Traité politique, VII, §25

  • 22 mars 2005


La forme de l’État doit demeurer la même et en conséquence le roi doit être unique, toujours du même sexe, et le pouvoir doit être indivisible [1]. Pour ce que j’ai dit que le fils aîné du roi devait lui succéder, ou, s’il n’y a pas d’enfants, le plus proche parent du roi, cela ressort clairement, tant du § 13 du chapitre précédent que de cette considération que l’élection du roi, voulue par la masse, devrait être éternelle si c’était possible. Autrement, il arrivera nécessairement que le pouvoir souverain passe à la masse de la population, changement qui est le plus grand possible, et par là très périlleux. Pour ceux qui jugent que le roi, parce qu’il est le maître de l’État, et qu’il a sur lui un droit absolu, peut transmettre son pouvoir à qui bon lui semble et choisir qui il voudra pour successeur, et qu’ainsi son fils est de droit héritier du pouvoir, ils se trompent certainement [2]. La volonté du roi n’a force de loi qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de la Cité, car le droit de commandement se mesure à la seule puissance. Le roi donc peut à la vérité abdiquer, mais non transmettre son pouvoir à un autre, si ce n’est du consentement de la population ou de sa plus forte partie. Pour mieux entendre ce point, il faut observer que les enfants héritent de leurs parents non en vertu du droit de nature, mais en vertu du droit civil. Seule en effet la puissance de la Cité fait que chacun est maître de certains biens ; et c’est pourquoi, par la même puissance, c’est-à-dire en vertu du droit civil qui permet à quelqu’un de disposer selon sa volonté de ses biens, il arrive que, lui mort, aussi longtemps que la Cité subsiste, sa volonté demeure. De la sorte, chacun dans l’état civil conserve après sa mort le droit qu’il avait de son vivant de disposer de ses biens, mais cela non par sa propre puissance mais par celle de la Cité qui est éternelle. La condition du roi est entièrement différente : la volonté du roi c’est la loi de la Cité, et le roi c’est la Cité elle-même ; quand le roi meurt, la Cité meurt aussi en quelque manière et, en conséquence, le pouvoir souverain fait naturellement retour à la masse de la population qui a le droit d’établir des lois nouvelles et d’abroger les anciennes. L’on voit ainsi que le roi n’a pas de successeur de droit sinon celui que veut la population, ou, dans une théocratie telle que jadis la Cité des Hébreux, celui que Dieu désigne par le moyen d’un prophète. Nous pourrions encore déduire cela de ce que le glaive du roi, c’est-à-dire son droit, est en réalité la volonté de la population elle-même ou de sa partie la plus forte. Et encore de ce que les hommes doués de raison n’abandonnent jamais leur droit à ce point qu’ils cessent d’être hommes, et deviennent tels qu’un bétail. Mais point n’est besoin de développer davantage ces considérations.


Traduction Saisset :

La forme de l’État, comme nous l’avons dit plus haut, devant rester une et toujours la même, il ne faut qu’un seul Roi, toujours du même sexe, et l’empire doit être indivisible. Il a été dit aussi que le Roi a de droit pour successeur son fils aîné, ou, s’il n’a pas d’enfants, son parent le plus proche. Si l’on demande la raison de cette loi, je renverrai à l’article 13 du précédent chapitre, en ajoutant que l’élection du Roi, faite par la multitude, doit avoir un caractère d’éternité ; autrement il arriverait que le pouvoir suprême reviendrait dans les mains de la multitude, révolution décisive et partant très-périlleuse. Quant à ceux qui prétendent que le Roi, par cela seul qu’il est le maître de l’empire et le possède avec un droit absolu, peut le transmettre à qui il lui plait et choisir à son gré son successeur, et qui concluent de là que le fils du Roi est de droit héritier de l’empire, ceux-là sont assurément dans l’erreur. En effet, la volonté du Roi n’a force de droit qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de l’État ; car le droit se mesure sur la seule puissance. Le Roi donc peut, il est vrai, quitter le trône, mais il ne peut le transmettre à un autre qu’avec l’assentiment de la multitude, ou du moins de la partie la plus forte de la multitude. Et pour que ceci soit mieux compris, il faut remarquer que les enfants sont héritiers de leurs parents, non pas en vertu du droit naturel, mais en vertu du droit civil ; car si chaque citoyen est maître de certains biens, c’est par la seule force de l’État. Voilà pourquoi la même puissance et le même droit qui fait que l’acte volontaire par lequel un individu a disposé de ses biens est reconnu valable, ce même droit fait que l’acte du testateur, même après sa mort, demeure valable tant que l’État dure ; et en général chacun, dans l’ordre civil, conserve après sa mort le même droit qu’il possédait de son vivant, par cette raison déjà indiquée que c’est par la puissance de l’État, laquelle est éternelle, et non par sa puissance propre, que chacun est maître de ses biens. Mais pour le Roi, il en est tout autrement. La volonté du Roi, en effet, est le droit civil lui-même, et l’État, c’est le Roi. Quand le Roi meurt, l’État meurt en quelque sorte ; l’état social revient à l’état de nature et par conséquent le souverain pouvoir retourne à la multitude qui, dès lors, peut à bon droit faire des lois nouvelles et abroger les anciennes. Il est donc évident que nul ne succède de droit au Roi que celui que veut la multitude, ou bien, si l’État est une théocratie semblable à celle des Hébreux, celui que Dieu a choisi par l’organe d’un prophète. Nous pourrions encore aboutir aux mêmes conséquences en nous appuyant sur ce principe que le glaive du Roi ou son droit n’est en réalité que la volonté de la multitude ou du moins de la partie la plus forte de la multitude, ou sur cet autre principe que des hommes doués de raison ne renoncent jamais à leur droit au point de perdre le caractère d’hommes et d’être traités comme des troupeaux. Mais il est inutile d’insister plus longtemps.


