TTP - chap. IX - §§13-21 : Des fautes se sont glissées dans les textes lors de leur transmission.

  • 13 avril 2006


[13] Il faut le noter en effet, après nous être expliqué sur leur provenance, ces livres n’ont pas été conservés si diligemment par la postérité que nulles fautes ne s’y soient glissées ; les scribes anciens y ont remarqué plusieurs leçons douteuses et, en outre, quelques passages tronqués, sans cependant les apercevoir tous. Ces fautes sont-elles maintenant d’une importance à beaucoup arrêter le lecteur, je ne discuterai pas ce point. Je crois en effet qu’elles sont de peu de gravité, du moins pour le lecteur libre de son jugement. Ce que je puis affirmer avec assurance, c’est que je n’ai remarqué aucune faute, aucune différence de leçon, dans les textes relatifs aux enseignements moraux, qui les pussent rendre obscurs ou douteux. La plupart cependant des interprètes n’accordent pas qu’aucune déformation du texte ait pu se produire même dans les autres parties : ils admettent que, par une providence singulière, Dieu a préservé la Bible entière de toute corruption ; pour eux les leçons différentes sont les signes de très profonds mystères ; ils discutent au sujet des astérisques, au nombre de 28, qu’on trouve au milieu d’un paragraphe ; les dessins mêmes des lettres leur semblent contenir de grands secrets. Est-ce là l’effet de la déraison et d’une piété de vieille dévote ? N’est-ce pas plutôt par arrogance et malice qu’ils ont dit cela, pour qu’on les crût les seuls dépositaires des secrets de Dieu ? Je ne sais. Ce que je sais, c’est que je n’ai jamais rien trouvé qui sentît le mystère dans leurs livres ; je n’y ai vu que de laborieuses puérilités. J’ai lu aussi quelques Cabalistes et pris connaissance de leurs billevesées et j’ai été confondu de leur démence.

[14] Que d’ailleurs, comme nous l’avons dit, des fautes se soient glissées dans les Livres, nul je crois, pour peu qu’il juge sainement, n’en doutera s’il lit le texte sur Saül (que nous avons déjà cité d’après le livre I de Samuel, chap. XIII, v. 1) et aussi le verset 2, chapitre VI, de Samuel, II : et David se leva et alla avec tout le peuple de Juda qui était auprès de lui pour emporter de là l’arche de Dieu. Il n’est personne qui puisse ne pas voir que le lieu où il s’est rendu pour en retirer l’arche, c’est-à-dire Cariathiarim [1] n’est pas désigné. Nous ne pouvons nier non plus que le verset 37, chapitre XVIII, de Samuel, II, ne soit altéré et tronqué, le texte étant : Et Absalon s’enfuit et alla auprès de Tholmaï, fils d’Ammiud et Roi de Gessur, et il pleura son fils pendant toutes les nuits de ces jours et Absalon s’enfuit et alla à Gessur et y demeura trois années. Et je sais que j’ai noté autrefois d’autres passages de même sorte qui à présent ne me reviennent pas.

[15] Pour les notes marginales qu’on trouve çà et là dans les Livres hébreux, que ce soient des leçons douteuses, on ne peut hésiter à le croire, si l’on considère que la plupart ont pour origine la grande ressemblance des lettres en hébreu, en particulier du Kaf et du Bet, du Jod et du Vau, du Dalet et du Res, etc. Par exemple il est écrit au (temps) où tu entendras et en marge, par le changement d’une lettre, quand tu entendras ; au chapitre II du livre des Juges, verset 22, le texte est : et quand leurs pères et leurs frères sont venus auprès de nous en multitude (c’est-à-dire souvent), etc. et en marge, avec un changement d’une lettre, il y a pour contester, au lieu de en multitude. De même un très grand nombre de leçons douteuses sont venues de l’usage des lettres qu’on nomme Lettres de pause, que le plus souvent l’on ne prononce presque pas et que l’on confond l’une avec l’autre. Par exemple dans le Lévitique (chap. XXV, v. 30) [2], le texte est : Et sera possédée durablement la maison qui est dans une cité à laquelle il n’est pas de mur, et en marge il y a : à laquelle est un mur ; etc.

