Traité politique, V, §06

  • 21 février 2005


Il faut le noter encore, l’État que j’ai dit qui était institué à cette fin de faire régner la concorde, doit être entendu comme institué par une population libre, non comme établi par droit de conquête sur une population vaincue. Sur une population libre l’espoir exerce plus d’influence que la crainte ; sur une population soumise par la force au contraire, c’est la crainte qui est le grand mobile, non l’espérance. De la première on peut dire qu’elle a le culte de la vie, de la seconde qu’elle cherche seulement à échapper à la mort [1] : celle-là, dis-je, s’efforce à vivre par elle-même, celle-ci reçoit par contrainte la loi du vainqueur. C’est ce que nous exprimons en disant que l’une est esclave, l’autre libre. La fin d’un pouvoir acquis par le droit de la guerre est la domination, et celui qui l’exerce a des esclaves plutôt que des sujets. Et bien que, entre l’État créé par une population libre et celui dont l’origine est la conquête, il n’y ait point de différence essentielle si nous avons égard à la notion générale de droit civil, il y a entre eux une grande diversité et quant à la fin poursuivie, comme nous l’avons montré, et quant aux moyens dont chacun d’eux doit user pour se maintenir.


Traduction Saisset :

Mais il faut remarquer qu’en parlant du gouvernement institué pour une telle fin, j’entends celui qu’une multitude libre a établi, et non celui qui a été imposé à une multitude par le droit de la guerre. Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espérance plus que par la crainte ; une multitude subjuguée, au contraire, est conduite par la crainte plus que par l’espérance. Celle-là s’efforce de cultiver la vie, celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort ; la première veut vivre pour elle-même, la seconde est contrainte de vivre pour le vainqueur ; c’est pourquoi nous disons de l’une qu’elle est libre et de l’autre qu’elle est esclave. Ainsi donc la fin du gouvernement, quand il tombe aux mains du vainqueur par le droit de la guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et bien qu’il n’y ait entre le gouvernement institué par une multitude libre et celui qui est acquis par le droit de la guerre aucune différence essentielle, à considérer le droit de chacun d’une manière générale, cependant la fin que chacun d’eux se propose, comme nous l’avons déjà montré, et leurs moyens de conservation sont fort différents.


Sed notandum, imperium, quod in hunc finem institui dixi, a me intelligi id, quod multitudo libera instituit, non autem id, quod in multitudinem iure belli acquiritur. Libera enim multitudo maiori spe quam metu, subacta autem maiori metu quam spe ducitur ; quippe illa vitam colere, haec autem mortem tantummodo vitare studet ; illa inquam, sibi vivere studet, haec victoris esse cogitur, unde hanc servire, illam liberam esse dicimus. Finis itaque imperii, quod aliquis iure belli adipiscitur, est dominari et servos potius, quam subditos habere. Et quamvis inter imperium, quod a libera multitudine creatur, et illud, quod iure belli acquiritur, si ad utriusque ius in genere attendamus, nulla essentialis detur differentia, finem tamen, ut iam ostendimus, et praeterea media, quibus unumquodque conservari debeat, admodum diversa habent.


[1trad. ambiguë. Ramond : « L’une s’applique à cultiver la vie, l’autre seulement à éviter la mort », Bove : « Celle-là s’efforce de cultiver la vie, celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort », Zac : « l’une s’efforce d’entretenir la vie et l’autre seulement d’éviter la mort », Francès : « L’une essaie de faire quelque chose de sa vie, l’autre se contente d’éviter la mort ».

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