Traité politique, II, §05

  • 30 septembre 2004


Si donc la nature humaine était disposée de telle sorte que les hommes vécussent suivant les seules prescriptions de la raison, et si tout leur effort tendait à cela seulement, le droit de nature, aussi longtemps que l’on considérerait ce qui est propre au genre humain, serait déterminé par la seule puissance de la raison. Mais les hommes sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison [1], et par suite la puissance naturelle des hommes [2], c’est-à-dire leur droit naturel, doit être défini non par la raison mais par tout appétit [3] qui les détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se conserver [4]. Je l’avoue à la vérité, ces désirs qui ne tirent pas leur origine de la raison, sont non pas tant des actions [5] que des passions humaines [6]. Mais comme il s’agit ici de la puissance universelle de la nature, qui est la même chose que le droit de nature, nous ne pouvons reconnaître en ce moment aucune différence entre les désirs que la raison engendre en nous, et ceux qui ont une autre origine : les uns et les autres en effet sont des effets de la nature [7] et manifestent la force naturelle par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être [8]. Qu’il soit sage ou insensé, l’homme est toujours une partie de la nature [9], et tout ce par quoi il est déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la nature [10] en tant qu’elle peut être définie par la nature de tel ou tel homme [11]. Qu’il soit conduit par la raison ou par le seul désir, l’homme en effet ne fait rien qui ne soit conforme aux lois et aux règles de la nature, c’est-à-dire (par le § 4 de ce chapitre) en vertu du droit de nature.


Traduction Saisset :

Si donc la nature humaine était ainsi constituée que les hommes vécussent selon les seules prescriptions de la raison et ne fissent aucun effort pour aller au delà, alors le droit naturel, en tant qu’on le considère comme se rapportant proprement au genre humain, serait déterminé par la seule puissance de la raison. Mais les hommes sont moins conduits par la raison que par l’aveugle désir, et en conséquence la puissance naturelle des hommes, ou, ce qui est la même chose, leur droit naturel, ne doit pas être défini par la raison, mais par tout appétit quelconque qui les détermine à agir et à faire effort pour se conserver. J’en conviens, au surplus : ces désirs qui ne tirent pas leur origine de la raison sont moins des actions de l’homme que des passions. Mais, comme il s’agit ici de la puissance universelle ou, en d’autres termes, du droit universel de la nature, nous ne pouvons présentement reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d’autres causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et des développements de cette énergie naturelle en vertu de laquelle l’homme fait effort pour persévérer dans son être. L’homme, en effet, sage ou ignorant, est une partie de la nature, et tout ce qui détermine chaque homme à agir doit être rapporté à la puissance de la nature, en tant que cette puissance peut être définie par la nature de tel ou tel individu ; car, qu’il obéisse à la raison ou à la seule passion, l’homme ne fait rien que selon les lois et les règles de la nature, c’est-à-dire (par l’article 4 du présent chapitre) selon le droit naturel.


Si igitur cum humana natura ita comparatum esset, ut homines ex solo rationis praescripto viverent, nec aliud conarentur ; tum naturae ius, quatenus humani generis proprium esse consideratur, sola rationis potentia determinaretur. Sed homines magis caeca cupiditate, quam ratione ducuntur ; ac proinde hominum naturalis potentia sive ius non ratione, sed quocumque appetitu, quo ad agendum determinantur, quoque se conservare conantur, definiri debet. Equidem fateor, cupiditates illas, quae ex ratione non oriuntur, non tam actiones, quam passiones esse humanas. Verum quia hic de naturae universali potentia seu iure agimus, nullam hic agnoscere possumus differentiam inter cupiditates, quae ex ratione, et inter illas, quae ex aliis causis in nobis ingenerantur ; quandoquidem tam hae, quam illae effectus naturae sunt, vimque naturalem explicant, qua homo in suo esse perseverare conatur. Est enim homo, sive sapiens sive ignarus sit, naturae pars et id omne, ex quo unusquisque ad agendum determinatur, ad naturae potentiam referri debet, nempe quatenus haec per naturam huius aut illius hominis definiri potest. Nihil namque homo, seu ratione seu sola cupiditate ductus, agit nisi secundum leges et regulas naturae, hoc est (per art. 4. huius cap.) ex naturae iure.

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