire du mot, c’est ce qui est attesté expressément dans le texte même de la Proposition XXI, où la mémoire et l’imagination sont considérées comme liées à la vie présente. D’ailleurs il est indubitable que l’existence de l’âme dans son rapport à la durée cesse avec celle du corps. L’éternité de l’âme affirmée par Spinoza est attribuée uniquement à l’essence, et, dans toute cette dernière partie de l’Éthique, c’est uniquement de l’essence opposée à l’existence qu’il est question. Mais cette éternité de l’essence, comment faut-il l’entendre ? On peut être à première vue tenté de croire qu’il s’agit d’une éternité tout impersonnelle, plus ou moins analogue à celle qu’Aristote attribue à l’intellect actif qui vient éclairer quelque temps l’âme humaine sans cesser d’appartenir à la divinité, ou encore comme l’étincelle de feu divin qui, selon les Stoïciens, éclaire un instant l’âme humaine, et, à la mort du corps, se réunit au feu universel. On peut aussi être tenté de croire que cette essence éternelle, opposée à l’existence dans la durée, se réduit en fin de compte à une pure possibilité. Cependant un examen attentif montre qu’on aurait tort de s’arrêter à ces deux interprétations. C’est ce que nous allons essayer de montrer rapidement avant de chercher quels rapports existent entre la théorie de Spinoza et celle des philosophes anciens qui ont affirmé avant lui la doctrine de l’immortalité ou de l’éternité des âmes.

Tout d’abord la composition même de l’ouvrage nous indique qu’il s’agit bien, dans la seconde moitié du cinquième livre, d’une éternité individuelle et personnelle. En effet, la première moitié, jusqu’à la Proposition XX, traite du bonheur de l’homme dans la vie présente, et il s’agit bien évidemment alors de la félicité de chaque homme en particulier. La seconde moitié traite de la béatitude dans la vie éternelle. Comment croire qu’il ne s’agisse pas encore du sort réservé au même être, c’est-à-dire à l’individu et à la personne, tels qu’ils apparaissent dans la vie présente ? – Au surplus, des expressions comme celle de béatitude et plus encore celle de salut, ou celle de gloire, empruntée à l’Écriture (Prop. XXXVI, scholie), ne peuvent évidemment s’appliquer qu’à un mode de réalité où l’individu subsiste et conserve la conscience de son être. Enfin la célèbre Proposition XLI, l’avant-dernière de l’Éthique : Alors même que nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, en un mot tout ce qui se rapporte, ainsi qu’on l’a montré dans la quatrième partie, à l’intrépidité et la générosité de l’âme, se rattache évidemment à la première moitié qu’elle rejoint en quelque sorte par-dessus la seconde, et il est bien clair qu’ici, comme dans la Proposition XLII, c’est de la perfection et de la béatitude individuelles qu’il est question.

En outre la célèbre formule employée par Spinoza (Prop. XXIII, scholie) : « Sentimus experimurque nos aeternos esse » n’atteste-t-elle pas jusqu’à l’évidence que l’éternité dont il s’agit est celle du Moi d’un être individuel qui constate par une expérience consciente son éternité ? Le rapprochement établi entre ce mode de connaissance et l’expérience, quoi qu’on ne doive pas le confondre avec cette dernière puisque, dit Spinoza, ce sont les démonstrations qui sont les yeux de l’âme, prouve tout au moins l’intention de l’auteur de montrer une analogie entre cette connaissance et l’intuition empirique. Or, dans l’expérience, la connaissance que nous avons de nous-mêmes est évidemment celle d’un être déterminé.

C’est ce que confirme d’ailleurs de la façon la plus évidente le fait que la connaissance de l’essence éternelle est du troisième genre. C’est le propre de cette connaissance, en effet, de porter toujours sur des objets particuliers et individuels. Elle se distingue précisément par là de la connaissance du deuxième genre qui n’a pour objet que des notions communes ou universelles. On peut s’en assurer en se reportant à la définition de la connaissance du troisième genre qui porte toujours sur une essence particulière affirmative (Éthique, II, Prop. XL, scholie), et surtout à ce passage du scholie de la Prop. XXXVI, partie V : « J’ai pensé qu’il était à propos de faire ici cette remarque afin de montrer par cet exemple combien la connaissance des choses particulières que j’ai appelée intuitive ou du troisième genre est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j’ai appelée du deuxième genre ; car, bien que j’aie montré dans la première partie d’une manière générale que toutes choses, et par conséquent aussi l’âme humaine, dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu’elle soit, frappe cependant notre âme beaucoup moins qu’une preuve tirée de l’essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la même conclusion ».

