TTP - chap.V - §§14-20 : Quel intérêt y a-t-il à connaître les récits sacrés et à croire en eux ?

  • 20 février 2006


1. §§14-15 : Considérations générales.

[14] Pour faire accepter aux hommes une croyance ou les en détourner, s’il s’agit d’une chose qui n’est pas connue par elle-même, on devra nécessairement partir de certains points accordés et s’appuyer pour convaincre sur l’expérience ou sur la raison, c’est-à-dire sur les faits que, par les sens, les hommes constatent dans la Nature, ou sur des axiomes de l’intellect connus par eux-mêmes. Mais, à moins que l’expérience ne soit telle qu’elle puisse donner lieu à une connaissance claire et distincte, tout en convainquant l’homme, elle n’affectera pas l’entendement et ne dissipera pas les nuages qui l’obscurcissent, comme le fait la déduction dans l’ordre du de la vérité à établir, appuyée sur les seuls axiomes de l’intellect, c’est-à-dire fondée sur la seule vertu de l’entendement, surtout s’il s’agit d’une chose spirituelle et ne tombant en aucune manière sous les sens. Il faut toutefois le plus souvent, pour établir une vérité par les seules notions de l’intellect, un long enchaînement de perceptions et en outre une extrême prudence, un esprit clairvoyant et une très grande possession de soi, toutes qualités qui se trouvent rarement dans les hommes ; par suite ils aiment mieux se laisser instruire par l’expérience que tirer toutes leurs perceptions d’un petit nombre d’axiomes et les enchaîner les unes aux autres. Si donc l’on veut enseigner une doctrine à toute une nation, pour ne pas dire à tout le genre humain, et la faire entendre de tous dans toutes ses parties, on est obligé de l’établir en faisant appel à l’expérience, et d’adapter très exactement ses raisons et les définitions des choses à enseigner à la compréhension de la foule, qui constitue la majeure partie du genre humain, renonçant à enchaîner ses raisons et à donner des définitions comme il faudrait pour pouvoir les mieux enchaîner ; autrement ou n’écrit que pour les doctes, c’est-à-dire qu’on ne pourra être compris que d’un nombre d’hommes relativement très petit.

[15] Puis donc que toute l’Écriture a été révélée à l’usage d’une nation entière au début, et ensuite de tout le genre humain, nécessairement son contenu a dû être adapté à la compréhension de la foule et prouvé par l’expérience seule.

2. §§16-18 : La connaissance des récits de l’Écriture est nécessaire au vulgaire.

[16] Expliquons ce point plus clairement. Les enseignements de l’Écriture qui sont d’ordre spéculatif, sont essentiellement qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un être qui a fait, dirige et conserve toutes choses avec une sagesse souveraine ; qui prend le plus grand soin des hommes, de ceux, veux-je dire, qui vivent pieusement et honnêtement ; quant aux autres, il les punit par de nombreux supplices et les sépare des bons. Ces enseignements, l’Écriture les établit par l’expérience seule, je veux dire par les histoires qu’elle raconte ; et elle ne donne point de définitions de ces choses, mais adapte toutes ses pensées et toutes ses raisons à la compréhension du vulgaire. Et, bien que l’expérience ne puisse donner de ces choses aucune connaissance claire ni enseigner ce qu’est Dieu et de quelle façon il conserve et dirige toutes choses et prend soin des hommes, elle peut cependant instruire et éclairer les hommes dans une mesure suffisante pour imprimer dans leurs âmes l’obéissance et la dévotion. Je pense avoir suffisamment établi par là à quels hommes la foi aux histoires contenues dans les livres sacrés est nécessaire, et pour quelles raisons ; car il suit très évidemment de ce que je viens de montrer que la connaissance de ces histoires et la foi à leur vérité sont nécessaires au plus haut point au vulgaire dont l’esprit est incapable de percevoir les choses clairement et distinctement. En second lieu, que celui qui les nie parce qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu et une providence, est un impie ; celui au contraire qui les ignore et néanmoins croit par la lumière naturelle qu’il y a un Dieu et ce qui s’ensuit, qui d’autre part observe la vraie règle de vie, celui-là possède entièrement la béatitude et la possède même plus réellement que le vulgaire, parce qu’il n’a pas seulement des opinions vraies, mais une connaissance claire et distincte. Il suit enfin de ce que j`ai montré ci-dessus, que celui qui ignore ces histoires de l’Écriture et ne sait rien par la lumière naturelle est sinon un impie, c’est-à-dire un insoumis, du moins un être placé en dehors de l’humanité et presque une brute, et ne possède aucun don de Dieu.

[17] Notons toutefois que, parlant ici de I’extrême nécessité pour le vulgaire de connaître les récits de l’Écriture, nous n’entendons pas dire que l’entière connaissance de tous ces récits soit nécessaire, mais seulement de ceux qui ont le plus d’importance et qui, à eux seuls, sans le secours des autres, exposent avec assez d’évidence la doctrine indiquée ci-dessus et ont le plus de force pour mouvoir les âmes humaines. Si en effet tous les récits de l’Écriture étaient nécessaires pour prouver cette doctrine et qu’on ne pût conclure en sa faveur que par la considération de toutes ces histoires, certes la démonstration de cette doctrine et son adoption finale excéderaient la compréhension et les forces non seulement de la foule mais de l’humanité en général ; qui pourrait en effet avoir égard à la fois à un si grand nombre de récits, à tant de circonstances et de parties de la doctrine qu’il faudrait extraire d’histoires si nombreuses et si diverses ? Pour moi du moins je ne puis me persuader que les hommes qui nous ont laissé l’Écriture telle que nous l’avons, aient possédé les qualités d’esprit qui les eussent rendus capables d’une telle démonstration, encore bien moins que la doctrine de l’Écriture ne puisse être comprise qu’après avoir pris connaissance des contestations soulevées dans la maison d’Isaac, des conseils donnés par Achitophel à Absalon, de la guerre civile de Juda et d’Israël et des autres chroniques ; ou encore que les premiers Juifs contemporains de Moïse n’aient pas tiré des histoires connues d’eux, aussi facilement que les contemporains d’Esdras, une démonstration de la doctrine de l’Écriture. Mais nous reviendrons plus longuement sur ce sujet par la suite.

