TTP - Chap. XX - §§14-18 : L’opposition dans la concorde.

  • 12 mai 2006


[14] Pour que la fidélité donc et non la complaisance soit jugée digne d’estime, pour que le pouvoir du souverain ne souffre aucune diminution, n’ait aucune concession à faire aux séditieux, il faut nécessairement accorder aux hommes la liberté du jugement et les gouverner de telle sorte que, professant ouvertement des opinions diverses et opposées, ils vivent cependant dans la concorde. Et nous ne pouvons douter que cette règle de gouvernement ne soit la meilleure, puisqu’elle s’accorde le mieux avec la nature humaine. Dans un État démocratique (c’est celui qui rejoint le mieux l’état de nature) nous avons montré que tous conviennent d’agir par un commun décret, mais non de juger et de raisonner en commun ; c’est-à-dire, comme les hommes ne peuvent penser exactement de même, ils sont convenus de donner force de décret à l’avis qui rallierait le plus grand nombre de suffrages, se réservant l’autorité d’abroger les décisions prises sitôt qu’une décision meilleure leur paraîtrait pouvoir être prise. Moins il est laissé aux hommes de liberté de juger, plus on s’écarte de l’état le plus naturel, et plus le gouvernement a de violence.

[15] Pour qu’on voie maintenant comment cette liberté n’a pas d’inconvénients qui ne puissent être évités par la seule autorité du souverain et comment, par cette seule autorité, des hommes professant ouvertement des opinions différentes peuvent être mis aisément dans l’impossibilité de se nuire les uns aux autres, les exemples ne manquent pas et point n’est besoin de les chercher loin. Que la ville d’Amsterdam nous soit en exemple, cette ville qui, avec un si grand profit pour elle-même et à l’admiration de toutes les nations, a goûté les fruits de cette liberté ; dans cette république très florissante, dans cette ville très éminente, des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde et s’inquiètent uniquement, pour consentir un crédit à quelqu’un, de savoir s’il est riche ou pauvre et s’il a accoutumé d’agir en homme de bonne foi ou en fourbe. D’ailleurs la Religion ou la secte ne les touche en rien, parce qu’elle ne peut servir à gagner ou à perdre sa cause devant le juge ; et il n’est absolument aucune secte, pour odieuse qu’elle soit, dont les membres (pourvu qu’ils ne causent de tort à personne, rendent à chacun le sien et vivent honnêtement) ne soient protégés et assistés par l’autorité des magistrats. Jadis, au contraire, quand les hommes d’État et les États des Provinces se laissèrent entraîner dans la controverse des Remontrants et des Contre-Remontrants, on aboutit à un schisme ; et beaucoup d’exemples ont alors fait connaître que les lois établies sur la Religion, c’est-à-dire pour mettre fin aux controverses, irritent les hommes plus qu’elles ne les corrigent ; et aussi que d’autres hommes usent de ces lois pour prendre toute sorte de licences ; et, en outre, que les schismes ne naissent pas d’un grand zèle pour la vérité (ce zèle est, au contraire, une source de bienveillance et de mansuétude), mais d’un grand appétit de régner. Par là il est établi, avec une clarté plus grande que la lumière du jour, que les schismatiques sont bien plutôt ceux qui condamnent les écrits des autres et excitent contre les auteurs le vulgaire turbulent, que les auteurs eux-mêmes qui, le plus souvent, écrivent pour les doctes seulement et demandent le secours de la seule Raison ; en second lieu, que les vrais perturbateurs sont ceux qui, dans un État libre, veulent détruire la liberté du jugement qu’il est impossible de comprimer.

[16] Nous avons ainsi montré :

1° qu’il est impossible d’enlever aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ;
2° que cette liberté peut être reconnue à l’individu sans danger pour le droit et l’autorité du souverain et que l’individu peut la conserver sans danger pour ce droit, s’il n’en tire point licence de changer quoi que ce soit aux droits reconnus dans l’État ou de rien entreprendre contre les lois établies ;
3° que l’individu peut posséder cette liberté sans danger pour la paix de l’État et qu’elle n’engendre pas d’inconvénients dont la réduction ne soit aisée ;
4° que la jouissance de cette liberté donnée à l’individu est sans danger pour la piété ;
5° que les lois établies sur les matières d’ordre spéculatif sont tout à fait inutiles ;
6° nous avons montré enfin que non seulement cette liberté peut être accordée sans que la paix de l’État, la piété et le droit du souverain soient menacés, mais que, pour leur conservation, elle doit l’être.

Où, en effet, les hommes s’efforcent de ravir cette liberté à leurs adversaires, où les opinions des dissidents, non les âmes, seules capables de péché, sont appelées devant les tribunaux, des exemples sont faits, qui semblent plutôt des martyres d’hommes honnêtes, et qui produisent plus d’irritation, excitent plus à la miséricorde, sinon à la vengeance, qu’ils n’inspirent d’effroi. Puis les relations sociales et la bonne foi se corrompent, l’adulation et la perfidie sont encouragées et les adversaires des condamnés s’enorgueillissent, parce qu’on à eu complaisance pour leur colère et que les chefs de l’État se sont faits les sectateurs de leur doctrine, dont ils passent eux-mêmes pour les interprètes. Ainsi arrive-t-il qu’ils osent usurper le droit et l’autorité du souverain, ont le front de se prétendre immédiatement élus par Dieu et de revendiquer pour leurs décrets un caractère devant lequel ils veulent que s’inclinent ceux du souverain, œuvre tout humaine ; toutes choses entièrement contraires, personne ne peut l’ignorer, au salut de l’État.

[17] Ici comme au chapitre XVIII nous concluons donc que ce qu’exige avant tout la sécurité de l’État ; c’est que la Piété et la Religion soient comprises dans le seul exercice de la Charité et de l’Équité, que le droit du souverain de régler toutes choses tant sacrées que profanes se rapporte aux actions seulement et que pour le reste il soit accordé à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense.

[18] J’ai ainsi achevé de traiter les questions qui rentraient dans mon dessein. Il ne me reste plus qu’à avertir expressément que je soumettrai de grand cœur à l’examen et au jugement des Autorités de ma Patrie tout ce que j’ai écrit. Si j’ai dit quoi que ce soit qu’elles jugent contraire aux lois du pays ou nuisible au salut commun, je veux que cela soit comme n’ayant pas été dit. Je sais que je suis homme et que j’ai pu me tromper ; du moins ai-je mis tous mes soins à ne me pas tromper et, avant tout, à ne rien écrire qui ne s’accorde entièrement avec les lois, du pays, la liberté et les bonnes mœurs.

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