"L’événement Spinoza", par Jérôme Ceccaldi

  • 2 mai 2004

1.

Actualité de Spinoza ? Si le champ philosophique se partage, comme on le dit, entre la phénoménologie et la philosophie analytique, en laissant quelques mètres carrés au néo-kantisme et aux postmodernes, Spinoza est incontestablement de trop. Mettre à l’honneur Spinoza, comme nous le faisons dans ce numéro, est en soi un acte de résistance et d’affirmation intempestive. C’est affirmer l’excès de l’être sur la conscience et le langage, l’inefficace des prescriptions d’une raison pure pratique, l’effectivité du désir, comme réalité et production d’effets.

Il ne s’agit pas pour autant de remplacer une hégémonie par une autre, de faire advenir un royaume. Nous ne sommes pas les soldats du Spinozisme. Ni refuge, ni ancre de salut, ni nouvelle doxa. Être spinoziste n’est pas une position de repli ou de défense, c’est une attitude positive de production, c’est actualiser, à l’infini et sous différentes formes, les potentialités des énoncés spinoziens, activer une disposition générale de la pensée, des règles de formation des énoncés, pour reprendre le vocabulaire de Foucault. Une mineure sur Spinoza était nécessaire pour manifester clairement, au-delà de notre amour des textes, une méthode de recherche et de réflexion : affirmer la subversion comme processus réel, enraciner la transformation dans l’être, renouer les liens de la politique et de l’ontologie, contre les artifices du devoir-être et de l’utopie. [1] Spinoza donc, par méthode. Multitudes y reviendra souvent avec ténacité. Dans son prochain numéro, pour commencer. On y trouvera l’exceptionnel entretien d’Alexandre Matheron avec Laurent Bove et Pierre-François Moreau. Car ce rapport privilégié, nous le devons fortement à une certaine relecture des textes initiée, autour de 1968, principalement par Matheron et Deleuze. Depuis 1968, notre Spinoza n’est plus celui de Hegel, ni celui des romantiques allemands, c’est celui redécouvert par Matheron et Deleuze. Toute la recherche spinoziste, dans sa grande diversité, s’est déployée, depuis lors, dans l’espace ouvert par ces deux commentateurs.

À l’heure où l’institution, kantisée jusqu’à l’os, rabâche souvent un Spinoza post-cartésien, ou, pire encore, néostoïcien (avec les concepts en plus), il est amusant de rappeler que, dès 68, deux commentateurs avaient saisi l’originalité d’une philosophie de la potentia et de ses variations. Individu et communauté s’ouvre sur la définition du conatus, et la reconnaissance de son rôle fondateur dans l’éthique et la politique ; le chapitre XVI de Spinoza et le problème de l’expression décrit un monde éthique où les différences de puissance sont le seul principe discriminant.

C’est pourquoi nous serons fiers de publier cet entretien où Alexandre Matheron raconte cette période héroïque des commencements, et où sont repris certains points essentiels de l’interprétation. On y apprend aussi qu’Althusser aurait dit : « Dans Guéroult, il y a toutes les propositions de l’Éthique, même celles que Spinoza a oubliées. Mais entre Guéroult et Spinoza, il ne se passe rien. Tandis qu’entre Matheron et Spinoza, il se passe quelque chose ». Spinoza, c’est une lecture-événement, et « rien n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet ». [2]

2.

Negri réinterroge le rapport de Spinoza à la tradition matérialiste, sur le problème précis de la liberté. Spinoza fait événement dans l’histoire du matérialisme, qui se remet enfin de l’inoubliable « humiliation » du clinamen infligée par Lucrèce. L’innovation est enfin pensable, non plus comme suspension de la nécessité du monde, mais dans le monde, comme transformation du réel. Pour nous introduire dans cette gigantomachie conceptuelle, Negri choisit la petite porte d’une petite expérience affective : le rire. L’hilaritas est manifestation en acte de l’indistinction, affirmée dès le début [3] de l’Éthique, entre liberté et nécessité. Avant d’être un prestigieux problème philosophique, la conjonction liberté-nécessité s’expérimente, se vit, est saisissable sous la forme de ce que Negri appelle « une voie de subjectivation ».