[18] Le vulgaire donc est tenu de connaître seulement les histoires qui peuvent le plus émouvoir les âmes et les disposer à l’obéissance et à la dévotion. Toutefois le vulgaire est peu capable par lui-même de porter un jugement sur ces matières, d’autant qu’il se plaît aux récits et à l’issue singulière et inattendue des événements plus qu’à la doctrine même enseignée par les histoires ; il a pour cette cause besoin, en plus des histoires, de Pasteurs ou Ministres de l’Église qui lui donnent un enseignement en rapport avec la faiblesse de sa complexion spirituelle.

3. §§19-20 : La connaissance des récits de l’Écriture n’est utile que si elle permet de répandre des opinions salutaires.

[19] Ne nous écartons pas cependant de notre propos et tenons-nous-en à la conclusion que nous avions surtout dessein d’établir ; savoir que la foi aux récits, quels qu’ils puissent être finalement, n’a pas de rapport avec la loi divine, ne donne pas aux hommes par elle-même la béatitude, n’a d’utilité qu’autant qu’elle sert à établir une doctrine et qu’enfin à cet égard certaines histoires l’emportent sur d’autres. Les récits contenus dans l’Écriture ont plus de prix que l’histoire profane, et plus de prix les uns que les autres, dans la mesure où l’on peut s’en servir pour répandre des opinions salutaires. Si donc on lit les récits de l’Écriture sacrée et qu’on y ait foi sans avoir égard à la doctrine qu’elle s’est proposé d’enseigner par leur moyen et sans corriger sa vie, c’est exactement comme si on lisait le Coran ou des poèmes dramatiques ou du moins des chroniques ordinaires dans le même esprit que le vulgaire a accoutumé d’apporter à ses lectures ; et au contraire, comme nous l’avons dit, on peut ignorer complètement ces récits, si l’on a néanmoins des opinions salutaires et qu’on observe la vraie règle de vie, on possède l’absolue béatitude et l’on a vraiment en soi l’esprit du Christ. Les Juifs ont une manière de voir tout autre ; ils admettent que les opinions vraies et l’observation de la vraie règle de vie ne servent en rien à la béatitude aussi longtemps qu’on les embrasse par la seule lumière naturelle et non comme des enseignements révélés à Moïse à la manière prophétique : Maimonide a l’audace de l’affirmer dans ce passage (chap. VIII des Rois , loi 11) : quiconque accepte les sept commandements [1] et les exécute diligemment, est au nombre des hommes pieux dans les nations et la vie future est son héritage ; pourvu qu’il ait accepté et exécuté ces commandements parce que Dieu les a prescrits dans la loi et nous a révélé par Moïse qu’il avait donné ces commandements auparavant aux fils de Noé ; mais s’il les exécute sous la conduite de la Raison, il n’a pas droit de cité parmi nous et n’est pas au nombre des hommes pieux et instruits dans les Nations. Telles sont les paroles de Maïmonide, et Joseph, fils de Shem Tob, ajoute dans son livre Kebod Elohin ou Gloire de Dieu qu’il n’a servi de rien au salut d’Aristote (qu’il croit avoir écrit l’Éthique suprême, et estime par-dessus tous) de n’avoir méconnu aucun des préceptes appartenant à la véritable morale prescrite et exposée par lui-même dans son Éthique et de les avoir appliqués diligemment, parce qu’il n’avait pas reçu cette doctrine comme une révélation par la voie prophétique, mais l’avait formée sous le commandement de la Raison. Ce ne sont là en vérité que des illusions mensongères n’ayant de fondement ni dans la raison ni dans l’autorité de l’Écriture, comme je crois qu’en conviendra quiconque aura lu attentivement ce chapitre ; il suffit donc, pour réfuter cette opinion, d’en rendre compte. Je n’ai pas non plus l’intention de réfuter ceux qui admettent que la Lumière naturelle ne peut rien enseigner de bon sur ce qui touche au salut ; cette thèse en effet, ceux-la mêmes qui l’adoptent, ne peuvent la soutenir par aucune raison puisqu’ils ne se reconnaissent à eux-mêmes aucune Raison droite. Et s’ils se vantent de posséder quelque don supérieur à la Raison, c’est une pure fiction et quelque chose d’inférieur a la Raison, comme le montre leur façon ordinaire de vivre. Mais point n’est besoin de parler d’eux plus ouvertement.

[20] J’ajoute seulement qu’on ne peut connaître personne qu’à ses oeuvres. Qui donc porte en abondance des fruits tels que la charité, la joie, la paix, l’égalité d’âme, la bonté, la bonne foi, la douceur, l’innocence, la possession de soi, toutes choses auxquelles, comme l’a dit Paul (Épître aux Galates, chap. V, v. 22), la loi n’est pas opposée, qu’il ait été instruit par la seule Raison ou par la seule Écriture, est bien réellement instruit par Dieu et possède la béatitude. J’ai donc achevé l’examen des points que je me suis proposé de traiter au sujet de la loi divine.



[1N. B. Les Juifs croient que Dieu a donné à Noé sept commandements qui seuls sont valables pour toutes les nations ; il en aurait donné un grand nombre d’autres à la nation des Hébreux, uniquement pour qu’elle jouit d’une béatitude supérieure, (Note de l’auteur.)

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