[16] Bien que ces observations soient assez claires par elles-mêmes, il me paraît bon de répondre aux arguments d’un certain nombre de Pharisiens tendant à prouver que ces notes marginales furent ajoutées, ou par les auteurs mêmes des Livres sacrés ou sur leurs indications, pour signifier certaines choses mystérieuses. Le premier de ces arguments, qui me touche peu, est tiré de l’usage suivi dans la lecture de la Bible : si, disent-ils, ces notes ont été mises en marge à cause de la diversité des leçons entre lesquelles la postérité n’a pu choisir, pourquoi l’usage s’est-il établi de garder toujours le sens marginal ? Pourquoi a-t-on noté en marge le sens qu’on voulait retenir ? N’aurait-on pas dû au contraire écrire le texte même comme on voulait qu’il fût lu, au lieu de noter en marge le vrai sens et la leçon jugée bonne ? Le deuxième argument, qui semble avoir quelque apparence de sérieux, est tiré de la nature même des choses : des fautes de transcription se glissent, disent-ils dans les manuscrits, par chance et non parce qu’on fait exprès ; et puisqu’il s’agit de fautes non volontaires, elles doivent être variées. Or, dans les cinq livres, le mot hébreu qui signifie jeune fille est toujours, sauf dans un seul passage, écrit sans la lettre He contrairement à la règle de la grammaire ; tandis qu’en marge il est correctement écrit suivant la règle générale. Cela peut-il être venu de ce que la main s’est trompée en copiant ? Par quelle fatalité a-t-il pu arriver que la plume du scribe allât trop vite invariablement, toutes les fois que se rencontrait ce mot ? On aurait d’ailleurs pu, par la suite, aisément et sans scrupule, suppléer la lettre manquante et corriger cette faute pour satisfaire la grammaire. Puis donc que ces leçons ne sont pas dues au hasard et qu’on n’a pas voulu corriger des fautes aussi manifestes, il faut admettre que les mots ont été écrits à dessein par les premiers auteurs comme ils le sont dans les manuscrits, pour signifier quelque chose.

[17] Nous pouvons toutefois facilement répondre : le premier argument se tire en effet de l’usage qui est en vigueur parmi les Pharisiens, et je ne m’y arrête pas ; je ne sais jusqu’où la superstition a pu aller, et peut-être cet usage est-il venu de ce que l’on croyait l’une et l’autre leçons également bonnes ou acceptables, et par suite, pour ne laisser perdre ni l’une ni l’autre, on voulut que l’une fût maintenue dans le texte écrit, tandis que l’autre serait d’usage à la lecture. Ils craignaient en effet de se prononcer dans une affaire aussi grave et de prendre la fausse leçon pour la vraie, aussi ne voulurent-ils donner la préférence à aucune des deux, ce qu’ils auraient dû faire nécessairement s’ils avaient prescrit d’écrire et de lire d’une seule manière ; d’autant que dans les exemplaires destinés au culte il n’y avait pas de notes marginales. Ou peut-être l’usage est-il venu de ce qu’on voulait que certains mots, bien que transcrits correctement, fussent lus autrement qu’ils n’étaient écrits, c’est-à-dire suivant la leçon notée en marge. Ainsi s’établit l’usage universel de lire la Bible suivant les notes marginales.

[18] Quant aux motifs qu’eurent les Scribes d’écrire en marge certains mots expressément destinés à être lus, je vais le faire connaître : toutes les notes marginales ne sont pas des leçons douteuses, il y en a aussi qui corrigent des façons de dire hors d’usage ; j’entends les mots tombés en désuétude et ceux que les bonnes mœurs ne permettaient plus d’employer. Les auteurs anciens en effet, qui n’avaient point de malice, nommaient les choses en propres termes sans les circonlocutions en usage dans les cours ; plus tard, quand régnèrent le luxe et le mauvais esprit, on commença de juger obscènes les choses que les anciens avaient dites sans obscénité. Point n’était besoin pour cette cause de changer l’Écriture elle-même ; toutefois, par égard pour la faiblesse d’esprit de la foule, l’usage s’introduisit de substituer pour la lecture publique aux mots désignant le coït et les excréments des termes plus convenables, ceux-là mêmes qui se trouvent en marge.