Negri restitue, enfin, à partir de cette analyse du rire, toute la dimension constituante et productive de la liberté, dans une confrontation inattendue avec Wittgenstein et Joyce. La liberté n’est pas l’acceptation stoïcienne du monde, pas même la simple affirmation de soi, elle est pleinement innovation, création, surplus, excès ontologique. Ni apathie, ni ataraxie, ni expédient du clinamen  : il se passe quelque chose dans le monde.

3.

Le dernier article de ce dossier analyse le rôle des catégories temporelles dans la production d’obéissance et d’asservissement. Nicolas Israël nous montre comment la production de crainte et d’espoir (par l’imagination d’un mal passé ou d’un bien futur promis) est une technique d’asservissement bien plus efficace que l’invocation d’un pacte originel.

On a insisté, à juste titre, sur le caractère aporétique de la réflexion spinozienne sur la multitude [4]. Spinoza est partagé entre une crainte de la plèbe, toujours prête à soutenir les pires tyrans et à massacrer les sages (d’où un certain réalisme machiavélien) et l’affirmation radicale qu’il n’y a pas de souveraineté hors de la multitudo. Décalage désespérant entre une multitude idéalement libre et raisonnable et une foule réellement ignorante et « terrible, quand elle est sans crainte » [5] ? On a pas fini d’explorer cet aspect hautement problématique de la pensée de Spinoza. Mais sans doute peut-on s’accorder sur quelques points.

Le point essentiel nous semble être qu’il n’y a pas d’essence atemporelle de la multitude chez Spinoza. La multitude n’est pas par essence, naturellement, monarchiste ou démocrate, une masse ignorante et dangereuse, un mouvement à contenir, un problème pour les dirigeants, ou un individu raisonnable, capable de rechercher son utile propre, capable de souveraineté. La multitude se comporte comme une foule dans un cadre institutionnel précis. Le superstitieux est produit par l’institution. Si la superstition repose bien sur des affects naturels difficilement évitables, elle est aussi déterminée par des structures sociales qui la fabriquent et l’utilisent pour asseoir ses dispositifs de pouvoir. La vraie question devient dès lors politique : dans quelles institutions les hommes ne sont que plèbe, foule ? « Il n’est pas surprenant non plus que la plèbe ignore la vérité et qu’elle n’ait pas de jugement, puisque les affaires importantes de l’État sont tenues secrètes [...] Vouloir tout cacher aux citoyens, puis escompter qu’ils ne portent point cependant de jugements erronés et ne soupçonnent point le pire, c’est faire preuve d’une inconséquence extrême ! ». [6]

La multitude n’est rien de fixe, de déterminé, c’est une puissance variable : « potentia multitudinis  ». Si sa puissance d’agir et de penser peut diminuer jusqu’à la superstition, la haine, la dernière des barbaries, elle peut aussi augmenter et tendre vers la raison. Il ne faut pas penser des essences fixes mais des processus possibles, toujours inachevés. C’est pourquoi la démocratie spinozienne est davantage un processus essentiellement inachevé de libération, un devenir libre, plutôt qu’une forme de gouvernement idéal. Une tendance du réel, une transformation en acte de soi et des choses. La multitude n’est pas un être, c’est un passage. Dans la multitude, là encore, il se passe quelque chose. De ce point de vue, Spinoza fait encore événement.


[1Dans sa contribution à notre dossier sur le biopouvoir et la biopolitique Multitudes n° 1, Jacques Rancière a très clairement repéré cette méthode, ce dispositif spinozien de pensée, à l’œuvre dans certaines de nos hypothèses sur la biopolitique. Interrogé sur la pertinence de l’usage mouvementiste ou revendicatif du concept foucaldien, Jacques Rancière répond : « Cela revient pour moi à une tentative d’identifier la question de la subjectivation politique à celle des formes de l’individuation, personnelle et collective. Or je ne crois pas que rien se déduise d’une ontologie de l’individuation à une théorisation des sujets politiques » (p. 91).

[3Éthique, I, définition VII : « Est dite libre la chose qui agit par la seule nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir : et nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée ».

[4Voir Étienne Balibar, La crainte des masses, « Spinoza, l’anti-Orwell », Galilée, 1997.

[6Idem.

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