S’il en est ainsi, il faut de toute nécessité que cette essence éternelle de l’âme, chacune de ces idées de Dieu qui constituent l’essence individuelle de chaque âme soit accompagnée de conscience, et une telle conception ne laisse pas de nous paraître assez singulière. Elle est cependant nettement affirmée par Spinoza. Ainsi, dans la Prop. XXX, nous trouvons les expressions : « Mens nostra, quatenus se et corpus sub aeternitatis specie cognoscit ». Et l’on ne peut supposer que ce soit sans intention qu’il ait à plusieurs reprises, dans cette dernière partie de l’Éthique, employé le mot « conscience de soi ». Ainsi : « Quo igitur unusquisque hoc cognitionis genere plus pollet, eo melius sui et Dei conscius est » (Prop. XXXI, scholie), ou encore : « Si ad hominem communem opinionem attendamus, videbimus, eos suae Mentis aeternitatis esse quidem conscios » (Prop. XXXIV, scholie). Et remarquons en passant que, d’après ce dernier texte, l’éternité ou l’immortalité n’est pas, selon Spinoza, le privilège d’une élite, mais appartient en commun à tous (Cf. Prop. XXXIX, scholie). Il s’agit donc d’une conscience distincte de la conscience empirique, d’une conscience rationnelle qui n’a pas besoin de mémoire ni d’imagination parce que son objet lui est toujours et éternellement présent. Vraisemblablement Spinoza n’a jamais admis qu’une connaissance pût exister à quelque degré que ce soit sans être accompagnée de conscience. Il n’y a pas pour lui d’intelligible sans intelligence, et c’est ainsi que dans la Proposition VII, partie II, scholie, il loue quelques Hébreux d’avoir entrevu comme à travers un nuage cette vérité dont nous montrerons bientôt l’origine.

S’il en est ainsi, si chacune des idées de Dieu qui constituent l’essence éternelle de chacune de nos âmes est une pensée accompagnée de conscience de soi, il est clair que l’essence de l’âme ne peut se réduire à une simple possibilité. Elle est réellement active et vivante, éternellement présente à elle-même. Il est d’ailleurs inutile d’insister sur ce point, puisque nous avons l’affirmation même de Spinoza dans le passage si curieux du scholie de la Proposition XXIX [1] : « Res duobus modis a nobis ut actuales concipiuntur : vel quatenus easdem cum relatione ad certum tempus et locum existere, vel quatenus ipsas in Deo contineri, et ex naturae divinae necessitate consequi concipimus. Quae autem hoc secundo modo ut verae seu reales concipiuntur, eas sub aeternitatis specie concipimus ». Il y a ainsi pour Spinoza deux mondes distincts, le monde des essences et celui des existences, et tous deux sont aussi vrais ou réels l’un que l’autre, quoique d’une manière différente, l’un procédant immédiatement des attributs de Dieu, l’autre soumis à la loi du temps. Nous n’avons pas à examiner ici la difficile question de savoir quels rapports existent entre ces deux mondes, et comment l’un participe de l’autre (Cf. sur ce point Busse, Ueber die Bedeutung der Begriffe « essentia » und « existentia » bei Spinoza. – Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, Leipzig, 1886), il suffit à notre objet de constater qu’ils sont tous deux en acte.

