"Spinoza, en penseur de la domination", par Pierre-François Moreau

  • 22 mai 2007

Il s’agissait alors de penser en quoi Spinoza avait été, dans son siècle, irréductible à son siècle - et en quoi, bien sûr, sa réflexion était encore actuelle. Face à la crise inaugurale de la modernité, presque tous les philosophes de l’âge classique avaient élaboré une pensée de la médiation et centré leur réflexion sur le pouvoir. Spinoza au contraire mettait au premier plan la puissance, effective, multiple, toujours à l’oeuvre dans toutes les choses singulières. Si la véritable politique des philosophes c’est leur métaphysique, alors la politique de Spinoza était extraordinaire : entre Machiavel et Marx, cette ontologie de la puissance, héritière hétérodoxe du naturalisme de la Renaissance, pensait la crise, la multiplicité, la pratique collective de la multitude dans toute leur force de rupture.

On y apprenait comment se constituent les figures qui conduisent à l’émancipation. Production, constitution, libération : un regard nouveau sur l’oeuvre du philosophe d’Amsterdam, qui impliquait aussi une réflexion sur ce qu’est une révolution en philosophie - et donc, presque directement, sur la crise du marxisme.

L’ouvrage de Negri apparaissait comme un effort pour penser le matérialisme sans la dialectique, arme du compromis, pour penser la révolution sans la bureaucratie qui l’avait figée dans le « socialisme réel », pour penser la philosophie dans toute sa force effective d’explosion. Des thèses parfois discutables, mais fortes et qui donnaient à réfléchir.

Vingt-cinq ans plus tard : beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Dans les études spinozistes, certes - qui doivent beaucoup à l’Anomalie sauvage ; dans l’histoire du monde aussi ; et dans la vie de Toni Negri. Près de vingt ans d’exil en France, la réflexion sur l’« Empire », le retour en Italie et en prison, puis la liberté retrouvée. Pourquoi relire ce livre aujourd’hui ?

D’abord parce qu’il n’a pas changé : sa lecture du spinozisme est toujours aussi décapante - même quand on ne l’approuve pas sur tous les points (je ne crois pas qu’il y ait deux fondations successives dans l’Éthique) ; sa mise en perspective de l’histoire de la modernité incite toujours à la discussion ; son dialogue interne avec Marx est toujours aussi révélateur. Mais il se relit dans un monde transformé - pour fixer les idées, ou plutôt les images : la chute du mur, la mondialisation, les intégrismes ; que devient la puissance dans un univers où le pouvoir semble concentré dans un empire à la fois capable d’écraser un adversaire classique en quelques jours et incapable de digérer sa victoire ; un univers où les forces de résistance semblent opérer au nom d’idéologies sorties du passé ; où les discours sur l’exploitation ont brusquement paru s’effondrer, mais où l’exploitation est d’une sauvagerie sans précédent ? Un renforcement inouï et une fragilisation extrême du pouvoir, une dispersion des formes de la puissance, le défi de reconnaître les nouvelles figures de la constitution ? Il vaut la peine d’y réfléchir en relisant Negri et Spinoza.

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