Lettre 16 - Oldenburg à Spinoza (4 août 1663)

  • 24 juillet 2005


à Monsieur B. de Spinoza

Henri Oldenburg.

Monsieur et très respectable ami,

A peine trois ou quatre jours sont passés depuis que j’ai donné une lettre au messager ordinaire. J’y faisais mention d’un petit livre écrit par M. Boyle et que je jugeais devoir vous envoyer. Je n’avais pas, à ce moment, l’espoir de trouver si tôt un ami qui pût l’emporter. Il s’en est depuis présenté un plus vite que je ne l’aurais cru. Recevez donc ce livre que je n’ai pu envoyer en même temps que ma lettre et auquel je joins le salut de M. Boyle actuellement de retour. Il vous prie de consulter la préface qu’il a faite pour ses expériences sur le salpêtre, vous connaîtrez par elle le vrai but qu’il s’était proposé dans son ouvrage : il s’agissait de montrer que l’on peut illustrer par des expériences nettes les propositions tenues pour vraies par la philosophie récente, plus solide que l’ancienne, et que l’on peut les exposer le mieux du monde sans les formes de l’École, les qualités et les absurdités de cette sorte. En revanche, il n’a jamais entrepris de faire connaître la nature du salpêtre ou de désapprouver ce qui a pu être dit par qui que ce soit sur l’homogénéité de la matière et les différences qui peuvent naître dans les corps du seul mouvement, de la figure, etc. Il a seulement voulu montrer, dit-il, que les diversités de structure des corps entraînent entre eux diverses différences et que des effets extrêmement divers en sont la conséquence, d’où suit que, jusqu’au moment où l’on sera parvenu à une matière première, les philosophes et d’autres encore peuvent admettre une certaine hétérogénéité. Et je ne crois pas qu’il y ait au fond désaccord entre M. Boyle et vous. Pour ce que vous dites que toute chaux dont les ouvertures sont trop étroites pour contenir les particules du nitre et dont les parois sont peu résistantes, est capable d’arrêter le mouvement des particules du nitre lui-même, Boyle répond que si l’on combine l’esprit de nitre avec d’autres chaux, le corps ainsi obtenu ne sera cependant pas de véritable salpêtre.

Quant au raisonnement dont vous faites usage pour renverser l’hypothèse du vide, Boyle dit qu’il le connaît et l’a prévu, mais il ne se repose pas sur ce raisonnement ; il affirme qu’il y reviendra ailleurs.

Il demande que je vous prie de lui donner, si vous le pouvez, un exemple de deux corps odorants qui, réunis en un seul, forment un corps tout à fait inodore (le salpêtre). Telles sont, dit-il, les parties du salpêtre : l’esprit répand une odeur très âcre, le sel fixe n’est pas dépourvu d’odeur.

Il vous prie en outre de considérer avec soin si vous avez justement comparé la glace et l’eau avec le salpêtre et son esprit ; toute la glace, en effet, se résout en eau et la glace, qui n’a pas d’odeur, demeure inodore quand elle est fondue ; au contraire, on trouve des différences de qualité entre l’esprit de nitre et son sel fixe, comme le montre abondamment le traité imprimé.

Ce sont là, avec d’autres semblables, les observations que j’ai recueillies en causant avec notre illustre auteur ; à cause de la faiblesse de ma mémoire, je suis certain en les reproduisant d’en diminuer la force plutôt que de l’augmenter. Puisque vous êtes d’accord sur le principal, je ne voudrais pas insister sur les divergences. Je préférerais travailler à conjoindre vos esprits pour cultiver à l’envi une philosophie véritable et solidement fondée. Qu’il me soit permis de vous inviter à continuer d’établir fortement les principes des choses, comme il convient à l’acuité de votre esprit mathématique, tandis que j’engage mon noble ami Boyle, à confirmer et à illustrer sans retard cette même philosophie par des expériences et des observations répétées et faites avec soin. Vous voyez, très cher ami, quel est mon dessein, quelle est mon ambition. Je sais que nos philosophes dans ce royaume s’acquittent toujours de leurs fonctions d’expérimentateurs, et je ne suis pas moins persuadé que vous remplirez avec zèle la tâche qui vous est propre, quelles que puissent être les plaintes et les accusations des philosophes ou des théologiens. Vous ayant déjà, dans plusieurs lettres précédentes, exhorté à le faire, je n’insiste pas présentement pour ne pas vous importuner. je vous demande seulement de bien vouloir m’envoyer par M. Serrarius, le plus tôt possible, tout ce que vous avez déjà fait imprimer, qu’il s’agisse du commentaire de Descartes ou de ce que vous avez tiré du trésor de votre propre entendement. Vous m’obligerez ainsi et connaîtrez, à la première occasion, que je suis votre tout dévoué

HENRI OLDENBURG.

Londres, le 4 août 1663.


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