Traité politique, VIII, §09

  • 4 mai 2005


Pour ce qui est de la force armée, puisque dans l’État aristocratique l’égalité doit être établie non plus entre tous, mais seulement entre les patriciens, et puisque surtout la puissance des patriciens l’emporte sur celle de la plèbe, il est certain que les lois ou les droits fondamentaux de cet État n’exigent pas que seuls les sujets fassent partie de la milice. Mais il est nécessaire que nul ne soit admis dans le patriciat sans une connaissance sérieuse de l’art militaire. Quant à vouloir, comme quelques-uns, que les sujets restent hors de l’armée, c’est une folie. Outre, en effet, que la solde de l’armée quand elle est payée aux sujets reste dans le pays, tandis qu’elle est perdue pour lui si elle l’est à des étrangers, ce serait affaiblir la force principale de l’État, car il est certain que l’on combat avec une vertu singulière quand on se bat pro aris et focis [1]. On voit par là que ce n’est pas une erreur moindre que les chefs, les tribuns, les centurions, etc., soient tous choisis parmi les seuls patriciens. Comment attendre du courage de soldats auxquels tout espoir de gloire et tous les honneurs sont ravis ? En revanche, établir une loi suivant laquelle il ne serait pas permis aux patriciens d’engager un soldat étranger alors que cela est nécessaire, soit pour leur défense et pour réprimer des séditions, soit pour toute autre cause, outre que cela est inintelligent, cela serait contraire au droit souverain des patriciens dont nous avons parlé aux §§ 3, 4 et 5 de ce chapitre. Quant au général en chef de l’armée ou de toutes les forces armées, il doit être nommé seulement en temps de guerre, être choisi parmi les seuls patriciens, n’exercer ses fonctions de commandement que pendant une année, ne pas pouvoir y être maintenu, non plus qu’y être rappelé par la suite. Cette règle de droit s’impose encore plus que dans une monarchie dans un État aristocratique. Il est beaucoup plus facile, il est vrai, nous l’avons dit plus haut, de transférer le pouvoir d’un homme à un autre, que d’une Assemblée libre à un seul homme, mais il arrive néanmoins souvent que les patriciens soient victimes de leurs généraux et cela pour le plus grand dam de la République. Quand un monarque disparaît, il y a changement d’un despote à un autre [2], et c’est tout, tandis que dans une aristocratie cela ne se peut sans le renversement de l’État et le massacre des hommes les plus considérables. Rome a donné des révolutions de cette sorte les plus tristes exemples [3]. D’autre part la raison pour laquelle, en traitant de la monarchie, nous avons dit que la force armée devait servir sans rétribution, ne s’applique plus. Puisque les sujets ne pénètrent pas dans les conseils et ne sont pas appelés à voter, ils doivent être considérés comme des étrangers, et il ne faut pas qu’ils soient plus mal traités que des étrangers engagés dans l’armée. Et il n’est pas à craindre qu’ils soient distingués, élevés au-dessus des autres par l’assemblée. Il y a plus : pour que chacun des soldats n’ait pas de ses propres actes une idée exagérée, il est sage que les patriciens décernent une récompense pour services militaires.


Traduction Saisset :