Remarquons seulement que, dans cette sorte de monde intelligible où chaque âme est considérée dans son rapport de dépendance avec Dieu, elle ne cesse pas d’exprimer, non pas, il est vrai, l’existence, mais l’essence du corps auquel elle est liée. Exprimant toujours un corps particulier, elle est toujours particulière. C’est ce qui nous est dit expressément dans la Proposition XXII : « In Deo necessario datur idea, quae hujus et illius corporis humani essentiam sub aeternitatis specie exprimit ». Il ne faut pas non plus que cette expression « idée de Dieu », par laquelle Spinoza désigne l’essence éternelle de chaque âme humaine, nous fasse illusion. On doit sans doute étendre a fortiori aux idées de Dieu ce que Spinoza dit à plusieurs reprises des idées humaines, qu’elles ne sont pas des peintures muettes sur un tableau. Elles sont actives et vivantes, et l’intelligence est toujours accompagnée de volonté. Elles sont, pourrait-on dire, des pensées plutôt encore que des idées. De quelque façon qu’on les désigne, elles sont des manières d’être éternelles, comme le dit expressément le philosophe, des modes éternels : « Il résulte de ces principes et tout ensemble de la Prop. XXI, partie I, et de quelques autres, que notre âme, en tant qu’elle est intelligente, est un mode éternel de la pensée, lequel est déterminé par un autre mode éternel de la pensée, et celle-ci par un troisième, et ainsi à l’infini : de telle façon que tous ces modes pris ensemble constituent l’entendement éternel et infini de Dieu » (Prop. XL, partie V, scholie).

Telle étant la doctrine de Spinoza, il n’est pas sans intérêt de se demander si elle a eu des antécédents, et surtout quels rapports il y a entre elle et les théories des anciens sur l’immortalité de l’âme. Qu’il y ait une parenté étroite entre la formule de Spinoza : « Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels » et le passage d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177, B, 31 : ou chrè ... anthraupina phronein onta oudè thnèta ton thnèton all’ oson endechetai athanatizein, c’est ce que personne ne pourra contester sérieusement, et, quel que soit le nombre des intermédiaires qu’on puisse être amené à intercaler entre les deux philosophes, on ne saurait attribuer une telle rencontre sur un point de cette importance à un simple hasard. M. Hamelin, dans sa très belle étude Sur une des origines du Spinozisme (Année philosophique, 1900), a très justement mis en lumière les liens beaucoup plus étroits qu’on ne le suppose d’ordinaire qui rattachent le spinozisme à la philosophie grecque. Il établit victorieusement que, sur nombre de questions, et notamment sur celle qui nous occupe, Spinoza a subi l’influence du péripatétisme alexandrin. Sans contester, en aucune façon la thèse soutenue par le savant historien en ce qu’elle a d’essentiel, je ne puis m’empêcher de remarquer que, si la doctrine de Spinoza présente avec celle d’Aristote de remarquables ressemblances, il y a aussi des différences très importantes.

Il est parfaitement vrai, comme M. Hamelin l’a montré le premier, que la définition de l’âme chez Aristote présente une certaine analogie avec celle de Spinoza. Dire avec Aristote que l’âme est la forme du corps, étant donné le sens du mot forme dans la philosophie d’Aristote, n’est pas très éloigné de dire que l’âme est l’idée du corps au sens cartésien et spinoziste du mot. « L’âme forme du corps, dit justement M. Hamelin, c’était là comme un moule plus qu’à demi prêt pour y couler, après l’avoir refondue dans le creuset du réalisme, la notion cartésienne de l’âme ». Il est encore très exact de dire que la théorie de l’intellect a passé tout entière d’Aristote à Spinoza : identité de l’intellect avec son objet, et de l’intellect en Dieu et en nous, vie intellective ou vie en Dieu. Toutefois, quand M. Hamelin ajoute : immortalité impersonnelle et partielle, il y a lieu peut-être de faire quelques réserves, si toutefois l’interprétation que nous avons donnée tout à l’heure du spinozisme est exacte. Il en résulte en effet que l’immortalité selon Spinoza est partielle sans doute, quoiqu’en un sens différent de celui d’Aristote, mais non pas impersonnelle. Ce qui chez Aristote est individuel et lié à l’existence du corps, c’est-à-dire l’âme, disparaît avec lui ; le nous pathètichos lui-même est phthartos. Ce qui est immortel n’est pas l’âme, ou au moins c’est une autre espèce d’âme, qui, elle, n’a rien d’individuel ou de personnel : Eoiche psuchès génos eteron einai (De anima, II, ii, 413, B, 25). Il n’y a pas à proprement parler d’immortalité de l’âme chez Aristote. Chez Spinoza, au contraire, et on l’a vu ci-dessus, c’est vraiment l’âme de chacun de nous en tant qu’individuelle qui est éternelle. C’est un point que M. Victor Delbos, dans le chapitre XI, page 193, de son excellent ouvrage sur le Problème moral dans la philosophie de Spinoza, a très exactement mis en lumière. « Il apparaît, dit-il, que la doctrine de Spinoza aspire avant tout à affirmer la vie éternelle de l’individu, et qu’elle transforme ainsi très profondément la théorie aristotélicienne… Nous sommes de toute éternité des Raisons individuelles ». Il y a donc entre Aristote et Spinoza une trop grande distance pour qu’on puisse rattacher directement l’un à l’autre.

