TTP - chap. VI - §§1-2 : Opinions et préjugés du vulgaire concernant la Nature et les miracles.

  • 4 mars 2006


[1] De même que cette science qui dépasse la compréhension de l’homme est appelée divine, les hommes ont accoutumé d’appeler ouvrage divin, c’est-à-dire ouvrage de Dieu, un ouvrage dont la cause est ignorée du vulgaire ; le vulgaire pense en effet que la puissance et la providence de Dieu n’apparaissent jamais plus clairement que lorsqu’il semble arriver dans la Nature quelque chose d’insolite et de contraire à l’opinion qu’il en a en vertu d’habitudes acquises ; surtout si cet événement est pour lui l’occasion d’un gain ou d’un avantage ; et il estime que nulle preuve plus claire ne peut être donnée de l’existence de Dieu qu’une apparente dérogation à l’ordre de la Nature. Pour cette raison, ceux-là lui semblent supprimer Dieu ou au moins la providence de Dieu, qui expliquent les choses et les miracles par des causes naturelles ou s’appliquent à les connaître clairement. Il estime, autrement dit, que Dieu n’agit pas aussi longtemps que la Nature agit suivant l’ordre accoutumé ; et au contraire que la puissance de la Nature et les causes naturelles sont inactives quand Dieu agit. Il imagine donc deux puissances numériquement distinctes l’une de l’autre : la puissance de Dieu et celle des choses naturelles, cette dernière déterminée cependant par Dieu en une certaine manière ou créée par Dieu (comme la plupart aiment mieux croire aujourd’hui). Quant à ce qu’il entend par l’une et l’autre et aussi par Dieu et par Nature, il n’en sait rien, sinon qu’il imagine la puissance de Dieu semblable au pouvoir d’une majesté royale, celle de la Nature semblable à une force déchaînée. Le vulgaire donc appelle miracles ou ouvrages de Dieu les ouvrages insolites de la Nature et, tant par dévotion que par désir de protester contre ceux qui cultivent les sciences de la nature, préfère ignorer les causes naturelles des choses et ne veut entendre parler que de ce qu’il ignore le plus et par suite admire le plus. Cela tient à ce qu’il n’y a pour lui de raison d’adorer Dieu et de tout rapporter à sa puissance et à sa volonté, qu’autant qu’on supprime les causes naturelles et imagine des choses supérieures à l’ordre de la Nature ; et la puissance de Dieu ne lui paraît jamais plus admirable que lorsqu’il se représente la puissance de la Nature comme vaincue par Dieu. Opinion qui semble avoir son origine chez les premiers Juifs : pour convaincre les Gentils de leur temps qui adoraient des Dieux visibles, tels que le Soleil, la Lumière, la Terre, l’Eau, l’Air, etc., et leur montrer que ces Dieux étaient faibles et inconstants, c’est-à-dire changeants et soumis au commandement d’un Dieu invisible, ces Juifs racontaient leurs miracles et s’efforçaient de montrer en outre par là que toute la Nature était dirigée à leur seul profit par le Dieu qu’ils adoraient. Cela plut tellement aux hommes que jusqu’à notre temps ils n’ont pas cessé de forger par l’imagination des miracles pour qu’on les crût plus aimés de Dieu que les autres et qu’on vît en eux la cause finale en vue de laquelle Dieu a créé et dirige continuellement toutes choses. Quelles ne sont pas les prétentions de l’humaine déraison, l’absence de toute idée saine de Dieu et de la nature, dans la confusion qu’elle fait entre les décisions de Dieu et celles des hommes, dans les limites enfin qu’elle assigne fictivement à la Nature dont elle croit l’homme la partie principale !

[2] Mais en voilà assez sur les opinions et les préjugés du vulgaire concernant la Nature et les miracles ; toutefois, pour procéder avec ordre en cette matière, je montrerai :
1° qu’il n’arrive rien qui soit contre la Nature et qu’elle conserve un ordre éternel, fixe et immuable et je ferai voir en même temps ce qu’il faut entendre par un miracle ;
2° que nous ne pouvons par les miracles connaître ni l’essence, ni l’existence, ni conséquemment la providence de Dieu, tandis qu’on les peut connaître beaucoup mieux par l’ordre fixe et immuable de la Nature.
3° Je montrerai aussi, par quelques exemples tirés de l’Écriture, que l’Écriture elle-même, par décrets et volitions de Dieu et conséquemment providence divine, n’entend rien d’autre que l’ordre même de la Nature, conséquence nécessaire de ses lois éternelles.
4° Enfin, je traiterai de la façon dont il faut interpréter les miracles de l’Écriture et de ce qui est à noter principalement dans les récits des miracles. Telles sont les principales thèses rentrant dans le sujet du présent chapitre, et je crois ces considérations de grande importance pour l’objet même de tout l’ouvrage.


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