Imperii facies una eademque servari, et consequenter rex unus et eiusdem sexus, et imperium indivisibile esse debet. Quod autem dixerim, ut filius regis natu maior patri iure succedat, vel (si nulli sint liberi) qui regi sanguine proximus est, patet tam ex art. 13. praeced. cap., quam quia regis electio, quae a multitudine fit, aeterna, si fieri potest, esse debet. Alias necessario fiet, ut summa imperii potestas saepe ad multitudinem transeat, quae mutatio summa est, et consequenter periculosissima. Qui autem statuunt, regem ex eo, quod imperii dominus est, idque iure absoluto tenet, posse, cui vellet, idem tradere, et successorem, quem velit, eligere, atque adeo regis filium imperii heredem iure esse, falluntur sane. Nam regis voluntas tamdiu vim iuris habet, quamdiu civitatis gladium tenet ; imperii namque ius sola potentia definitur. Rex igitur regno cedere quidem potest, sed non imperium alteri tradere, nisi connivente multitudine vel parte eius validiore. Quod ut clarius intelligatur, venit notandum, quod liberi non iure naturali, sed civili parentum heredes sunt. Nam sola civitatis potentia fit, ut unusquisque quorundam bonorum sit dominus ; quare eadem potentia sive iure, quo fit, ut voluntas alicuius, qua (le suis bonis statuit, rata sit, eodem fit, ut eadem voluntas etiam post ipsius mortem rata maneat, quamdiu civitas permanet ; et hac ratione unusquisque in statu civili idem ius, quod dum in vivis est, etiam post mortem obtinet, quia, uti diximus, non tam sua, quam civitatis potentia, quae aeterna est, de suis bonis quicquam statuere potest. At regis alia prorsus est ratio. Nam regis voluntas ipsum ius civile est, et rex ipsa civitas. Mortuo igitur rege obiit quodammodo civitas, et status civilis ad naturalem, et consequenter summa potestas ad multitudinem naturaliter redit, quae propterea iure potest leges novas condere et veteres abrogare. Atque adeo apparet, neminem regi iure succedere, nisi quem multitudo successorem vult, vel in theocratia, qualis Hebraeorum civitas olim fuit, quem Deus per prophetam elegerit. Possemus praeterea haec inde deducere, quod regis gladius sive ius sit revera ipsius multitudinis sive validioris eius partis voluntas, vel etiam ex eo, quod homines ratione praediti nunquam suo iure ita cedunt, ut homines esse desinant, et perinde ac pecudes habeantur. Sed haec ulterius persequi non est opus.


[2Voyez Hobbes, De Cive, chap. VII, 15 : "Que le monarque à qui on n’a point limité le temps de son règne, peut choisir un successeur" ; chap.IX, 12 : "Que le monarque peut disposer par testament de la souveraineté" ; chap.X, 18 : "Que la meilleure forme de gouvernement est celle où les sujets sont les patrimoine du souverain".

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