On. peut trouver aussi, et c’est encore une juste remarque de M. Hamelin, des analogies entre Spinoza et Platon. Platon aussi distingue la partie immortelle de l’âme de la partie mortelle to thvèton tès psuchès. Mais surtout il parait difficile de contester la ressemblance ou, pour mieux dire, l’identité du monde intelligible de Platon et de ce monde des essences qui, selon Spinoza, est éternellement en acte dans l’entendement divin. Toutefois, ici encore nous trouvons entre les deux philosophes des divergences trop importantes pour nous permettre de dire qu’une des doctrines procède directement de l’autre. Sans parler du nombre des ânes qui est fini, ainsi que Platon le démontre, les âmes selon Platon ne sont pas des idées de Dieu, et ne sont peut-être même pas des idées. Elles sont seulement de même nature que les idées Xuggeneis, et les âmes humaines en particulier, comme on peut le voir par le Timée, sont très loin de la perfection divine. Mais surtout il y a entre le platonisme et le spinozisme deux différences essentielles : d’abord il n’est pas prouvé que le monde intelligible chez Platon soit contenu dans un entendement divin, et c’est même probablement le contraire qui est vrai. En outre, pour Platon, les âmes, au lieu d’être, comme pour Aristote et Spinoza, liées à un corps et individualisées par lui, peuvent indifféremment passer dans les corps les plus divers et les animer successivement.

Si donc il y a, entre Platon et Aristote d’une part et Spinoza de l’autre, un lien de filiation que nous sommes loin de contester, il y a aussi des différences trop essentielles pour qu’il n’y ait pas lieu de supposer une doctrine intermédiaire. Ce moyen terme n’est pas très difficile à découvrir. C’est, croyons-nous, dans la théorie de Plotin qu’on le trouve, et c’est de là qu’il a probablement passé dans les doctrines de Jamblique et de Simplicius, puis dans la philosophie des Syriens et dans cette scolastique arabe dont M. Hamelin a mis en lumière le rôle important.