En ce qui touche l’armée, puisque dans le gouvernement aristocratique ce n’est pas entre tous les citoyens, mais entre les patriciens seulement qu’il faut chercher l’égalité, et d’ailleurs et avant tout, puisque la puissance des patriciens est plus grande que celle de la plèbe, il s’ensuit qu’une armée uniquement formée de citoyens, à l’exclusion des étrangers n’est pas une institution qui dérive des lois nécessaires de ce gouvernement. Ce qui est indispensable, c’est que nul ne soit reçu au nombre des patriciens, s’il ne connaît parfaitement l’art militaire. Quelques-uns vont jusqu’à soutenir que les citoyens ne doivent pas faire partie de l’armée ; c’est une exagération absurde. Car, outre que la solde payée aux citoyens reste dans l’empire, au lieu qu’elle est perdue si on la paye à des étrangers, ajoutez qu’exclure les citoyens de l’armée, c’est altérer la plus grande force de l’État. N’est-il pas certain, en effet, que ceux-là combattent avec une vertu singulière qui combattent pour leurs autels et pour leurs foyers ? Je conclus de là que c’est encore une erreur que de vouloir choisir les généraux d’armée, les tribuns, les centurions, etc. parmi les seuls patriciens. Comment trouverez-vous de la vertu militaire là où vous ôtez toute espérance de gloire et d’honneurs ? D’un autre côté, défendre aux patriciens d’engager une troupe étrangère, quand les circonstances le demandent, soit pour leur propre défense et pour réprimer les séditions, soit pour d’autres motifs quelconques, ce serait une mesure inconsidérée et contraire au droit souverain des patriciens (voyez les articles 3, 4 et 5 du présent chapitre). Du reste, le général d’un corps de troupes ou de l’armée tout entière doit être élu pour le temps de la guerre seulement et parmi les seuls patriciens ; il ne doit avoir le commandement que pour une année au plus et ne peut être ni continué, ni plus tard réélu. Cette loi, nécessaire dans la monarchie, est plus nécessaire encore dans le gouvernement aristocratique. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, bien qu’il soit plus facile de transférer l’empire d’un seul individu à un autre que d’une assemblée libre à un seul individu, cependant il arrive souvent que les patriciens sont opprimés par leurs généraux, et cela avec un bien plus grand dommage pour la république. En effet, quand un monarque est supprimé, il y a changement, non pas de gouvernement, mais seulement de tyran. Mais dans un gouvernement aristocratique, quand il y a un maître, tout l’État est renversé et les principaux citoyens tombent en ruine. On en a vu à Rome les exemples les plus désastreux.
Les motifs qui nous ont fait dire que dans une monarchie l’armée ne doit pas avoir de solde n’existent plus dans le gouvernement aristocratique. Car les sujets étant écartés des conseils de l’État et privés du droit de suffrage, ils doivent être considérés comme des étrangers et par conséquent les conditions de leur engagement dans l’armée ne peuvent pas être moins favorables que celles des étrangers. Et il n’y a pas à craindre ici qu’il y ait pour eux des préférences. Il sera même sage, afin que chacun ne soit pas, selon la coutume, un appréciateur partial de ses actions, que les patriciens fixent une rémunération déterminée pour le service militaire.


Ad militiam quod attinet, quoniam in hoc imperio non inter omnes, sed tantum inter patricios aequalitas quaerenda est, et praecipue patriciorum potentia maior est, quam plebis, certum est, ad leges seu iura fundamentalia huius imperii non pertinere, ut militia ex ullis aliis, quam ex subditis, formetur. Sed hoc apprime necesse est, ut nullus in patriciorum numerum recipiatur, nisi qui artem militarem recte noverit. Subditos autem extra militiam esse, ut quidam volunt, inscitia sane est. Nam praeterquam quod militiae stipendium, quod subditis solvitur, in ipso regno manet, cum contra id, quod militi extraneo solvitur, omne pereat, accedit, quod maximum imperii robur debilitaretur. Nam certum est, illos singulari animi virtute certare, qui pro aris et focis certant. Unde etiam apparet, illos etiam non minus errare, qui belli duces, tribunos, centuriones etc. ex solis patriciis eligendos statuunt. Nam qua virtute ii milites certabunt, quibus omnis gloriae et honores adipiscendi spes adimitur ? Verum contra legem stabilire, ne patriciis militem extraneum liceat conducere, quando res postulat, vel ad sui defensionem et seditiones coërcendas, vel ob alias quascumque causas, praeterquam quod inconsultum est, repugnaret etiam summo patriciorum iuri, de quo vide art. 3., 4. et 5. huius cap. Ceterum unius exercitus vel totius militiae dux in bello tantummodo et ex solis patriciis eligendus, qui annum ad summum imperium habeat, nec continuari in imperio nec postea eligi possit ; quod ius cum in monarchico, tum maxime in hoc imperio necessarium est. Nam quamvis multo facilius, ut supra iam diximus, imperium ex uno in alium, quam ex libero concilio in unum hominem transferri possit, fit tamen saepe, ut patricii a suis ducibus opprimantur, idque multo maiori reipublicae damno ; quippe quando monarcha e medio tollitur, non imperii, sed tantummodo tyranni mutatio fit. At in imperio aristocratico fieri id nequit absque eversione imperii et maximorum virorum clade. Cuius rei funestissima exempla Roma dedit. Ceterum ratio, cur in imperio monarchico diximus, quod Militia sine stipendio servire debeat, locum in huiusmodi imperio non habet. Nam quandoquidem subditi tam a consiliis, quam suffragiis ferendis arcentur, perinde ac peregrini censendi sunt, qui propterea non iniquiore conditione, ac peregrini, ad militandum conducendi sunt. Neque hic periculum est, ut a concilio prae reliquis agnoscantur. Quin imo ne unusquisque suorum factorum iniquus, ut fit, aestimator sit, consultius est, ut patricii certum praemium militibus pro servitio decernant.


[1pro aris et focis : pour ses autels et ses foyers.

[3Voyez Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, LivreIII, chap.24 : "Que c’est la prorogation des commandements militaires qui rendit Rome esclave".

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