Enfin, quelle qu’ait été la raison pour laquelle l’usage s’établit de lire et d’interpréter les Écritures suivant les notes marginales, du moins cette raison n’est pas que l’interprétation vraie soit nécessairement celle qui suit ces notes. Outre que, en effet, les Rabbins eux-mêmes s’écartent souvent du texte massorétique et avaient d’autres leçons jugées meilleures par eux, comme je le montrerai bientôt, il se trouve dans les marges un certain nombre de variantes qui semblent s’accorder moins bien que le texte avec l’usage de la langue. Par exemple dans le livre II de Samuel (chap. XIV, v. 22 ), le texte est : parce que le Roi agit suivant l’avis de son serviteur, construction parfaitement régulière et en accord avec celle du verset 15 du même chapitre ; en marge il y a : de ton serviteur, ce qui ne s’accorde pas avec le verbe à la troisième personne. De même encore au dernier verset du chapitre XVI de ce même livre, le texte est : comme quand on consulte (c’est-à-dire, il est consulté) la parole de Dieu ; en marge est ajouté le mot quelqu’un comme sujet du verbe. Cette addition ne paraît pas justifiée, l’usage commun de la langue étant d’employer des verbes impersonnels à la troisième personne du singulier à l’actif, comme le savent fort bien les grammairiens. Et l’on trouve ainsi beaucoup de notes qui ne peuvent en aucune manière être préférées à la leçon du texte.

[19] Pour ce qui est du deuxième argument des Pharisiens, la réponse, après ce qu’on vient de voir, est également facile. Nous venons de dire en effet que les Scribes, outre les leçons douteuses, ont noté aussi les mots tombés en désuétude. Il n’est pas douteux que, dans la langue hébraïque aussi bien que dans les autres, beaucoup de mots ne soient tombés en désuétude et n’aient vieilli ; il s’en trouvait dans la Bible qui ont tous été notés par les derniers Scribes pour que la lecture publique se fit suivant l’usage de leur temps. Si le mot nahgar est partout noté, c’est parce qu’il était anciennement commun aux deux genres et avait la même signification que le latin juvenis. De même encore la capitale des Hébreux s’appelait anciennement Jérusalem et non Jérusalaim. Je dirai également du pronom signifiant lui-même et elle-même que l’habitude s’est introduite d’y remplacer le Vau par un Jod (changement fréquent en hébreu) pour désigner le genre féminin, tandis que, plus anciennement, l’on avait accoutumé de distinguer le féminin de ce pronom du masculin que par des voyelles. De même enfin les formes irrégulières des verbes ont varié d’une époque à l’autre et les anciens, par une recherche d’élégance propre à leur temps, employaient des lettres paragogiques He, Aleph, Mem, Nun, Tet, Jod et Vau. Je pourrais donner beaucoup d’exemples, mais je ne veux pas retarder ni ennuyer le lecteur. Me demande-t-on cependant d’où je le sais ? Je réponds que je l’ai souvent observé dans les auteurs, les plus anciens, c’est-à-dire dans la Bible, tandis que les plus récents n’ont pas voulu suivre cette coutume ; et c’est la seule raison pour laquelle, dans les autres langues, même déjà mortes, on trouve des mots tombés en désuétude.

[20] Mais peut-être insistera-t-on ; puisque j’admets que la plupart des notes marginales sont des leçons douteuses, pourquoi n’y a-t-il jamais pour un passage plus de deux leçons ? Pourquoi pas trois quelquefois ou davantage ? On m’objectera aussi que le texte est parfois manifestement contraire aux règles de la grammaire, tandis que la leçon donnée en marge est correcte, si bien qu’on ne peut guère croire que les Scribes aient pu être arrêtés et hésiter entre les deux leçons. Il est facile de répondre ; et d’abord au premier argument j’oppose que certaines leçons ont été écartées, d’autres choisies, sans que nos manuscrits nous les fassent toutes connaître. Dans le Talmud en effet, on trouve des variantes négligées par les Massorètes, et l’écart est en beaucoup de passages si manifeste entre les deux textes que ce correcteur superstitieux de la Bible de Bomberg a été lui-même obligé de reconnaître qu’il ne savait pas comment les concilier ; la seule réponse que nous puissions faire ici, dit-il, est celle que nous avons déjà faite, savoir que l’usage du Talmud est de contredire aux Massorètes. Nous ne sommes donc pas si bien fondés à admettre qu’il n’y a jamais eu pour un passage plus de deux leçons.