C’est en effet chez Plotin qu’on trouve pour la première fois cette doctrine que les âmes, avant de descendre dans les corps qu’elles ont façonnés et choisis, existent individuelles et distinctes dans l’Ame universelle. Au chapitre VII de la cinquième Ennéade Plotin se pose expressément cette question : Y a-t-il des Idées des individus ? et il y répond affirmativement. « Il est impossible, dit-il, que des choses différentes aient une même raison. Il ne suffit pas de l’homme en soi pour être le modèle d’hommes qui diffèrent les uns des autres, non seulement par la matière, mais encore par des différences spécifiques, eidichais diaphorais. Ils ne peuvent être comparés aux images de Socrate qui reproduisent leur modèle, archetupon. La production des différences individuelles ne peut provenir que de la différence des raisons ». Et non seulement il y a dans l’âme universelle, sans que d’ailleurs son unité soit rompue, autant d’âmes distinctes qu’il y a ici-bas d’individus, mais de même, dans l’intelligence, il y a autant d’idées distinctes correspondant à toutes ces âmes, l’idée de Socrate, l’idée de Pythagore. Et comme chez Plotin l’identité de l’intelligible et de l’intelligence est partout proclamée, ces Idées sont appelées des Intelligences ou des esprits, oi noei. C’est ce que nous montre le passage suivant (Ennéades, VI, iii, 5) : « Mais, demandera-t-on, comment l’âme universelle peut-elle être à la fois ton âme, l’âme de celui-ci, l’âme de celui-là ? Sera-t-elle l’âme de celui-ci par sa partie inférieure, l’âme de celui-là par sa partie supérieure ? Professer une pareille doctrine ce serait admettre que l’âme de Socrate vivrait tant qu’elle serait dans un corps, tandis qu’elle serait anéantie en allant se perdre dans le sein de l’Ame universelle au moment même où par suite de sa séparation d’avec le corps, elle se trouverait dans ce qu’il y a de meilleur, apoleitai de otan malista génètai en tau apistau. Non, nul des êtres véritables ne périt. Les intelligences elles-mêmes ne se perdent pas là-haut dans l’intelligence divine, parce qu’elles n’y sont pas divisées à la manière des corps, et qu’elles y subsistent chacune avec leur caractère propre, joignant à leur différence cette identité qui constitue l’être » : chachei oi ouch apolountai, oti mè eisi saumatichaus memerismenoi eis en, alla menei echaston en eterotèti echon to auto o estin einai. (Voir le Commentaire de Marsile Ficin.) La doctrine de Plotin apparaît ainsi comme une conciliation entre la théorie des Idées de Platon, et l’affirmation si souvent répétée par Aristote qu’aux individus seuls appartient l’existence réelle.

Cette transformation de la doctrine de Platon et d’Aristote n’a été possible que grâce à l’intervention d’une idée nouvelle complètement étrangère à la pensée grecque proprement dite, l’idée de l’infini. Nous voyons en effet Plotin, dans le passage même qui vient d’être cité, déclarer qu’il ne faut pas craindre l’infinité dans le monde intelligible (Ennéades, V, vii, 1) : tèn de en tau noètau apeirian ou dei didenai. A plusieurs reprises il parle de l’infinité de l’Un, apeiria. Sans doute il n’est pas sans s’apercevoir que cette notion est désormais prise par lui dans un sens tout différent de celui que lui avait donné Platon et Aristote. Pour ces derniers, en effet, l’infini, apeiron, représente le degré inférieur de l’existence, ou même un pur non-être. Pour Plotin, au contraire, l’infini, sans cesser d’avoir la même signification que chez les prédécesseurs et d’être l’essence de la matière, peut prendre en même temps un sens tout nouveau, et devenir un attribut positif de l’Un, de l’Intelligence suprême et de l’Ame universelle. C’est à cette différence entre la conception grecque primitive de l’infini et la sienne propre que Plotin fait allusion lorsque, dans l’Ennéade II (vi, 15), il distingue l’infini de là-haut de celui d’ici bas : Paus oun echei chai entautha ; è ditton chai to apeiron. Kai ti diaphirei ; aus archètupon chai eidulon. Il est inutile d’entrer ici dans l’examen des distinctions très subtiles que le philosophe alexandrin établit entre l’infini-archétype et l’infini-image. Il suffit de constater que l’infini devient pour lui un attribut des trois hypostases, et c’est à cette condition seule qu’on peut concevoir un nombre indéterminé d’âmes ou d’esprits individuels comme contenus distinctement et en acte dans l’Ame et l’Intelligence universelle. Kai gar en esti chai apeiron ou chai panta omou, chai echaston echei diachachrimenon, chai au ou diachrithen chauris (Ennéades, VI, iv, 14). Or il serait superflu d’insister longuement pour montrer qu’on [ne] [2]] trouve rien de pareil dans la philosophie antérieure. Le Dieu des Grecs est toujours fini, peperasmenos, qu’il s’agisse, chez Platon, de l’idée du Bien ou de Jupiter, de l’acte pur d’Aristote, ou même du Logos stoïcien, confondu, il est vrai, avec le monde, mais avec un monde fini et de forme sphérique.