J’accorde toutefois volontiers, et c’est même mon sentiment, qu’il ne s’est jamais trouvé plus de deux leçons pour un passage et cela pour deux raisons :

1° L’origine telle que nous l’avons fait connaître, des altérations du texte, ne permet pas qu’il y ait plus de deux leçons, puisqu’elles ont le plus souvent pour cause la ressemblance de certaines lettres. Le doute portait donc presque toujours sur le point de savoir laquelle des deux lettres très fréquemment employées, un Beth ou un Kaf, un Jod ou un Vau, un Dalet ou un Res, etc., il fallait écrire ; et il pouvait souvent arriver que l’une et l’autre donnassent un sens acceptable. En outre il pouvait y avoir à se demander si une syllabe était longue ou brève, la quantité dépendant de ces lettres que nous avons appelées lettres de pause, et enfin toutes les notes ne sont pas des leçons douteuses ; beaucoup, nous l’avons dit, sont inspirées par un motif de convenance ou expliquent un terme tombé en désuétude ou vieilli.

2° Ma deuxième raison est que, suivant ma conviction, les Scribes n’ont eu entre les mains qu’un très petit nombre d’originaux, peut-être pas plus de deux ou trois. Dans le traité des Scribes (chap. VI), il n’est fait mention que de deux que, par fiction, l’on fait remonter au temps d’Esdras, parce que l’on prétendait que les notes étaient de la main d’Esdras. Quoi qu’il en soit, s’il y avait trois exemplaires originaux, nous pouvons concevoir sans peine que deux se soient toujours trouvés d’accord sur un même passage ; il serait en vérité bien extraordinaire que, pour un seul et même passage, on trouvât dans trois originaux trois leçons différentes. Par quelle fatalité est-il arrivé maintenant qu’après Esdras il y ait eu une telle pénurie d’exemplaires originaux ? On n’en sera plus surpris si l’on veut seulement lire le chapitre I du livre I des Machabées ou le chapitre v du livre XII des Antiquités de Josèphe. Et même il paraît prodigieux qu’après une si longue persécution on ait pu garder ce petit nombre d’exemplaires ; personne n’en doutera, je crois, qui aura lu cette histoire avec une attention seulement médiocre. Nous voyons donc les causes qui ont fait que nous ne rencontrons nulle part plus de deux leçons. Tant s’en faut, par suite, que, de ce nombre de deux leçons, l’on puisse conclure que la Bible, dans les passages auxquels se rapportent ces notes, ait été à dessein écrite d’une manière fautive pour signifier quelque mystère.

Pour le deuxième argument maintenant, à savoir que le texte est parfois si fautif, qu’il est impossible d’hésiter à le croire contraire à l’usage de tous les temps et que, par suite, il y avait lieu de le corriger purement et simplement, non de mettre une note en marge, il ne me touche pas beaucoup. Je ne suis pas tenu de savoir quel respect religieux a déterminé les copistes à ne pas corriger le texte. Peut-être l’ont-ils fait par probité pour transmettre la Bible à la postérité telle qu’ils l’avaient dans ce petit nombre d’originaux, et ont-ils voulu noter les désaccords des originaux non comme des leçons douteuses mais comme des variantes ; moi-même ne les ai appelées leçons douteuses que parce qu’en vérité la plupart du temps je ne sais laquelle doit être retenue de préférence.

[21] Enfin, outre ces leçons douteuses, les Scribes ont noté (en laissant un espace blanc au milieu du paragraphe) plusieurs passages tronqués dont les Massorètes donnent le nombre : vingt-huit passages contenant une lacune ; je ne sais si ce nombre lui aussi enferme un mystère à leurs yeux ; les Pharisiens, du moins, observent religieusement la grandeur de l’espace laissé en blanc. Il y en a un exemple (j’en veux donner un) dans la Genèse (chapitre IV, v. 8) dont le texte est : Et Caïn dit à son frère Abel... et il arriva pendant qu’ils étaient aux champs que Caïn, etc. ; où nous ne pouvons savoir ce que Caïn avait dit à son frère : il y a une lacune. Et il s’en trouve vingt-huit de cette sorte (en dehors de celles que nous avons déjà notées) que les Scribes ont signalées. Plusieurs d’entre les passages notés comme contenant une lacune ne paraîtraient pas tronqués cependant, n’était cet espace laissé en blanc. Mais en voilà assez sur ce sujet.



[1Voir note XIX .

[2Voir note XX .

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