On ne saurait contester, croyons-nous, l’importance et la nouveauté de l’élément introduit par Plotin dans la théologie alexandrine, Nous ne nous proposons pas de chercher ici comment cette idée nouvelle a pénétré dans la philosophie de Plotin. Il ne serait peut-être pas très difficile de retrouver des doctrines intermédiaires établissant un lien de filiation sous ce point de vue entre Plotin et Philon le Juif. La conception de Dieu comme infini et comme tout-puissant, est une conception orientale ou plutôt une conception juive. C’est parce qu’il en a subi peut-être plus ou moins confusément l’influence que Plotin n’a pas craint d’attribuer l’infinité à son Dieu et c’est probablement par la même raison qu’il a été amené à donner au mot puissance, dunamis, un sens positif, fort différent de la simple possibilité dont parlait Aristote.

Si ces considérations sont exactes, il est rigoureusement vrai de dire que Spinoza, en admettant la doctrine de l’éternité individuelle des âmes, a, selon la juste expression de M. Hamelin, subi l’influence du péripatétisme alexandrin. Mais il n’est peut-être pas sans intérêt d’ajouter que la doctrine aristotélicienne, pour être acceptée de Spinoza et devenir en quelque sorte assimilable à son esprit, devait avoir subi l’élaboration que lui a donnée Plotin. C’est seulement de la combinaison des idées d’origine académique avec l’idée orientale de l’infini que devait résulter la doctrine du philosophe juif. Mais alors on peut dire que Spinoza, en retrouvant sous cette forme les idées aristotéliques dans la philosophie alexandrine ou la scolastique arabe qui en provenait, reprenait en quelque sorte son véritable bien, qu’il restait fidèle à l’esprit de sa race, que, même en s’inspirant des grecs, il restait Juif.

Au reste, en signalant ce que Spinoza a pu emprunter aux Grecs dans la doctrine de l’éternité des âmes, il ne faudrait pas oublier les différences profondes qui séparent sa doctrine de celle des Anciens, et tout ce qu’il y a aussi en elle d’origine cartésienne. On ne trouve chez les Grecs ni la définition du corps par la seule étendue, ni surtout l’affirmation de l’étendue comme substance ou réalité existant par elle-même au même titre que l’âme. Mais surtout il reste entre la conception grecque de l’âme et celle des philosophes issus de Descartes une différence qui à elle seule crée entre les deux conceptions une véritable opposition. Chez les Grecs l’âme est une cause motrice, qu’elle soit elle-même mobile ou immobile ; c’est elle qui meut directement le corps et a l’initiative du mouvement. Chez Descartes, au contraire, et surtout chez Spinoza, l’âme n’a plus d’action directe sur le corps ; le mouvement a une tout autre origine. L’âme est une chose dont toute la nature n’est que de penser, et le chapitre que Spinoza lui consacre est intitulé : De Mente humana. Ce n’est pas à l’Ame universelle de Plotin, cause motrice de l’univers, c’est uniquement à l’intelligence, à la seconde hypostase que se rattache la conception spinoziste. Par suite il n’est peut-être pas exagéré de dire que Spinoza reste par dessus tout fidèle à l’esprit de Descartes, et que si l’on retrouve chez lui des vestiges de la pensée grecque, les idées qu’il a pu emprunter sont profondément modifiées, et que, tout compte fait, il est encore plus cartésien que péripatéticien ou alexandrin.

Il y a dans le spinozisme des éléments de provenances très diverses réunis, maintenus et synthétisés par un principe commun qui en fait l’unité. Si l’on ne se défiait de la rigidité trompeuse des formules et de leur fausse exactitude, on dirait que dans cette philosophie les modes sont aristotéliciens, les attributs cartésiens, la substance juive.

Quoi qu’il en soit, il nous paraît hors de doute que la pensée de Spinoza n’a pas été tout à fait exactement interprétée par les historiens qui n’ont vu en elle que la doctrine de l’éternité impersonnelle. Sans doute il est exact de dire que les âmes humaines, selon l’Éthique, ne sont pas des substances ou des êtres indépendants existant par eux-mêmes de toute éternité. Elles ne sont que des modes éternels de la substance. Mais ces modes sont éternellement distincts. Ils sont conscients, ils sont des individus, ils ont dans la vie éternelle tout autant d’existence consciente et personnelle que nous pouvons en avoir dans la vie présente. Il y a peut-être là de quoi satisfaire les plus exigeants. En un sens il importe peut-être assez peu que nous soyons éternels comme substances ou comme modes, pourvu que notre conscience, telle qu’elle apparaît dans la vie présente au moment où nos facultés s’exercent de la façon la plus haute, soit éternelle. C’est donc bien la doctrine de l’éternité individuelle et personnelle que Spinoza a soutenue à sa manière, et cette théorie est déjà tout entière chez Plotin.

On pourrait, semble-t-il, justifier des conclusions analogues en ce qui concerne la divinité elle-même. C’est peut-être interpréter trop étroitement le spinozisme que de ne voir en Dieu, comme on l’a fait quelquefois, que la substance abstraite et impersonnelle. Sans doute le Dieu de Spinoza n’est connu de nous d’une façon claire et distincte que comme possédant les deux attributs de la pensée et de l’étendue. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il en possède une infinité d’autres qui nous échappent, ou que nous ne connaissons pas clairement et distinctement. Ce serait forcer la pensée de Spinoza que d’essayer de dire quelque chose de ces autres attributs. Cependant, si différents que l’entendement et la volonté de Dieu soient de notre entendement et de notre volonté, rien ne peut faire qu’ils ne soient entendement et volonté. Et comme, ainsi qu’on l’a vu plus haut, Spinoza n’a parlé nulle part d’idées qui ne soient pas accompagnées de conscience, d’intelligible qui ne soit pas en même temps intelligence, il n’est peut-être pas interdit de supposer que son Dieu possède, lui aussi, une conscience et une personnalité, fort différentes sans doute de la nôtre, aussi différentes que le Chien, constellation céleste, l’est du chien aboyant, mais cependant analogues par quelque côté. Dans le Tractatus theologico politicus, qu’on a peut-être trop isolé de l’Éthique, au chapitre IV, Spinoza admet comme possible que Dieu communique avec son Fils d’âme à âme, et le charge d’apporter aux hommes la révélation. Dans l’Éthique même il nous est dit que Dieu se comprend lui-même, « se ipsum intelligit » (partie II, Prop. III, coroll.). La fin du scholie de la Prop. XXXIII, partie I, donne aussi beaucoup à réfléchir. On y voit que Spinoza préfère décidément la doctrine cartésienne d’une volonté antérieure et supérieure à l’intelligence, à la conception platonicienne et aristotélicienne d’un modèle idéal que la volonté divine s’efforcerait d’imiter. S’il corrige et transforme la théorie cartésienne, il prétend bien n’en pas abandonner l’essentiel. Sans doute il identifie à cette volonté l’entendement divin, mais on voit bien que Dieu lui apparait surtout comme volonté et comme Puissance. Au fond sa pensée dominante est qu’il faut tout expliquer par la puissance divine. Comme philosophe il ne voit clairement en Dieu que la pensée et l’étendue infinies ; mais peut-être ce Dieu qui ne se laisse découvrir que sous ces deux idées est-il le même qui ne laissait apercevoir à Moïse que le pan de sa robe [3]], l’être ineffable et terrible que nul être humain ne saurait contempler sans être frappé de mort. Son panthéisme n’est que l’exagération de son monothéisme, et il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’en dernière analyse le Dieu de Spinoza présente quelques ressemblances avec ce Jéhovah qui disait : Ego sum qui sum [4]].

[1Ce texte nous paraît décisif contre l’argumentation, assez obscure d’ailleurs, que Martineau (Study of Spinoza, London, 1882, p. 297) oppose à Camerer (Die Lehre Spinoza’s), qui défend avec beaucoup de force dans la deuxième partie (ch. V, p. 119-123) la même interprétation que nous proposons ici.

[2Lacune dans le texte ? [NDE

[3Exode, XXXIII, 18-28. [NDE

[4Exode, III, 14. [NDE